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et de vérité toutes les variétés de la physionomie humaine. Le vrai génie comique que Molière seul peutêtre a possédé dans la perfection, c'est-à-dire le don de réaliser dans des types individuels les traits généraux de la nature humaine, est essentiellement impersonnel il se détache de ce moi tyrannique, si difficile à soumettre, pour vivre de la vie d'autrui et pour la reproduire. L'éternel attrait des pièces de Molière, c'est que l'auteur ne s'y montre pas, c'est que nous ne voyons que ses personnages, et dans ses personnages l'humanité tout entière. Cette image fidèle qui ne copie point ce qu'elle représente, cette satire générale sans fiel et sans aigreur, comme Boileau l'a si bien remarqué, nous instruit sans nous blesser, parce que si nous venons, par bonne foi accidentelle, à nous y reconnaître, nous pouvons profiter tacitement de la leçon sans avoir été pris à partie et humiliés. La satire directe met en jeu l'amour-propre qui regimbe, qui s'irrite et qui récrimine: la comédie le ménage, elle dit le mot de tout le monde sans le dire à personne expressément, et c'est ainsi qu'elle devient tout ensemble un plaisir innocent et un enseignement profitable.

Nous laisserons Molière disserter lui-même sur les difficultés et la moralité de l'art où il a excellé. Lorsque les maîtres ont parlé, il est bon d'écouter. C'est sans doute sa propre opinion qu'il exprime, lorsqu'il met dans la bouche de Dorante ce parallèle de la tragédie et de la comédie: « Je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins et dire des injures

aux dieux, que d'entrer comme il faut dans les ridicules des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez; ce sont des portraits à plaisir, où l'on ne cherche point de ressemblance, et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essor et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez des hommes, il faut peindre d'après nature on veut que ces portraits ressemblent; et vous n'avez rien fait, si vous n'y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n'être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites; mais ce n'est pas assez dans les autres : il y faut plaisanter; et c'es une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens1. » Molière a réussi dans cette étrange entreprise il fait excellemment rire les honnêtes gens et il ne s'inquiète pas si les autres font la grimace. Il ne montre pas un sens moins droit ni moins délicat lorsque, parlant en son propre nom, il combat les scrupuleux qui proscrivent absolument la comédie. Voici ce qu'il dit : « Je sais qu'il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie ; qui

disent

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que les plus honnêtes sont les plus dangereuses; que les passions que l'on y dépeint sont d'autant plus touchantes qu'elles sont pleines de vertu, et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations. Je ne sais pas quel grand crime c'est de s'at

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tendrir à la vue d'une passion honnête; et c'est un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu'une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine, et je ne sais pas s'il n'est pas mieux de travailler à rectifier et à adoucir les passions des hommes que de vouloir les retrancher entièrement. J'avoue qu'il y a des lieux qu'il vaut mieux fréquenter que le théâtre; et si l'on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve pas mauvais qu'elle soit condamnée avec le reste; mais supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens que l'on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie 1. » Avant de se prononcer ainsi, Molière a eu soin d'établir qu'il y a comédie et comédie, et de faire observer que « ce serait une injustice épouvantable que de vouloir condamner Olympe, qui est femme de bien, parce qu'il y a une Olympe qui a été une débauchée 2. » C'est dans ces termes et sur ce terrain que nous abordons sans crainte la critique morale du théâtre de Molière.

Jamais vocation ne fut plus décidée, plus irrésistible que celle qui entraîna Molière vers la comédie : en vain son père voulut-il le retenir dans sa boutique de tapissier, il fallut le mener au collége; en vain le

1 Préface du Tartufe.

2 Ibid.

collége le conduisit-il au barreau, on ne put l'y retenir le théâtre qu'il avait entrevu le détournait de toute autre carrière. On raconte que son premier pédagogue étant venu le sermonner pour rompre son dessein, il fit si bien qu'il l'enrôla lui-même pour jouer les pères nobles dans la troupe improvisée de ses acteurs nomades. Là encore il eut à combattre pour rester fidèle à sa vocation, car le prince de Conti, qui avait été son condisciple, à Paris, chez les jésuites du collège de Clermont, tenta sa vanité en lui offrant une charge de cour. Mais ni l'amitié d'un prince ni l'ambition ne purent le détacher du théâtre. Ainsi Molière était marqué de ce signe du génie, l'entraînement dans une voie déterminée. Toutefois, le goût dramatique s'était développé en lui avant l'instinct du moraliste : comme auteur, il tâtonna longtemps avant de trouver un terrain digne de lui; il improvisa pour divertir la foule quelques pièces bouffonnes à la manière des Italiens, qu'il imitait encore dans l'Étourdi et dans le Dépit amoureux. Mais dès ce second essai de grande comédie il avait révélé, par plusieurs scènes, son habileté à peindre les mœurs et la passion. Lié dès lors et comme enlacé à la vie de théâtre par ses goûts d'acteur, par ses succès d'auteur, et aussi, il faut bien l'avouer, par ses faiblesses d'homme, il comprit enfin que la tâche unique d'amuser ses contemporains était un rôle vulgaire, que la scène où il était monté devait être élevée et épurée, et qu'elle pouvait devenir une école pour réformer les travers de l'esprit et les vices du cœur, ou, tout au moins, pour les déconcerter par le ridicule.

le

Ce nouveau dessein de moraliste réformateur déjà sensible dans les Précieuses ridicules, qui sont l'école des salons, se montre plus clairement encore dans la fable et dans le titre même des deux pièces qu'il composa ensuite et coup sur coup: l'École des maris et l'École des femmes. Sganarelle même, qui les précéda, n'est au fond que l'école des jaloux. Toutes les fois qu'il n'est pas obligé de divertir la cour par ordre, ou le peuple par nécessité, il moralise pour siècle, il donne des leçons, il tient école. Le Misanthrope, le Tartufe, le Bourgeois gentilhomme et les Femmes savantes ne sont que des chapitres, et les plus importants, de ce cours de morale dramatique à l'usage des gens du monde. Faut-il, après cela, le défendre d'avoir eu, en traitant le sujet mythologique d'Amphitryon, d'autre intention que d'égayer la cour et la ville, et de rivaliser avec Plaute, qu'il a vaincu ? Si, comme on a osé le dire, ce vieux fabliau des Grecs avait été renouvelé au profit des déportements de Louis XIV et à son instigation, il n'y aurait d'égal à l'impudence du roi que la bassesse du poëte. Grâce à Dieu, nous n'avons pas à déplorer ce double avilissement.

Les détracteurs de Molière, qu'ils le sachent ou qu'ils l'ignorent, nient l'utilité de la comédie; ils la proscrivent absolument. Ceux qui réclament, au nom de l'art et de l'humanité, contre un pareil sacrifice ne peuvent pas non plus accepter l'anathème lancé contre eux par le zèle indiscret du janséniste Nicole; ils ne s'arrêtent pas même devant l'imposante autorité de Bossuet. Sans doute on a fait de détestables co

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