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« Ce conseil désignera les absents qui seront tenus de rentrer dans le royaume; les personnes désignées seront tenues d'obéir, sous peine, pour les réfractaires, d'être déchus des droits de citoyens français, et de la confiscation de leurs revenus et biens.

<< Telle est la loi qui seule nous semble efficace. Mais avant tout, nous prions l'Assemblée de décider si elle veut une loi sur les émigrations. »

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Elle la voulait évidemment; mais Mirabeau n'en voulait pas, on le savait, et ses rivaux, groupés entre eux et avec Robespierre et les autres membres de l'extrême gauche, au nombre d'une trentaine environ, suivaient avec une jalousie attentive tous ses mouvements.

« Je vais démontrer, » dit-il, « que la barbarie de la loi proposée est la plus haute preuve de l'impraticabilité d'une loi sur l'émigration.

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Le côté droit, ravi de voir sa cause plaidée par son plus redoutable adversaire, éclate en applaudissements; le centre et une partie de la gauche y mêlent les leurs. Les Lameth et leurs amis font entendre de bruyants murmures. «Je demande qu'on m'entende, dit Mirabeau; et il poursuit ses raisonnements contre toute loi qui, restreignant le droit de locomotion, violerait le grand principe de la liberté humaine. Il soutient qu'une pareille loi ne serait jamais exécutée, parce qu'elle est inexécutable. Et quant à celle qui vient d'être présentée, de même qu'il s'était opposé à ce qu'on en fit la lecture, il s'oppose à ce qu'elle soit mise en délibération. « Je déclare que je me croirais délié de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient l'infamie de nommer une commission dictatoriale.... La popularité dont j'ai eu l'honneur de jouir comme un autre, n'est pas un faible roseau; c'est dans la terre que je veux enfoncer ses racines sur l'imperturbable base de la raison et de la liberté.... Si vous faites une loi contre les émigrants, je jure de n'y obéir jamais.

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Entraînée, subjuguée, l'Assemblée reconnaît que le projet de loi doit être repoussé. Mais comment? par l'ordre du jour ou par l'ajournement? L'ordre du jour rassure ceux qui, en émigrant, ont usé d'un droit incontesté jusqu'alors; l'ajournement tient l'épée suspendue sur leurs têtes, et c'est ce que voulait la majorité. Le président pense que l'ajournement doit être d'abord mis aux voix; plusieurs voix réclament la priorité en faveur de l'ordre du jour, que préférait Mirabeau. Mirabeau demande la parole avec insistance, et s'empare de la tribune. « Quel est donc,» s'écrie Goupil, très-honnête homme, mais versatile et souvent fougueux, « quel est donc le titre de la dictature qu'exerce M. Mirabeau dans cette assemblée ? »

Cette vive sortie d'un membre généralement ami de l'ordre encourage les ennemis de Mirabeau, les Lameth et le groupe de l'extrême gauche. Tous ensemble ils interrompent l'orateur. Mirabeau d'un air calme ; « Je prie messieurs les interrupteurs de se rappeler que j'ai toujours combattu la tyrannie, et d'être persuadés que je la combattrai partout et toujours. Je prie aussi M. Goupil de se souvenir qu'il s'est mépris autrefois sur un Catilina dont il repousse aujourd'hui la dictature. Je supplie maintenant l'Assemblée de considérer que la question d'ajournement, simple en apparence, en renferme d'autres, celle-ci, par exemple, qu'elle suppose qu'une loi est à faire... »

A ces mots et du même côté, nouvelle explosion de cris et de murmures; au milieu du bruit on distinguait ces mots : « C'est un traître! » Mirabeau, se tournant vers les interrupteurs, et les foudroyant d'un regard :

<< SILENCE AUX TRENTE VOIX! »

Les trente voix se taisent, et, au milieu d'un profond silence, l'orateur poursuit : « Si vous voulez à toute force l'ajournement, j'y consens, mais à condition que vous décréterez aussi que tant que l'ajournement durera et jusqu'à ce que la question soit décidée, il n'y aura pas d'émeutes.»

Après plusieurs épreuves douteuses, l'ajournement est adopté.

Battus dans l'Assemblée, les ennemis de Mirabeau l'attendaient aux Jacobins, où le soir même, dans une séance qui est restée fameuse, tout le monde s'entretenait des tendances nouvelles que Mirabeau semblait avoir manifestées. Fatigué, haletant encore de la lutte, il parut dans la salle, et eut à soutenir une lutte nouvelle. Alexandre de Lameth, encore furieux de sa défaite : « Nous ne sommes pas trente, monsieur de Mirabeau, comme vous le disiez ce matin, nous sommes cent cinquante députés, que vous ne parviendrez ni à corrompre ni à ministérialiser. » Et il poursuivit longtemps sur ce ton avec une violence extrême. Mirabeau suait à grosses gouttes; il prit la parole après Lameth, et montra dans sa réplique autant d'esprit, autant d'art que le matin il avait montré d'éloquence. Encouragé par les applaudissements, il dit en finissant : « Je resterai avec vous jusqu'à l'OSTRACISME. »

Ce mot si fier fut accueilli par de nouveaux applaudissements, et il sortit de la salle plus triomphant que jamais.

Loin de diminuer, sa popularité s'accrut; il traitait hautement de factieux les Lameth et leurs amis. Par suite, ce parti, qui poussait la révolution aux excès, et que l'on appelait déjà le jacobinisme, perdait beaucoup de son crédit, lorsqu'un événement vint changer la face des choses.

Mirabeau fut tout à coup frappé d'une maladie mortelle, qui ne dura que trois jours: c'était une attaque aiguë de goutte rhumatismale.

Dès qu'il se sentit frappé, il fit venir Cabanis, son médecin et son ami; il ne s'abusa point sur son état, et vit avec intrépidité venir sa dernière heure.

Un concours immense de citoyens assiégeait sa porte; la rue de la Chaussée-d'Antin, où il demeurait, était toujours pleine. Malgré toutes les précautions, les oreilles du

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malade perçurent quelque bruit. Il s'informa. « C'est le peuple, lui dit-on, « qui vient sans cesse demander de vos nouvelles. Il m'a été doux, » dit-il, « de vivre pour le peuple; il me sera glorieux de mourir au milieu de lui. »

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La société des Jacobins envoya une députation s'informer de ses nouvelles. Il fut touché de cette marque d'intérêt; et lorsqu'on lui dit que les deux Lameth avaient refuséd'être de la députation, il répondit avec un sourire : « Je ne les croyais pas si bêtes. »

La France occupait continuellement sa pensée. Il déplorait le sort de sa patrie, livrée aux factions et aux intrigues : J'emporte avec moi le deuil de la monarchie; les factieux s'en partageront les lambeaux. »

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De son lit de mort il régnait encore à l'Assemblée, où un très-beau discours qu'il avait composé contre le droit d'aînesse, alors en vigueur, et pour le partage égal des successions entre les garçons et les filles, fut lu par Talleyrand, et obtint un entier succès.

Pendant sa dernière nuit, causant avec Cabanis, il s'occupait principalement des secrètes intrigues de Pitt. « Si j'eusse vécu, » disait-il, « je crois que je lui aurais donné du chagrin.

Aussitôt que le jour parut, il fit ouvrir ses fenêtres, et dit à Cabanis d'une voix ferme et d'un ton calme : « Mon ami, je mourrai aujourd'hui ; quand on en est là, il ne reste plus qu'une chose à faire : c'est de se parfumer, de se couronner de fleurs, et de s'environner de musique afin d'entrer agréablement dans le sommeil dont on ne se réveille plus.

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Mais il éprouva bientôt des douleurs atroces, et, ne pouvant parler, il supplia par écrit son médecin de lui donner une dose d'opium qui terminât ses souffrances.

Cabanis gardait le silence. Mirabeau, ressaisissant le papier, y écrivit ce seul mot: Dormir!

Tout à coup la parole lui revint. Il décrivit ses souf

frances, et parla pendant dix minutes avec une éloquence si vive et si touchante, que tous les yeux étaient pleins de larmes : « J'ai encore pour un siècle de courage, » dit-il, « je n'ai pas pour un instant de forces. » Une convulsion interrompit son discours; elle fut suivie d'un cri douloureux, et il expira.

C'était le 2 avril 1791; il avait quarante-deux ans.

Ce fut pour Paris et pour la France entière un coup accablant. Tous les partis pleurèrent Mirabeau. Les amis de la liberté voyaient en lui l'homme qui, après l'avoir fondée, était seul capable de la discipliner; ceux de la royauté et ceux de l'ordre comprenaient qu'ils venaient de faire une perte irréparable. Tandis que Desmoulins et Robespierre luimême s'associaient au deuil public, seul Marat fit entendre ce hurlement de joie «< Peuple! réjouis-toi; ton plus grand ennemi n'est plus.

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L'Assemblée nationale voulut lui rendre des honneurs extraordinaires comme son génie. Sur la demande d'un de ses membres, La Rochefoucauld, parlant au nom du département de Paris, elle décrète :

Que le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à recevoir les cendres des grands hommes et portera cette inscription: Aux grands hommes la patrie reconnaissante;

Que Mirabeau est déclaré digne de cet honneur; et qu'en attendant que la nouvelle église soit prète, son corps sera déposé dans le caveau de l'ancienne église, à côté de celui de Descartes;

Et qu'elle assistera tout entière, en corps, aux funérailles.

• Cette cérémonie s'accomplit avec une grande magnificence, au milieu d'une affluence inouïe et des marques universelles de la plus vive douleur. Le corps, porté par les gardes nationaux, fut présenté à Saint-Eustache à huit heures du soir, et amené, à la lueur des torches, à SainteGeneviève, qui reçut le nom de Panthéon.

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