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mélodie abfolument fortuite & indépendante de la pensée; & il y a peut-être bien de la prévention à regretter ce que nous ne concevons pas.

Si les langues modernes n'ont point d'accent élémentaire & profodique, elles ont leur accent expreffif, leur modulation naturelle : par exemple, chaque langue interroge, admire, fe plaint, menace, commande, fupplie, avec des intonations, des inflexions qui lui font propres. Une langue qui dans ce fens-là n'auroit point d'accent, feroit monotone, froide, inanimée, & plus l'accent est varié, senfible, mélodieux dans une langue, plus elle eft favorable à l'Éloquence & à la Poéfie.

L'accent françois eft peu marqué dans le langage familier; il l'eft plus dans le débit oratoire, plus encore dans la déclamation poétique, & de plus en plus, felon le degré de chaleur & de véhémence du ftyle; de maniere que dans le pathétique de la Tragédie, & dans l'enthousiasme de l'Ode, il eft au plus haut point où le génie de la langue lui permette de s'élever. Mais c'eft toujours l'ame elle-même qui imprime ce caractere à l'expreffion de fes mouvemens. Delà vient, par exemple, que notre Poéfie affez vive dans le Drame, eft un peu froide dans l'Èpopée. Elle

a une mélodie pour les fentimens, elle n'en a point pour les images; & fi mon obfervation eft jufte, c'est une nouvelle raison pour nous de rendre l'Épopée auffi dramatique qu'il eft poffible.

L'harmonie du ftyle dans notre langue ne dépend donc pas, comme dans les langues anciennes, du mélange des fons aigus & des fons graves, mais bien du mélange des fons plus lents ou plus rapides, liés & foutenus par des articulations faciles & diftinctes, qui marquent le nombre fans dureté.

Commençons par avoir une idée nette & précise du rithme, du nombre & du metre.

Le rithme des Anciens étoit dans la langue, ce que dans la Mufique on appelle mesure. Ifaac Voffius le définit le fyfteme ou la collection des pieds, & ces pieds font ce qu'on appelloit nombres. Le nombre avoit plufieurs temps, & la fyllabe un temps ou deux, felon qu'elle étoit breve ou longue. On eft convenu de donner à la breve ce caractere, & à la longue celui-ci —~. Ces élémens profodiques fe combinoient diverfement, & ces combinaisons faifoient tel ou tel nombre ; en forte que les nombres fe varioient fans altérer la mesure: la valeur des notes étoit inégale, la fomme des temps ne l'étoit pas, &

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chacun des pieds ou nombres du vers étoit l'équi valent des autres.

Le metre étoit une fuite de certains nombres déterminés: il réduifoit & limitoit le rithme, & diftinguoit les efpeces de vers.

La mefure à trois temps n'a que trois combinaifons & ne produit que trois pieds ou nombres; le tribracheo; le chorée

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; & l'iambe ---. La mefure à quatre temps fe combine de cinq manieres, en dactyle, --- ; fpon--- ; anapéfte,

dée, che,

ou; --o ; amphibra

; & dipyrriche, oooo.

Les Anciens avoient bien d'autres nombres dont il feroit fuperflu de parler ici. Or ces nombres employés dans la profe lui donnoient une marche grave ou légere, lente ou rapide, au gré de l'oreille; & fans avoir comme les vers, un metre précis & régulier, elle avoit des mouvemens analogues à ceux de l'ame (a).

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(a) Spondeus inceffum habet tardum & magnificum: itaque rebus gravibus & maximè facris adhibetur.

Iambus inceffum percutionem habet infignem & virilem: non acer tantum & bellicus, fed & mordax & iracundus.

Trocheus (vel choreus) debilem muliebrem imitatur motum, vehemens in initio, fed citò deficiens : qua

"

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« La profe (dit Cicéron) n'admet aucun » battement de mefure, comme fait la Mufique; » mais toute fon action eft réglée par le juge»ment de l'oreille qui allonge ou abrége » les périodes ; " ( il pouvoit dire encore : qui les retarde ou les precipite) « felon qu'elle " y eft déterminée par le fentiment du plaifir: "c'eft là ce qu'on appelle nombre. » Or le même nombre tantôt fatisfait pleinement l'oreille, tantôt lui laisse defirer un nombre plus ou moins rapide, plus ou moins foutenu : Cicéron luimême en donne des exemples; & cette diverfité dans les fentimens, dont l'oreille eft affectée a

propter lenibus & amatoriis affectibus exprimendis eft aptus.

Tribrachys, vilis, humilis, è quo generofum nil confici possit. Anapestus imprimis decorus eft maximeque virilis. Aptus eft hic permovendis affectibus.

Dactylus concinnus, pulcher jucundus..... Magnam fanè in concentu pes ifte præ fe fert hilaritatem. .... Nec tamen eft remissus aut effeminatus quemadmodum trocheus, qui ftatim frangitur & deficit. Hic quippe bis refilit, & magis æquales habet numeros, cum totidem in elatione ac pofitione poffideat tempora.

Amphibrachius. Fractum & effeminatum incessum huic tribuit Dionif. Halic. Muficis tamen antiquis aliter vifum. Ifaac Voffius.

le plus fouvent pour principe l'analogie des nombres avec les mouvemens de l'ame, & le rapport des fons avec les images qu'ils rappellent à l'efprit.

Il y a donc ici deux fortes de plaifir, comme dans la Mufique. L'un, s'il eft permis de le dire, n'affecte que l'oreille; c'eft celui qu'on éprouve à la lecture des vers d'Homere & de Virgile, même fans entendre leur langue: il faut avouer que ce plaifir eft foible. L'autre est celui de l'expreffion; il intéreffe l'imagination & le fentiment, & il eft fouvent très - fenfible.

Cicéron divife le difcours en périodes & en incifes; il borne la période à vingt-quatre mefures, & l'incise à deux ou trois. D'abord, fans avoir égard à la valeur des fyllabes, il attribue la lenteur aux incifes & la rapidité aux périodes; & en effet, plus les repos abfolus font fréquents, plus le style femble devoir être lent dans fa marche. Mais bientôt il confidere la valeur des fyllabes dont la mefure eft compofée, comme faifant l'effence du nombre, & avec raifon; car fi les repos plus ou moins fréquents, donnent au ftyle plus ou moins de lenteur ou de rapidité, la valeur des fons qu'on y emploie ne contribue pas moins à le précipiter ou à le ralentir; & il eft évident qu'un même nombre

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