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Quel avantage ils ont que n'ait pas un autre homme.
Diogène là-bas (1) est aussi riche qu'eux,

Et l'avare ici-haut comme lui vit en gueux (2).
L'homme au trésor caché, qu'Ésope nous propose,
Servira d'exemple à la chose.

Ce malheureux attendait

Pour jouir de son bien une seconde vie;
Ne possédait pas l'or, mais l'or le possédait (").
Il avait dans la terre une somme enfouie,
Son cœur avec, n'ayant autre déduit (")

Que d'y ruminer jour et nuit,

Et rendre sa chevance (5) à lui-même sacrée.

Qu'il allât ou qu'il vînt, qu'il bût ou qu'il mangeât,
On l'eût pris de bien court, à moins qu'il ne songeât
A l'endroit où gisait cette somme enterrée.
Il y fit tant de tours qu'un fossoyeur le vit,
Se douta du dépôt, l'enleva sans rien dire.
Notre avare un beau jour ne trouva que le nid.
Voilà mon homme aux pleurs : il gémit, il soupire,
Il se tourmente, il se déchire.

Un passant lui demande à quel sujet ses cris.

C'est mon trésor que l'on m'a pris.

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Votre trésor! où pris? - Tout joignant cette pierre.
Eh! sommes-nous en temps de guerre

Pour l'apporter si loin? N'eussiez-vous pas mieux fait

(1) Là-bas, c'est-à-dire sous terre; car Diogène avait une habitation souterraine. Ici-haut, c'est-à-dire au-dessus de l'habitation du philosophe, par conséquent sur la terre.

(2) Et congesto pauper in auro est.

SÉNÈQUE le Tragique.

Magnas inter opes inops.

HORACE.

(3) Traduction de ce mot de Bion: Non hic substantiam possidet, sed at

cá possidetur.

(4) Autre plaisir

(5) Son bien.

De le laisser chez vous en votre cabinet,

Que de le changer de demeure?

Vous auriez pu sans peine y puiser à toute heure.
A toute heure, bons dieux! ne tient-il qu'à cela?
L'argent vient-il comme il s'en va?

Je n'y touchais jamais. Dites-moi donc, de grâce,
Reprit l'autre, pourquoi vous vous affligez tant?
Puisque vous ne touchiez jamais à cet argent,
Mettez une pierre à la place;
Elle vous vaudra tout autant.

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Un cerf, s'étant sauvé dans une étable à bœufs,
Fut d'abord averti par eux

Qu'il cherchât un meilleur asile.

Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas :
Je vous enseignerai les pâtis les plus gras;
Ce service vous peut quelque jour être utile,
Et vous n'en aurez point regret.

Les bœufs, à toutes fins, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage,
Comme l'on faisait tous les jours:

L'on va, l'on vient, les valets font cent tours,
L'intendant même; et pas un d'aventure
N'aperçut ni cor, ni ramure,

Ni cerf enfin. L'habitant des forêts

Rend déjà grâce aux bœufs, attend dans cette étable
Que, chacun retournant au travail de Cérès,

Il trouve pour sortir un moment favorable.
L'un des bœufs ruminant lui dit : Cela va bien;

(1) Phædr., II, 8, Cervus et Boves.

Mais quoi! l'homme aux cent yeux n'a pas fait sa revue :

Je crains fort pour toi sa venue;

Jusque-là, pauvre cerf, ne te vante de rien.

Là-dessus le maître entre et vient faire sa ronde.

Qu'est ceci ? dit-il à son monde;

Je trouve bien peu d'herbe en tous ces râteliers.
Cette litière est vieille; allez vite aux greniers.
Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d'ôter toutes ces araignées?
Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers?
En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu'il voyait d'ordinaire en ce lieu.
Le cerf est reconnu : chacun prend un épieu;
Chacun donne un coup à la bête.

Ses larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On l'emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont maint voisin s'éjouit d'être.

Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment:

Il n'est, pour voir, que l'œil du maître.
Quant à moi, j'y mettrais encor l'œil de l'amant.

XXII.-L'Alouette et ses Petits, avec le Maître d'un champ (1).

Ne t'attends qu'à toi seul; c'est un commun proverbe (2). Voici comme Ésope le mit

En crédit:

Les alouettes font leur nid

(1) Esop. apud Aul. Gell., Noct. Attic., liv. II, c. xxix, t. I, p. 246, édit. Lipsiæ, 1762, in-8°. — Avenius, 21, Rusticus et Aves; Faern., 4, 19, Cas

itu.

(2) Ne quid expectes amicos quod tu per te agere possis.

(ENNIUS.)

N'attends d'autruy ce que tu peux.

(BAÏF.)

Dans les blés quand ils sont en herbe,
C'est-à-dire environ le temps

Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l'onde,

Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières

Avait laissé passer la moitié d'un printemps.
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
A toute force enfin elle se résolut

D'imiter la nature, et d'être mère encore.
Elle bâtit un nid, pond, couve, et fait éclore
A la hâte le tout alla du mieux qu'il put.
Les blés d'alentour mûrs avant que la nitée (1)
Se trouvât assez forte encor

Pour voler et prendre l'essor,

De mille soins divers l'alouette agitée
S'en va chercher pâture, avertit ses enfants
D'être toujours au guet et faire sentinelle.
Si le possesseur de ces champs

Vient avecque son fils, comme il viendra, dit-elle,
Écoutez bien: selon ce qu'il dira,

Chacun de nous décampera.

Sitôt que l'alouette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
Ces blés sont mûrs, dit-il : allez chez nos amis
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nuus vienne aider demain dès la pointe du jour.
Notre alouette de retour

Trouve en alarme sa couvée.

L'un commence: Il a dit que, l'aurore levée,
L'on fit venir demain ses amis pour l'aider.
S'il n'a dit que cela, repartit l'alouette,

Rien ne nous presse encor de changer de retraite ;
Mais c'est demain qu'il faut tout de bon écouter.

(1) La nichée. Le mot nitée est en usage dans quelques provinces.

Cependant, soyez gais; voilà de quoi manger.
Eux repus, tout s'endort, les petits et la mère.
L'aube du jour arrive, et d'amis point du tout.
L'alouette à l'essor (1), le maître s'en vient faire
Sa ronde ainsi qu'à l'ordinaire.

Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose (2)
Sur de tels paresseux, à servir ainsi lents.
Mon fils, allez chez nos parents

Les prier de la même chose.

L'épouvante est au nid plus forte que jamais.
- Il a dit ses parents, mère ! c'est à cette heure...
- Non, mes enfants; dormez en paix:

Ne bougeons de notre demeure.

L'alouette eut raison; car personne ne vint.
Pour la troisième fois, le maître se souvint
De visiter ses blés. Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d'autres gens que nous :
Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu'il faut faire? Il faut qu'avec notre famille
Nous prenions dès demain chacun une faucille:
C'est là notre plus court; et nous achèverons
Notre moisson quand nous pourrons.

Dès lors que ce dessein fut su de l'alouette:
C'est ce coup qu'il est bon de partir, mes enfants!
Et les petits, en même temps,

Voletants, se culebutants (3),

Délogèrent tous sans trompette.

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(1) C'est-à-dire, l'alouette étant partie de son nid, ayant pris sa volée.

(2) C'est-à-dire, il a tort aussi celui qui se repose, etc.

(3) Culebutants pour culbutants. Dans la troisième édition de 1678, in-12, l'imprimeur mit culbutants, selon la vraie orthographe; mais La Fontaine corrigea ce mot dans l'errata, et remit culebutants afin de donner à son vers le nombre de syllabes nécessaire.

(WALCK.)

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