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médies, capables de pervertir le cœur et l'esprit ; mais l'abus doit-il conclure contre l'usage? A ce compte, il aurait fallu fermer la bouche aux nobles. et pieux orateurs du dix-septième siècle, parce que les prédicateurs de la Ligue avaient profané la chaire évangélique. Gardons-nous d'accueillir de tels sophismes. Il est triste d'avoir à défendre Molière ; mais pourquoi a-t-on voulu, pourquoi veut-on encore attacher un stigmate d'infamie au front de ce grand poëte? Que peuvent donc nous offrir en retour, et comme compensation, ceux qui s'acharnent à nous faire haïr et mépriser des hommes dont on ne peut pas contester le génie, et que nous avions l'habitude d'admirer en toute sécurité ?

Ne biaisons pas sur Molière, allons résolument au principal nœud de la question, à Tartufe. Ce chefd'œuvre de la scène comique est-il un attentat contre la piété ou un acte loyal de bon sens, de courage, de prudence sociale, accompli avec génie? Tous les moralistes reconnaissent qu'il n'y a pas de vice audessus de l'hypocrisie sur l'échelle de l'immoralité : pourquoi donc, étant digne de tous les châtiments, ne serait-elle pas justiciable du ridicule ? C'est, diton, que l'irréligion peut abuser de ce portrait fidèle pour en détourner les traits contre la dévotion sincère. Mais, de bonne foi, la méprise est-elle possible? et l'objection ne porte-t-elle pas sur tous les types généraux créés par le génie des poëtes, dont on peut faire tous les jours de fausses applications ? Comment supprimer les gens qui ont le goût de l'injure et de l'injustice? La piété, qui contient toutes les vertus

et qui les achève, ne redoute pas le nom de Tartufe : elle gémit plus douloureusement que personne de la perversité que qualifie ce mot vengeur; la bonne foi sait gré au poëte de lui avoir donné le signalement du monstre, pour en éviter les approches et les embûches. Orgon même et madame Pernelle, si la faiblesse n'était pas un vice incurable, n'auraient pas, grâce à Molière, besoin d'autre expérience pour échapper aux piéges de l'Imposteur. Les gens de bien qui ne veulent pas être trompés ne sauraient trop méditer les deux portraits que Molière a burinés, pour n'être pas exposés à confondre avec les vrais dévots

Ces gens qui par une âme à l'intérêt soumise
Font de dévotion métier et marchandise,

Et veulent acheter crédit et dignités

Au prix de faux clins d'yeux et d'élans affectés;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artifices,
Et, pour perdre quelqu'un, couvrent insolemment
Des intérêts du ciel leur fier ressentiment:
D'autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu'ils prennent contre nous des armes qu'on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré 1.

Les hommes véritablement pieux ont une tout autre allure, et Molière a peint leurs mœurs avec une vérité qui prouve à quel point il les estimait, et que réellement il ne voyait au monde «< chose plus

1 Tartufe, acte i, sc. VI.

noble et plus belle que la sainte ferveur d'un véritable zèle: >>

Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre;
On les voit pour tous soins se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement;
Ils attachent leur haine au péché seulement,

Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême
Les intérêts du ciel plus qu'il ne fait lui-même '.

« Voilà mes gens!» peut-on dire avec Molière; et ceux-là n'ont rien à craindre du Tartufe.

Après la religion vient la vertu, que Molière a été accusé de tourner en ridicule. Ici encore la réponse est facile. L'imputation porte sur le Misanthrope et l'accusateur est J.-J. Rousseau; mais si le reproche est grave, la méprise ne l'est pas moins. En effet, Alceste, tout honnête homme qu'il soit, n'est point vertueux, puisque la vertu n'existe pas sans contrainte, sans sacrifice et détachement de soi-même : or, Alceste n'en est pas là. L'erreur de Rousseau vient de ce que, dans son orgueil et sa sauvagerie, il se prenait lui-même pour un type de vertu; de sorte qu'en paraissant défendre Alceste, il plaide sa propre cause. Le fond de la misanthropie est un orgueil tyrannique qui n'exclut pas la probité, mais qui la rend insociable: c'est là seulement ce que Molière attaque par le ridicule. Alceste a le tort de se croire parfait et infaillible, d'exagérer sa propre valeur morale, de ramener tout à soi et de ne voir que faiblesse et perversité dans tout ce qui s'oppose au despotisme

1 Tartufe, acte I, sc. vi.

de sa volonté, ou s'écarte du modèle intérieur dont il prétend faire une règle générale. Philinte n'est pas davantage, dans la pensée de Molière, un modèle de vertu, comme d'autres l'ont prétendu par une erreur opposée, mais un type de sociabilité et de savoir-vivre dans le monde, où les rapports ne sont faciles que par de perpétuelles transactions. L'intention du poëte était de faire voir ce qu'il convient d'accorder aux défauts des hommes si l'on veut vivre avec eux, et si Philinte, pour plus de sûreté, pousse, comme il nous semble, la complaisance un peu loin, il est clair qu'Alceste montre trop de rudesse, et qu'avec un caractère tel que le sien il faut tôt ou tard quitter la partie.

Le comique n'est que la forme du génie de Molière; le bon sens en est la substance: c'est par là qu'il sera toujours cher à l'humanité qu'il amuse de l'image fidèle de ses travers et de ses vices. La bonté est le fond de son caractère, comme le bon sens est la règle de son esprit ; il aime le vrai, c'est-à-dire la mesure, et il essaye d'y ramener ceux qui l'écoutent en leur présentant sous un aspect plaisant ce qui s'en écarte. Qu'on ne croie point, par exemple, que le Bourgeois gentilhomme soit une protestation contre l'anoblissement de la roture, contre la marche ascendante du tiers état, ni contre l'aristocratie ellemême; en traduisant sur la scène un bourgeois ridicule et un marquis dépravé, il signale un double abus l'avilissement des titres dans ceux qui les portent; le ridicule d'y prétendre quand on n'y est pas né. M. Jourdain n'est pas du bois dont on peut

faire les nobles, et le marquis Dorante, pour parler comme Corneille, « est d'une tige illustre une branche pourrie. » Dans cette double exécution, Molière prouve sa haute impartialité : de souche bourgeoise, il n'épargne pas les ridicules de la bourgeoisie; obligé de vivre avec les grands, il ne ménage pas davantage les vices de la cour. Qu'on ne s'imagine pas non plus que Molière prétende, comme le bonhomme Chrysale, réduire le savoir des femmes

A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse1;

seulement il ne veut pas qu'elles poussent l'amour du grec jusqu'à embrasser des pédants, et surtout à leur donner leurs filles en mariage. Il montre sans animosité, mais avec une verve de comique plus vive et plus étincelante que nulle part ailleurs, quels peuvent être les périls de ce travers, de cet engouement de bel esprit qui enlève aux femmes les qualités aimables et solides par où elles sont véritablement femmes. Ni madame de La Fayette, ni madame de Sévigné, si discrètement et si convenablement instruites, ne sont atteintes par les traits qui frappent Philaminte, Armande et Bélise. Les Femmes savantes, n'en déplaise aux Vadius et aux Trissotins, frappés de compagnie, sont une des meilleurs leçons qu'ait pu donner la haute comédie. Le génie de Molière s'y produit dans toute sa force, avec une aisance, une pureté, une touche plus sûre peut-être encore que celle du Misanthrope, et, si on osait le

1 Les Femmes savantes, acte II, sc. vii.

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