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vers qui nous sont restés de son travail d'un demi-siècle, et qui furent faits en grande partie sur commande, «< par petits morceaux, un vers d'un côté, un vers de l'autre 1», nous présentent au moins la mise en œuvre méthodique, laborieuse, des idées, des souvenirs et des lectures de la première génération du XVIIe siècle. C'est un moyen de comprendre cette époque et ses sources d'inspiration que de rechercher quel milieu et quelles œuvres ont agi sur celui qui, dit-on, a soustrait la poésie française aux impressions changeantes et aux sentiments du poète, et, croyaiton, à l'imitation pédantesque. Avant d'étudier tout ce que Malherbe doit à l'antiquité et à la renaissance, nous examinerons d'abord quel était l'esprit de son pays natal et du monde où il vécut il faut voir le sol avant la plante, et savoir quelle sève coulait dans le tronc où furent entées les palmes antiques et les fleurs d'oranger.

I VIGNEUL-MARVILLE, cité dans MALHERBE, éd. Lalanne, t. I, p. XLVIII-XLIX. Cette façon de travailler explique tous ces « fragments » que comprend l'œuvre poétique de Malherbe : ce sont là de « petits morceaux » qui n'ont pas trouvé place dans les odes. V. aussi A. ALBALAT, Le travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains (1903), p. 170

et sq.

CHAPITRE PREMIER.

La Normandie '.

Depuis que les divers dialectes ont cédé à celui de l'Ile-de-France leur rôle littéraire, la centralisation de la littérature, comme de la société, n'a pas cessé de s'accentuer Paris est devenu la France, pensant pour elle et parlant en son nom. Cela n'a pas empêché les provinces de garder dans une certaine mesure leurs caractères distinctifs, non seulement dans l'ordre économique où l'on aime aujourd'hui à rechercher les souvenirs des nationalités provinciales mais aussi dans le domaine de la pensée. A travers la littérature on peut suivre certaines tendances, certains états d'esprit qui ont trouvé, dans tel ou tel coin de France, leur patrie d'élection. Il y a un esprit parisien qui pétille déjà dans

Ce chapitre a déjà été, en grande partie, publié dans la Zeitschrift für französische Sprache und Litteratur, t. XXVI. Je ne puis évidemment déterminer ici de façon complète et définitive le type social littéraire de la région normande (ce qui serait sans doute prématuré); j'entends seulement montrer que Malherbe est bien de sa province comme de son pays, comme de son temps. Il est vrai que les traits « normands » sont aussi bien des traits humains, et des traits collectifs de classe et de condition »>, comme me l'a fait remarquer M. Lanson (Revue universitaire, 15 février 1904); beaucoup sont même des traits de l'esprit français, dont les qualités d'ordre, de précision, de clarté sont à la fois normandes et françaises, comme l'a dit Gaston Paris (La littérature normande avant l'annexion, 1896, discours prononcé à la Société des Antiquaires de Normandie). Il m'a semblé toutefois que les caractères étudiés dans ce chapitre étaient plus fréquents en Normandie qu'ailleurs : ils sont généralement donnés comme tels par ceux qui ont parlé des Normands.

certaines « gaberies » du moyen âge, et qui grandit de Villon à Molière, de Boileau à Voltaire. Il y a un mysticisme breton qui s'emmêle dans la trame du roman arthurien, et dont il flotte encore des survivances dans l'imagination de Chateaubriand, ou dans la religiosité inquiète de Lamennais ou le sens idéaliste de Renan. Il y a une fougue méridionale qui s'épanche en plusieurs générations de rhéteurs et de tribuns. Et de tous ces éléments qu'un mouvement incessant amène vers le centre moral du pays, la France littéraire comme la France politique - s'assimile à chaque époque ceux qui répondent le mieux aux conditions organiques de son développement et aux besoins du moment. L'esprit normand se trouva être, une fois, l'esprit du temps, et c'est alors que parut Malherbe '.

1 M. LANSON (Hist. de la litt. fr.) a très bien dit de Malherbe: « S'affranchissant des doctrines aristocratiques et pédantesques de la Pléiade, ce gentilhomme normand, qui avait le sens pratique d'un bourgeois, trouvait la conciliation du rationalisme et de l'art >>. V. aussi BRUNETIÈRE, L'évolution des genres. 2e éd., p. 58.

L'esprit normand a souvent été défini en France depuis MICHELLT (Histoire de France, t. II) jusqu'à TAINE (Hist. de la litt. angl., t. I), M. Chéruel et surtout GASTON PARIS, La litt. normande avant l'annexion (1896), et auɛsi L'esprit normand en Angleterre (Poésie du moyen âge); en Allemagne, depuis Schlegel jusqu'à M. Hermann Suchier, le savant fondateur de la Bibliotheca normannica. Je me suis appliqué ici à laisser parler les Normands eux-inêmes, et j'ai surtout tenu compte de ceux qui ont assez longtemps vécu avec leurs compatriotes pour prendre un pli décisif. Je n'ai pas allégué, par exemple, le poète sur commande Benserade, ni l'impassible Mérimée, qui appartiennent à des familles normandes, mais sont nés et ont toujours vécu à Paris. — Déjà Michelet et Sainte-Beuve et, plus récemment, M. Basso: (peut-être avec excès), Gaston Paris (1. 1.), M. ARNOULD (Malherbe et son œuvre, dans la Quinzaine, 16 oct. 1902, p. 438)

Peu après la publication de Salammbô, Flaubert voyageait avec un industriel de ses concitoyens, qui lui demanda comment Carthage avait pu disparaître si complètement de l'histoire du monde. « C'est que, répondit l'auteur, à Carthage tout le monde faisait de la rouennerie. » En Normandie, presque tout le monde fait de la rouennerie, ou de la culture rationnelle, et tous tâchent de faire de bonnes affaires. Quelques-uns pourtant s'y adonnent aux sciences et aux lettres. Aux sciences, passe encore calculateurs, méthodiques, ils peuvent faire d'éminents mathématiciens Laplace est de leur pays ou de lucides vulgarisateurs comme Fontenelle, que n'étouffa jamais le sentiment; on s'explique parmi eux Casimir Delavigne célébrant la découverte de la vaccine, et peut-être comprendrait-on de leur part ce

et d'autres, ont vu en Malherbe le Normand; M. Morillot a écrit, à propos de Duperron : « Il n'y en a décidément plus que pour les Normands, dans la poésie française, pendant près d'un siècle »> (Petit de Julleville, III, 252), et M. GRENTE (Jean Bertaut, Paris 1903, p. IX sqq) a rappelé la série des écrivains normands, que HIPPEAU avait essayé de grouper dans Les Écrivains normands au XVIIe siècle (Caen, 1858). Cf. Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres,

IX, p. 42; SEGRAIS. II, 33-34; Vigneul-MarVILLE, Mélanges, I, 185-186; LOTHEISSEN, Geschichte der französischen Litteratur im XVII. Jahrhundert, II, 127-128; A. MENNUNG, Sarasin's Leben und Werke (Halle, Niemeyer, 1902), I, p. 13. - Les écrivains normands du XVIIe siècle ont été remarqués depuis Sainte-Beuve jusqu'à M. GEORGES RENARD, La méthode scientifique de l'histoire littéraire. Les poètes normands du XVIe siècle ont fait l'objet d'un concours et d'un travail dont on verra le résultat dans le Rapport de M. SOURIAU sur le mouvement littéraire en Normandie de 1898 à 1902. Scarron appelait Malherbe « Prince de la rime normande » Malherbe devait à son pays beaucoup plus que ces rimes normandes qu'il essaie d'ôter de ses œuvres dans sa vieillesse.

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