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ce dénouement qui a fait verser tant de larmes ; tout cela était autant de beautés inouïes, dont il ne faut chercher la source que dans le coeur des amans, l'âme des héros, et les créations du génie.

Ce qu'il y a de plus admirable peut-être dans un ouvrage où il y a tant à admirer, ce sont les caractères de Tancrède et d'Aménaïde. La Harpe qui, je le répète, me paraît avoir fait une savante analyse de cette tragédie, ne me semble pas avoir assez développé ce que ces caractères ont d'original, et les traits vivement prononcés qui les distinguent entre tous les héros tragiques. Tancrède né du sang français a servi à la cour des Empereurs ; il unit à l'esprit chevaleresque une élégance de mœurs et une valeur éblouissantes; Français, généreux, confiant, magnanime, chevalier plein d'honneur, amant passionné, il est aussi brillant dans ses amours que dans ses combats. Hasardeuse dans ses démarches, impétueuse dans sa passion, Aménaïde est toute Sicilienne : mais élevée dans une Cour polie, elle unit la grace à la fierté, et l'aménité des mœurs à l'audace de la passion, à toute la fougue du caractère. Peut-être le personnage de Tancrède n'est-il pas très-inférieur à celui d'Orosmane ; et ce caractère d'Aménaïde ; me paraît encore au-dessus du caractère plein de charme de Zaïre. Il n'a manqué à la tragédie de Tancrède pour s'approcher beaucoup de Zaïre elle-même, qu'un mérite égal dans le style. Celui de Tancrède est souvent faible et sans couleur; mais dans le dialogue passionné on reconnaît encore souvent le pinceau de Voltaire.

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Sa vigueur parut trop affaiblie dans les pièces qui suivirent Tancrède, et ses couleurs brillantes s'étaient presque effacées. Mais ces ouvrages mêmes de la vieillesse d'un grand homme peuvent être étudiés avec fruit. On y trouve encore des vues nouvelles, et de nouvelles masses dramatiques. La première idée du dénouement d'Olympie, la scène du partage du monde dans le triumvirat, celle où Arzame est conduite devant les prêtres dans les Guèbres, celle de du Guesclin et de Dom Pèdre dans la tragédie de ce nom tant de beautés dans Sophonisbe qui ne sont rien moins qu'à Mairet, le plan d'Agathocle, son dénouement, des fragmens d'un dialogue vraiment tragique, et tant d'autres restes d'un si beau talent, auraient suffi pour faire une réputation à tout autre qu'à Voltaire; et des ouvrages qui renferment de pareils traits, des ouvrages dont quelques-uns sont écrits à plus de quatre-vingts ans ne pouvaient nuire à la renommée d'un poète, qui moins touchant que Racine, est quelquefois plus déchirant, qui a moins de sublime et d'élévation Corneille, mais plus de véhémence et d'éclat ; et qui, par des créations multipliées, par les combinaisons les plus fortement théâtrales, et les mouvemens passionnés d'une imagination impétueuse et brûlante, a mérité le titre glorieux, non sans doute du plus parfait des poètes qui se sont illustrés dans la Tragédie, mais du plus tragique de nos poètes.,

que

Page 35. Enfin ne doit-on pas avouer qu'il n'est aucune des parties de l'art les plus négligées dans la

Henriade, dont elle n'offre quelquefois des exemples et des modeles?

Pourquoi faut-il que ces morceaux d'élite soient trop peu nombreux encore pour faire illusion sur les défauts et sur la froideur de l'ensemble? Pourquoi le style même, souvent admirable et toujours brillant, est-il cependant trop éloigné de la majestueuse grandeur, de l'élévation hardie qui font le vrai caractère de ce genre de composition? Quelque part qu'aient eu Malherbe et Boileau à la création de notre langue poétique, elle s'est principalement formée au théâtre. Abondante en expressions sensibles et morales, elle était, sur-tout alors, peu féconde en expressions pittoresques. Pour rendre dans toute leur magnificence les peintures de l'épopée, il aurait fallu peut-être donner à cette langue plus de pompe, un plus grand éclat de couleurs. Le jeune auteur de la Henriade n'osa pas même le tenter. Lorsqu'il annonça le dessein de composer son Poème, il entendit de toutes parts crier à la témérité. Effrayé par des représentations timides, et cédant au goût de son siècle, qu'il n'avait point encore appris à diriger, il parut surtout craindre d'être hardi dans le genre qui demande le plus de hardiesse ; il s'efforça, dans une épopée, d'affaiblir presque en tout le caractère épique; il resserra jusqu'à ses fictions dans un cadre historique; et souvent il rabaissa son style à la mesure de poésie que peut comporter le théâtre.

Page 38. Tel fut sur-tout cet Essai sur les mœurs et l'esprit de tous les peuples, où, développant son plan

dans un cadre beaucoup plus vaste, l'historien' philosophe rend toujours présens à la pensée du lecteur, tous les Empires et tous les siecles, ou jugés séparément, ou appréciés l'un par l'autre, interrogés sur cẻ qu'ils ont fait pour la science ou pour l'erreur, pour l'infortune ou le bonheur du monde, et marqués, d'après leur propre témoignage, d'un signe de gloire ou d'infamie.

Justes envers nos grands hommes, mais justes quelquefois trop tard, nous avons eu souvent besoin d'être avertis de leur supériorité par des voix étrangères et lointaines. Tandis que l'auteur de l'Histoire générale ne recevait, dans sa patrie, que des critiques plus ou moins fondées sur quelques erreurs de détail, bien pardonnables dans un si grand ouvrage, son exemple commençait une révolution dans toutes les littératures. Sur ce modèle se formaient des disciples, faits pour devenir à leur tour des modèles. L'un des plus célèbres parmi eux, Robertson, reconnaissait dans ce grand maître un Historien savant et profond. Et l'on sait que d'estimables ouvrages, écrits d'après ses principes chez une nation rivale, furent transportés avec succès dans notre langue avant la mort de cet homme extraordinaire, qui exerçait alors dans les Lettres une dictature universelle.

Voici textuellement ce témoignage remarquable rendu par l'historien de Charles-Quint à celui de Louis XIV, ou plutôt du Siècle de Louis XIV, à l'historien de tous les peuples, et surtout de l'esprit humain.

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gouvernement, des mœurs, de la littérature et du commerce, pendant les siècles du moyen âge, ainsi que dans l'esquisse que j'ai tracée de la constitution politique des divers États de l'Europe, au commencement du seizième siècle, je n'ai pas cité une seule fois M. de Voltaire, qui, dans son Essai sur l'Histoire générale, a traité les mêmes sujets et examiné la même période de l'Histoire. Ce n'est pas que j'aie négligé les ouvrages de cet homme extraordinaire dont le génie, aussi hardi qu'universel, s'est essayé dans presque tous les genres de compositions littéraires. Il a excellé dans la plupart; il est agréable et instructif dans tous; on regrette seulement qu'il n'ait pas respecté davantage la religion. Mais comme il imite rarement l'exemple des historiens modernes, qui citent les sources d'où ils ont tiré les faits qu'ils rapportent, je n'ai pas pu m'appuyer de son autorité pour confirmer aucun point obscur ou douteux, Je l'ai cependant suivi comme un guide dans mes recherches, et il m'a indiqué, non-seulement les faits sur lesquels il était important de s'arrêter, mais encore les conséquences qu'il fallait en tirer. S'il avait en même tems cité les livres originaux où les détails peuvent se trouver, il m'aurait épargné une grande partie de mon travail; et plusieurs de ses lecteurs, qui ne le regardent que comme un écrivain agréable et intérescant, verraient encore en lui un historien savant et profond.» (Voyez l'introduction à l'Histoire de Charles-Quint, tom. 11 de la traduction française.)

Un compatriote de Robertson, critique justement célèbre dans sa patrie, et qui s'est surtout formé à l'école de nos bons maîtres, termine ainsi les leçons qu'il

TO

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