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il redit ses nouvelles et son procès. Si vous plaidez vous-même, et que vous alliez le lendemain à la pointe du jour chez l'un de vos juges pour le solliciter, le juge attend, pour vous donner audience, qu'Antagoras soit expédié.

Tels hommes passent une longue vie à se défendre des uns et à nuire aux autres, et ils meurent consumés de vieillesse, après avoir causé autant de maux qu'ils en ont souffert.

Il faut des saisies de terre et des enlèvemens de meubles, des prisons et des supplices, je l'avoue; mais, justice, lois, et besoins à part, ce m'est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent d'autres hommes.

L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible: ils ont comme une voix articulée; et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau, et de racines ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, : de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.

Don Fernand dans sa province est oisif, ignorant, médisant, querelleur, fourbe, intempérant, impertinent; mais il tire l'épée contre ses voisins, et pour un rien il expose sa vie : il a tué des hommes, il sera tué.

Le noble de province, inutile à sa patrie, à sa famille, et à lui-même, souvent sans toit, sans habits, et sans aucun mérite, répète dix fois le jour qu'il est gentilhomme, traite les fourrures et les mortiers de bourgeoisie, occupé toute sa vie de ses parchemins et de ses titres qu'il ne changerait pas contre les masses d'un chancelier.

Il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, des dignités, de la noblesse, de la force, de l'industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l'impuissance, de la roture et de la bassesse. Ces choses, mêlées ensemble en mille manières différentes, compensées l'une par l'autre en divers sujets, forment aussi les divers états et les différentes conditions. Les hommes d'ailleurs, qui tous savent le fort et le faible les uns des autres, agissent aussi réciproquement comme ils croient le devoir faire, connaissent ceux qui leur sont égaux, sentent la supériorité que quelques uns ont sur eux, et celle qu'ils ont sur quelques autres; * Les paysans et les laboureurs.

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et de la naissent entre eux ou la familiarité, ou le respect et la déférence, ou la fierté et le mépris. De cette source vient que dans les endroits publics, et où le monde se rassemble, on se trouve à tous momens entre celui que l'on cherche à aborder ou à saluer, et cet autre que l'on feint de ne pas connaître, et dont l'on veut encore moins se laisser joindre ; que l'on se fait honneur de l'un, et qu'on a honte de l'autre ; qu'il arrive même que celui dont vous vous faites honneur, et que vous voulez retenir, est celui aussi qui est embarrassé de vous, et qui vous quitte; et que le même est souvent celui qui rougit d'autrui, et dont on rougit, qui dédaigne ici, et qui là est dédaigné : il est encore assez ordinaire de mépriser qui nous méprise. Quelle misère ! et puisqu'il est vrai que, dans un si étrange commerce, ce que l'on pense gagner d'un côté on le perd de l'autre reviendrait-il pas au même de renoncer à toute hauteur et à toute fierté, qui convient si peu aux faibles hommes, et de composer ensemble, de se traiter tous avec une mutuelle bonté, qui, avec l'avantage de n'être jamais mortifiés, nous procurerait un si grand bien que celui de ne mortifier personne!

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Bien loin de s'effrayer ou de rougir même du nom de philosophe, il n'y a personne au monde qui ne dût avoir une forte teinture de philosophie *. Elle convient à tout le monde : la pratique en est utile à tous les âges, à tous les sexes, et à toutes les conditions: elle nous console du bonheur d'autrui, des indignes préférences, des mauvais succès, du déclin de nos forces ou de notre beauté : elle nous arme contre la pauvreté, la vieillesse la maladie et la mort, contre les sots et les mauvais railleurs : elle nous fait vivre sans une femme, ou nous fait supporter celle avec qui nous vivons.

Les hommes, en un même jour, ouvrent leur âme à de petites joies, et se laissent dominer par de petits chagrins : rien n'est plus inégal et moins suivi que ce qui se passe en si peu de temps dans leur cœur et dans leur esprit. Le remède à ce mal est de n'estimer les choses du monde précisément que ce qu'elles valent.

Il est aussi difficile de trouver un homme vain qui se croie assez heureux, qu'un homme modeste qui se croie trop mal

heureux.

Le destin du vigneron, du soldat et du tailleur de pierre, m'empêche de m'estimer malheureux par la fortune des princes ou des ministre qui me manque.

Il n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d'avoir quelque chose à se reprocher.

L'auteur attache ici au mot philosophie le sens que lui donnaient les

anciens.

La plupart des hommes, pour arriver à leurs fins, sont plus capables d'un grand effort que d'une longue persévérance. Leur paresse ou leur inconstance leur fait perdre le fruit des meilleurs commencemens. Ils se laissent souvent devancer par d'autres qui sont partis après eux, et qui marchent lentement mais constamment.

J'ose presque assurer que les hommes savent encore mieux prendre des mesures que les suivre, résoudre ce qu'il faut faire et ce qu'il faut dire, que de faire ou de dire ce qu'il faut. On se propose fermement, dans une affaire qu'on négocie, de taire une certaine chose; et ensuite, ou par passion, ou par une intempérance de langue, ou dans la chaleur de l'entretien, c'est la première qui échappe.

Les hommes agissent mollement dans les choses qui sont de leur devoir, pendant qu'ils se font un mérite ou plutôt une vanité de s'empresser pour celles qui leur sont étrangères, et qui ne conviennent ni à leur état ni à leur caractère.

La différence d'un homme qui se revêt d'un caractère étranger à lui-même, quand il rentre dans le sien, est celle d'un masque à un visage.

Télèphe a de l'esprit, mais dix fois moins, de compte fait, qu'il ne présume d'en avoir : il est donc, dans ce qu'il dit, dans ce qu'il fait, dans ce qu'il médite et ce qu'il projette, dix fois au-delà de ce qu'il a d'esprit ; il n'est donc jamais dans ce qu'il a de force et d'étendue : ce raisonnement est juste. Il a comme une barrière qui le ferme, et qui devrait l'avertir de s'arrêter en deçà; mais il passe outre, il se jette hors de sa sphère, il trouve lui-même son endroit faible, et se montre par cet endroit : il parle de ce qu'il ne sait point, ou de ce qu'il sait mal : il entreprend au-dessus de son pouvoir, il désire au-delà de sa portée : il s'égale à ce qu'il y a de meilleur en tout genre : il a du bon et du louable, qu'il offusque par l'affectation du grand ou du merveilleux. On voit clairement ce qu'il n'est pas, et il faut deviner ce qu'il est en effet. C'est un homme qui ne se mesure point, qui ne se connaît point : son caractère est de ne savoir pas se renfermner dans celui qui lui est propre, et qui est le sien.

L'homme du meilleur esprit est inégal, il souffre des accroissemens et des diminutions; il entre en verve, mais il en sort: alors, s'il est sage, il parle peu, il n'écrit point, il ne cherche point à imaginer ni à plaire. Chante-t-on avec un rhume? Ne faut-il pas attendre que la voix revienne?

Le sot est automate, il est machine, il est ressort; le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité : il est uniforme,

il ne

se dément point; qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instans et dans toutes les périodes de sa vie : c'est tout au plus le bœuf qui meugle, ou le merle qui siffle : il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce : ce qui paraît le moins en lui, c'est son âme, elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose.

Le sot ne meurt point; ou si cela lui arrive, selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que, dans ce moment où les autres meurent il commence à vivre. Son âme alors pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle ne faisait point: elle se trouve dégagée d'une masse de chair où elle était comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle je dirais presque qu'elle rougit de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si long-temps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide : elle va d'égal avec les grandes âmes, avec celles qui font les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'âme d'Alain ne se démêle plus d'avec celles du grand Condé, de Richelieu, de Pascal, et de Lingendes.

La fausse délicatesse dans les actions libres, dans les mœurs ou dans la conduite, n'est pas ainsi nommée parce qu'elle est feinte, mais parce qu'en effet elle s'exerce sur des choses et en des occasions qui n'en inéritent point. La fausse délicatesse de goût et de complexion n'est telle au contraire que parce qu'elle est feinte ou affectée : c'est Emilie qui crie de toute sa force sur un petit péril qui ne lui fait pas de peur : c'est une autre qui par mignardise pâlit à la vue d'une souris, ou qui veut aimer les violettes, et s'évanouir aux tubéreuses.

Qui oserait se promettre de contenter les hommes ? Un prince, quelque bon et quelque puissant qu'il fût, voudrait-il l'entreprendre? Qu'il l'essaie; qu'il se fasse lui-même une affaire de leurs plaisirs qu'il ouvre son palais (21) à ses courtisans, qu'il les admette jusque dans son domestique; que, dans des lieux dont la vue seule est un spectacle, il leur fasse voir d'autres spectacles; qu'il leur donne le choix des jeux, des concerts et de tous les rafraîchissemens; qu'il y ajoute une chère splendide et une entière liberté; qu'il entre avec eux en société des mêmes amusemens; que le grand homme devienne aimable, et que le héros soit humain et familier; il n'aura pas assez fait. Les hommes s'ennuient enfin des mêmes choses qui les ont charmés dans leurs commencemens : ils déserteraient la table des dieux; et le nectar, avec le temps, leur devient insipide. Ils n'hésitent pas de critides choses qui sont parfaites; il y entre de la vanité et une

quer

mauvaise délicatesse leur goût, si on les en croit, est encore au-delà de toute l'affectation qu'on aurait à les satisfaire, et d'une dépense toute royale que l'on ferait pour y réussir : il s'y mêle de la malignité, qui va jusques à vouloir affaiblir dans les autres la joie qu'ils auraient de les rendre contens. Ces mêmes gens, pour l'ordinaire si flatteurs et si complaisans, peuvent se démentir quelquefois on ne les reconnaît plus, et l'on voit l'homme jusque dans le courtisan.

L'affectation dans le geste, dans le parler et dans les manières, est souvent une suite de l'oisiveté ou de l'indifférence; et il semble qu'un grand attachement ou de sérieuses affaires jettent l'homme dans son naturel.

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Les hommes n'ont point de caractère ; ou s'ils en ont, c'est celui de n'en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnaissables. Ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes, à persévérer dans la règle ou dans le désordre; et s'ils se délassent quelquefois d'une vertu par une autre vertu, ils se dégoûtent plus souvent d'un vice par un autre vice: ils ont des passions contraires et des faibles qui se contredisent. Il leur coûte moins de joindre les extrémités, que d'avoir une conduite dont une partie naisse de l'autre : ennemis de la modération, ils outrent toutes choses, les bonnes et les mauvaises, dont ne pouvant ensuite supporter l'excès, ils l'adoucissent par le changement. Adraste était si corrompu et si libertin, qu'il lui a été moins difficile de suivre la mode et se faire dévot: il lui eût coûté davantage d'être homme de bien.

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D'où vient que les mêmes hommes qui ont un flegme tout prêt pour recevoir indifféremment les plus grands désastres s'échappent, et ont une bile intarissable sur les plus petits inconvéniens? Ce n'est pas sagesse en eux qu'une telle conduite car la vertu est égale et ne se dément point : c'est donc un vice; et quel autre que la vanité, qui ne se réveille et ne se recherche que dans les événemens où il y a de quoi faire parler le monde, et beaucoup à gagner pour elle, mais qui se néglige sur tout le reste? L'on se repent rarement de parler peu, très-souvent de trop parler maxime usée et triviale que tout le monde sait, et que tout le monde ne pratique pas.

C'est se venger contre soi-même, et donner un trop grand avantage à ses ennemis, que de leur imputer des choses qui ne sont pas vraies, et de mentir pour les décrier.

Si l'homme savait rougir de soi, quels crimes non-seulement cachés, mais publics et connus, ne s'épargnerait-il pas ?

Si certains hommes ne vont pas dans le bien jusqu'où ils pourraient aller, c'est par le vice de leur première instruction.

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