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Dire d'un homme colère, inégal, querelleur, chagrin, pointilleux, capricieux, c'est son humeur, n'est pas l'excuser, comme on le croit, mais avouer sans y penser que de si grands défauts sont irremédiables.

Ce qu'on appelle humeur est une chose trop négligée parmi les hommes; ils devraient comprendre qu'il ne leur suffit pas d'être bons, mais qu'ils doivent encore paraître tels, du moins s'ils tendent à être sociables, capables d'union et de commerce c'est-à-dire, à être des hommes. L'on n'exige pas des âmes malignes qu'elles aient de la douceur et de la souplesse elle ne leur manque jamais ; et elle leur sert de piége pour surprendre les simples, et pour faire valoir leurs artifices: l'on désirerait de ceux qui ont un bon cœur, qu'ils fussent toujours plians, faciles, complaisans, et qu'il fût moins vrai quelquefois que ce sont les méchans qui nuisent, et les bons qui font souffrir.

Le commun des hommes va de la colère à l'injure : quelques uns en usent autrement, ils offensent et puis ils se fàchent la surprise où l'on est toujours de ce procédé ne laisse pas de place au ressentiment.

Les hommes ne s'attachent pas assez à ne point manquer les occasions de faire plaisir : il semble que l'on n'entre dans un emploi que pour pouvoir obliger et n'en rien faire. La chose la plus prompte et qui se présente d'abord, c'est le refus, et l'on n'accorde que par réflexion.

Sachez précisément ce que vous pouvez attendre des hommes en général, et de chacun d'eux en particulier, et jetez-vous ensuite dans le commerce du monde.

Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père.

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Il est difficile qu'un fort malhonnête homme ait assez d'esprit : un génie qui est droit et perçant conduit enfin à la règle, à la probité, à la vertu. Il manque du sens et de la pénétration à celui qui s'opiniâtre dans le mauvais comme dans le faux l'on cherche en vain à le corriger par des traits de satire qui le désignent aux autres, et où il ne se reconnaît pas lui-même : ce sont des injures dites à un sourd. Il serait désirable pour le plaisir des honnêtes gens et pour la vengeance publique, qu'un coquin ne le fût pas au point d'être privé de tout sentiment.

Il y a des vices que nous ne devons à personne, que nous apportons en naissant, et que nous fortifions par l'habitude: il y en a d'autres que l'on contracte, et qui nous sont étrangers. L'on est né quelquefois avec des meurs faciles, de la complaisance et tout le désir de plaire: mais par les traitemens que l'on reçoit de ceux avec qui l'ou vit, ou de qui l'on dépend, l'on La Bruyère.

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est bientôt jeté hors de ses mesures, et même de son naturel, l'on a des chagrins, et une bile que l'on ne se connaissait point; l'on se voit une autre complexion, l'on est enfin étonné de se trouver dur et épineux.

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L'on demande pourquoi tous les hommes ensemble ne composent pas comme une seule nation et n'ont point voulu parler une même langue, vivre sous les mêmes lois, convenir entre eux des mêmes usages et d'un même culte et moi, pensant à la contrariété des esprits, des goûts et des sentimens, je suis étonné de voir jusques à sept ou huit personnes se rassembler sous un même toit, dans une même enceinte, et composer une seule famille.

Il y a d'étranges pères (3), et dont toute la vie ne semble occupée qu'à préparer à leurs enfans des raisons de se consoler de

leur mort.

Tout est étranger dans l'humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes. Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d'un courage fier, et éloigné de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l'on se trouve, la loi de la nécessité, forcent la nature, et y causent ces grands changemens. Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne se peut définir: trop de choses qui sont hors de lui, l'altèrent, le changent, le bouleversent; il n'est point précisément ce qu'il est, ou ce qu'il paraît être.

La vie est courte et ennuyeuse, elle se passe toute à désirer : l'on remet à l'avenir son repos et ses joies, à cet âge souvent où les meilleurs biens ont déjà disparu, la santé et la jeunesse. Ce temps arrive, qui nous surprend encore dans les désirs : on en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint : si l'on eût guéri, ce n'était que pour désirer plus long-temps.

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Lorsqu'on désire, on se rend à discrétion à celui de qui l'on espère est on sûr d'avoir, on temporise, on parlemente, on capitule.

Il est si ordinaire à l'homme de n'être pas heureux, et si essentiel à tout ce qui est un bien d'être acheté par mille peines, qu'une affaire qui se rend facile, devient suspecte. L'on comprend à peine ou que ce qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux, ou qu'avec des mesures justes l'on doive si aisément parvenir à la fin que l'on se propose. L'on croit mériter les bons succès, mais n'y devoir compter que fort rarement.

L'homme qui dit qu'il n'est pas né heureux, pourrait du moins le devenir par le bonheur de ses amis ou de ses proches. L'envie lui ôte cette dernière ressource.

Quoi que j'aie pu dire ailleurs, peut-être que les affligés ont tort les hommes semblent être nés pour l'infortune, la douleur et la pauvreté; peu en échappent; et comme toute disgrâce peut leur arriver, ils devraient être préparés à toute disgrâce.

Les hommes ont tant de peine à s'approcher sur les affaires, sont si épineux sur les moindres intérêts, si hérissés de difficultés, veulent si fort tromper et si peu être trompés, mettent si haut ce qui leur appartient, et si bas ce qui appartient aux autres, que j'avoue que je ne sais par où et comment se peuvent conclure les mariages, les contrats, les acquisitions, la paix, la trève, les traités, les alliances.

A quelques uns l'arrogance tient lieu de grandeur; l'inhumanité, de fermeté; et la fourberie, d'esprit.

Les fourbes croient aisément que les autres le sont : ils ne peuvent guère être trompés, et ils ne trompent pas long-temps. Je me racheterai toujours fort volontiers d'être fourbe, par être stupide et passer pour tel.

On ne trompe point en bien ; la fourberie ajoute la malice au mensonge.

S'il y avait moins de dupes, il y aurait moins de ce qu'on appelle des hommes fins ou entendus, et de ceux qui tirent autant de vanité que de distinction d'avoir su pendant tout le cours de leur vie tromper les autres : comment voulez-vous qu'Erophile, à qui le manque de parole, les mauvais offices, la fourberie, bien loin de nuire, ont mérité des grâces et des bienfaits de ceux mêmes qu'il a ou manqué de servir, ou désobligés, ne présume pas infiniment de soi et de son industrie?

L'on n'entend dans les places et dans les rues des grandes villes, et de la bouche de ceux qui passent, que les mots d'EXPLOIT, de SAISIE, d'INTERROGATOIRE, de PROMESSE, et de PLAIDER CONTRE SA PROMESSE : est-ce qu'il n'y aurait pas dans le monde la plus petite équité? serait-il au contraire rempli de gens qui demandent froidement ce qui ne leur est pas dû, ou qui refusent nettement de rendre ce qu'ils doivent?

Parchemins inventés pour faire souvenir ou pour convaincre les hommes de leur parole: honte de l'humanité.

Otez les passions, l'intérêt, l'injustice, quel calme dans les plus grandes villes! Les besoins et la subsistance n'y font pas le tiers de l'embarras.

Rien n'engage tant un esprit raisonnable à supporter tranquillement des parens et des amis les torts qu'ils ont à son égard, que la réflexion qu'il fait sur les vices de l'humanité, et combien il est pénible aux hommes d'être constans, généreux, fidèles, d'être touchés d'une amitié plus forte que leur intérêt. Comme

il connaît leur portée, il n'exige point d'eux qu'ils pénètrent les corps, qu'ils volent dans l'air, qu'ils aient de l'équité. Il peut hair les hommes en général, où il y a si peu de vertu ; mais il excuse les particuliers, il les aime même par des motifs plus relevés, et il s'étudie à mériter le moins qu'il se peut une pareille indulgence.

Il y a de certains biens que l'on désire avec emportement, et dont l'idée seule nous enlève et nous transporte: s'il nous arrive de les obtenir, on les sent plus tranquillement qu'on ne l'eût pensé, on en jouit moins que l'on n'aspire encore à de plus grands.

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Il y a des maux effroyables et d'horribles malheurs auxquels on n'ose penser, et dont la seule vue fait frémir s'il arrive que l'on y tombe, l'on se trouve des ressources que l'on ne se connaissait point, l'on se roidit contre son infortune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espérait.

Il ne faut quelquefois qu'une jolie maison dont on hérite qu'un beau cheval, ou un joli chien dont on se trouve le maître, qu'une tapisserie, qu'une pendule, pour adoucir une grande douleur et pour faire moins sentir une grande perte.

Je suppose que les hommes soient éternels sur la terre; et je médite ensuite sur ce qui pourrait me faire connaître qu'ils se feraient alors une plus grande affaire de leur établissement qu'ils ne s'en font dans l'état où sont les choses.

Si la vie est misérable, elle est pénible à supporter; si elle est heureuse, il est horrible de la perdre. L'un revient à l'autre. Il n'y a rien que les hommes aiment mieux à conserver, et qu'ils ménagent moins, que leur propre vie.

Irène (4) se transporte à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D'abord elle se plaint qu'elle est lasse et recrue de fatigue; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu'elle vient de faire. Elle dit qu'elle est le soir sans appétit ; l'oracle lui ordonne de diner peu elle ajoute qu'elle est sujette à des insomnies; et il lui prescrit de n'être au lit que pendant la nuit : elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède; l'oracle répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher : elle lui déclare que le vin lui est nuisible; l'oracle lui dit de boire de l'eau: qu'elle a des indigestions; et il ajoute qu'elle fasse diete. Ma vue s'affaiblit, dit Irene prenez des lunettes, dit Esculape. Je m'affaiblis moimême, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte, ni si saine que j'ai été c'est, dit le dieu, que vous vieillissez. Mais quel moyen de guérir de cette langueur? le plus court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aieule. Fils d'Apollon, s'écrie

Irène, quel conseil me donnez-vous? Est-ce là toute cette science que les hommes publient, et qui vous fait révérer de toute la terre? Que m'apprenez-vous de rare et de mystérieux ? et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m'enseignez? Que n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage.

La mort n'arrive qu'une fois, et se fait sentir à tous les momens de la vie : il est plus dur de l'appréhender que de la souffrir. L'inquiétude, la crainte, l'abattement, n'éloignent pas la mort, au contraire je doute seulement que le ris excessif convienne aux hommes qui sont mortels.

Ce qu'il y a de certain dans la mort, est un peu adouci par ce qui est certain: c'est un indéfini dans le temps, qui tient quelque chose de l'infini et de ce qu'on appelle éternité.

Pensons que comme nous soupirons présentement pour la florissante jeunesse qui n'est plus, et ne reviendra point, la caducité suivra qui nous fera regretter l'âge viril où nous sommes encore, et que nous n'estimons pas assez.

L'on craint la vieillesse, que l'on n'est pas sûr de pouvoir al

teindre.

L'on espère de vieillir, et l'on craint la vieillesse ; c'est-à-dire, l'on aime la vie et l'on fuit la mort.

C'est plutôt fait de céder à la nature et de craindre la mort, que de faire de continuels efforts, s'armer de raisons et de réflexions, et être continuellement aux prises avec soi-même pour ne pas la craindre.

Si de tous les hommes les uns mouraient, les autres non, ce serait une désolante affliction que de mourir.

Une longue maladie semble être placée entre la vie et la mort, afin que la mort même devienne un soulagement et à ceux qui meurent et à ceux qui restent.

A parler humainement, la mort a un bel endroit, qui est de mettre fin à la vieillesse.

La mort qui prévient la caducité arrive plus à propos que celle qui la termine.

Le regret qu'ont les hommes du mauvais emploi du temps qu'ils ont déjà vécu, ne les conduit pas toujours à faire de celui qui leur reste à vivre, un meilleur usage.

La vie est un sommeil. Les vieillards sont ceux dont le sommeil a été plus long : ils ne commencent à se réveiller que quand il faut mourir. S'ils repassent alors sur tout le cours de leurs années, ils ne trouvent souvent ni vertus'ni actions louables qui les distinguent les unes des autres ils confondent leurs différens âges, ils n'y voient rien qui marque assez pour mesurer le

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