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s'il nie avec assurance ce qui est au-dessus de ses connaissances intuitives, il tombe alors lui-même dans une intempérance d'esprit qui est d'autant plus blâmable que l'intérêt pratique de la raison en souffre un préjudice irréparable.

Telle est l'opposition entre l'épicuiréisme (1) et le platonisme.

L'un et l'autre disent plus qu'il ne savent; de telle sorte cependant que le premier encourage et aide le savoir, quoiqu'au préjudice de la pratique, et que le second, tout en donnant à la pratique des principes excellents, permet par cela même à la raison, en matière de savoir spéculatif pur, de s'attacher à des explications idéales des phénomènes de la nature, et de négliger à ce sujet l'investigation physique.

(1) C'est cependant encore une question de savoir si Épicure a jamais exposé ses principes comme affirmations objectives. Si par hasard ces principes n'étaient autre chose que des maximes de l'usage spéculatif de la raison, il fit en cela preuve d'un esprit plus éminemment phisophique qn'aucun des sages de l'antiquité. Il est très-vrai maintenant encore, quoique l'on se conforme peu à ces principes, que, pour étendre la philosophie spéculative et pour découvrir les principes de la morale sans recourir à rien d'étranger, bien que celui qui, en matière spéculative, veut ignorer ces principes dogmatiques, ne puisse pas pour cela être accusé de les nier, il est très-vrai, dis-je, que pour arriver à ce but scientifique on doit procéder dans l'explication des phénomènes, comme si le champ de la recherche n'avait ni bornes ni commencement dans le monde; que l'on doit prendre l'étoffe du monde comme il est nécessaire qu'elle le soit, si nous voulons la connaître par l'expérience; qu'il n'y a d'autres causes des événements que les lois invariables de la nature; et, enfin, qu'il ne faut recourir à aucune cause différente du monde.

3o Enfin, pour ce qui est du choix provisoire entre ces deux partis opposés, il est surtout remarquable que l'empirisme est contraire à toute popularité, quoique l'on dût croire que le sens commun devrait saisir avidement un dessein qui promet de satisfaire par des connaissances purement expérimentales, et dont la composition est conforme à la raison; au lieu que le dogmatisme transcendant la force à s'élever à des concepts qui surpassent la pénétration et la faculté rationnelle des esprits les plus exercés dans la pensée. Mais c'est cela même qui le détermine à penser autrement; car il se trouve alors dans un état dans lequel le plus savant lui-même ne peut rien prétendre au-dessus de lui. S'il comprend peu ou rien à cela, cependant personne ne pourra se flatter d'y comprendre beaucoup plus ; et quoiqu'il n'en puisse parler aussi savamment que d'autres, il peut néanmoins en raisonner infiniment plus, puisqu'il erre dans la région des idées pures, au sujet desquelles il n'est si discret que par cela même qu'il n'en sait rien; au lieu qu'il serait obligé de se taire net, et d'avouer son ignorance en fait de recherches physiques. Déjà la commodité et la variété de ces principes les recommanderaient donc beaucoup. De plus, quoiqu'il soit très-pénible pour un philosophe d'admettre quelque chose comme principe, sans pouvoir s'en rendre raison, et d'établir ainsi des conceptsdont il ne puisse apercevoir la réalité objective, rien cependant n'est plus habituel au sens com

mun. Il cherche quelque chose d'où il puisse partir avec sécurité; il ne s'inquiète point de la difficulté de comprendre la possibilité d'une telle supposition, parce que cette difficulté ne lui vient jamais dans la pensée (à lui qui ignore ce que c'est que comprendre) et qu'il pense connaître ce qui est pour lui d'un usage habituel. Mais enfin tout intérêt spéculatif s'évanouit pour lui en présence de l'intérêt pratique, et il pense apercevoir et connaître ce que la crainte ou l'espérance le pousse à admettre ou à croire. De là vient que l'empirisme de la raison transcendentale est privé de toute popularité, et que, quelque défavorable qu'il puisse être au premier principe pratique, il n'y a pas à craindre cependant qu'il sorte jamais de l'enceinte des écoles, qu'il obtienne dans le monde quelque autorité, et se concilie la faveur de la multitude.

La raison humaine est architectonique de sa nature, c'est-à-dire qu'elle considère toutes les connaissances comme appartenant à quelque système possible, et ne permet, par conséquent, que des principes qui ne mettent au moins pas une connaissance actuelle dans l'impossibilité de former un système avec d'autres. Mais les propositions de l'antithèse sont d'espèce telle, qu'elles rendent absolument impossible un système de connaissances; car, suivant elles, au-delà d'un état quelconque du monde, il y en a toujours un plus éloigné; dans chaque partie sont toujours d'autres parties divisibles de nouveau; avant un événe

ment quelconque en est un autre qui, à son tour, a été engendré de même d'ailleurs, et, dans l'existence, toutes les choses sont partout conditionnées sans qu'on reconnaisse un inconditionné quelconque et une première existence. Puis donc que l'antithèse n'accorde ni quelque chose de premier ni un commencement qui puisse absolument servir de fondement à l'édifice, un édifice complet de sa connaissance est donc absolument impossible dans une telle supposition. Par conséquent l'intétêt architectonique de la raison (qui exige, non l'unité empirique, mais l'unité rationnelle pure à priori) renferme une recommandation naturelle en faveur des affirmations de la thèse.

Mais si un homme pouvait s'affranchir de tout intérêt, et prendre indifféremment en considération les affirmations de la raison, d'après la seule valeur de leurs principes, quelles qu'en pussent être les conséquences, celui-là serait dans un état de doute perpétuel, supposé qu'il n'y eût pas d'autre moyen pour sortir d'embarras que d'avouer l'une ou l'autre des doctrines opposées. Aujourd'hui il paraîtrait persuadé de la libre volonté de l'homme; demain, s'il considérait l'enchaînement indissoluble de la nature, il prendrait la liberté pour une de ses illusions, et penserait que tout est purement naturel. Mais s'il venait à agir, le jeu de la raison spéculative pure disparaîtrait comme un songe, et il choisirait ses principes d'après l'intérêt pratique. Et, comme il convient qu'un être pen

sant et investigateur donne quelques moments à l'examen de sa propre raison, mais en déposant alors toute partialité, et qu'il communique ses observations aux autres pour obtenir un jugement public, personne ne pourrait donc être blâmé, et moins encore empêché par aucune menace, de produire les thèses et les antithèses opposées, puisqu'elles peuvent se soutenir en présence de jurés de son état propre, savoir, l'état de faiblesse de l'homme.

ANTINOMIES DE LA RAISON PURE.

SECTION IV.

Des questions transcendentales de la raison pure, en tant qu'elles doivent absolument pouvoir être résolues.

Vouloir résoudre tous les problêmes et répondre à toutes les questions, serait d'une suffisance sans pudeur et d'une présomption si extravagante qu'elle ferait sur-le-champ perdre toute confiance. Il y a néanmoins des sciences dont la nature emporte avec elle que toute question qui s'y rencontre doive être répondue absolument en vertu de cela même que l'on sait, parce que la réponse doit être tirée des mêmes sources que la question. Dans ces sciences, il n'est nullement permis de prétexer une ignorance invincible; au contraire, la solution peut en être exigée. Qu'estce qui est juste ou injuste dans les différents cas possibles : c'est ce qu'on doit pouvoir déterminer, suivant la règle, parce qu'il s'agit ici de notre obligation, et

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