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entre en France et que celui qui fait tant d'honneur à sa patrie n'y soit pas de contrebande.

Vous me dites que les magistrats qui régissent la douane de la littérature se plaignent qu'il y a trop de livres. C'est comme si le prévôt des marchands se plaignait qu'il y eût 5 à Paris trop de denrées: en achète qui veut. Une immense bibliothèque ressemble à la ville de Paris, dans laquelle il y a près de huit cent mille hommes: vous ne vivez pas avec tout ce chaos: vous y choisissez quelque société et vous en changez. On traite les livres de même; on prend quelques amis dans la 10 foule. Il y aura sept ou huit mille controversistes, quinze ou seize mille romans, que vous ne lirez point; une foule de feuilles périodiques que vous jetterez au feu après les avoit lues. L'homme de goût ne lit que le bon, mais l'homme d'État permet le bon et le mauvais.

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Les pensées des hommes sont devenues un objet important de commerce. Les libraires hollandais gagnent un million par an, parce que les Français ont eu de l'esprit. Un roman médiocre est, je le sais bien, parmi les livres ce qu'est dans le monde un sot qui veut avoir de l'imagination. On s'en 20 moque, mais on le souffre. Ce roman fait vivre et l'auteur qui l'a composé, et le libraire qui le débite, et le fondeur, et l'imprimeur, et le papetier, et le colporteur, et le marchand de mauvais vin, à qui tous ceux-là portent leur argent. L'ouvrage amuse encore, deux ou trois heures quelques femmes avec 25 lesquelles il faut de la nouveauté en livres, comme en tout le reste. Ainsi, tout méprisable qu'il est, il a produit deux choses importantes, du profit et du plaisir.

Les spectacles méritent encore plus d'attention. Je regarde la tragédie et la comédie comme des leçons de vertu, de raison 30 et de bienséance. Corneille, ancien Romain parmi les Français, a établi une école de grandeur d'âme; et Molière a fondé celle de la vie civile. Les génies français formés par eux appellent du fond de l'Europe les étrangers qui viennent s'instruire chez nous et qui contribuent à l'abondance de Paris. 35 Nos pauvres sont nourris du produit de ces ouvrages, qui nous soumettent jusqu'aux nations qui nous haïssent. Tout bien pesé, il faut être ennemi de sa patrie pour condamner nos spectacles. . . .

Il y aura toujours dans notre nation polie de ces âmes qui tiendront du Goth et du Vandale; je ne connais pour vrais Français que ceux qui aiment les arts et les encouragent. Ce goût commence il est vrai, à languir parmi nous; nous sommes des sybarites.

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Nous jouissons des veilles des grands hommes qui ont travaillé pour nos plaisirs et pour ceux des siècles à venir, comme nous recevons les productions de la nature; on dirait qu'elles nous sont dues. Il n'y a que cent ans que nous mangions du gland; les Triptolèmes 235 qui nous ont donné le 10 froment le plus pur nous sont indifférens; rien ne réveille cet esprit de nonchalance pour les grandes choses, qui se mêle toujours avec notre vivacité pour les petites.

Nous mettons tous les ans plus d'industrie et plus d'invention dans nos tabatières et dans nos autres colifichets, que les 15 Anglais n'en ont mis à se rendre les maîtres des mers, à faire monter l'eau par le moyen du feu,236 et à calculer l'aberration 287 de la lumière. Les anciens Romains élevaient des prodiges d'architecture pour faire combattre les bêtes; et nous n'avons pas su depuis un siècle bâtir seulement une salle 20 passable, pour y faire représenter les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Le centième de l'argent des cartes suffirait pour avoir des salles de spectacle plus belles que le théâtre de Pompée; 238 mais quel homme dans Paris est animé de l'amour du bien public? On joue, on soupe, on médit, on fait de mauvaises 25 chansons, et on s'endort dans la stupidité, pour recommencer le lendemain son cercle de légèreté et d'indifférence. Vous, monsieur, qui avez au moins une petite place dans laquelle vous êtes à portée de donner de bons conseils, tâchez de réveiller cette léthargie barbare, et faites, si vous pouvez, du 30 bien aux lettres, qui en ont tant fait à la France.

"TRISTESSE"

A Madame Denis 239

A Berlin, au château, le 26 décembre 1750.

Je vous écris à côté d'un poêle, la tête pesante et le cœur triste, en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée, parce que

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la Sprée tombe dans l'Elbe, l'Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine, et que notre maison de Paris est assez près de cette rivière de Seine ; et je dis: "Ma chère enfant, pourquoi suis-je dans ce palais, dans ce cabinet qui donne sur cette Sprée, et non pas au coin de notre feu?" Rien n'est plus 5 beau que la décoration du palais du soleil dans Phaéton." Mlle. Astrua 241 est la plus belle voix de l'Europe; mais fallait-il vous quitter pour un gosier à roulades et pour un roi? Que j'ai de remords, ma chère enfant! que mon bonheur est empoisonné! que la vie est courte! qu'il est triste de chercher le 10 bonheur loin de vous! et que de remords si on le trouve !

Je suis à peine convalescent; comment partir? Le char d'Apollon s'embourberait dans les neiges détrempées de pluie qui couvrent le Brandebourg. Attendez-moi, aimez-moi, recevez-moi, consolez-moi, et ne me grondez pas. Ma destinée 15 est d'avoir affaire à Rome, de façon ou d'autre. Ne pouvant y aller, je vous envoie Rome 242 en tragédie, par le courrier de Hambourg, telle que je l'ai retouchée; que cela serve du moins à amuser les douleurs communes de notre éloignement. J'ai bien peur que vous ne soyez pas trop contente du rôle d'Auré- 20 lie. Vous autres femmes vous êtes accoutumées à être le premier mobile des tragédies, comme vous l'êtes de ce monde. Il faut que vous soyez amoureuses comme des folles, que vous ayez des rivales, que vous fassiez des rivaux; il faut qu'on vous adore, qu'on vous tue, qu'on vous regrette, qu'on se tue 25 avec vous. Mais, mesdames, Cicéron et Caton ne sont pas galans, César et Catilina n'étaient pas gens à se tuer pour vous. Ma chère enfant, je veux que vous vous fassiez homme pour lire ma pièce. Envoyez prier l'abbé d'Olivet 248 de vous prêter son bonnet de nuit, sa robe de chambre, et son Cicéron, et lisez 30 Rome sauvée dans cet équipage.

Pendant que vous vous arrangerez pour gouverner la république romaine sur le théâtre de Paris, et pour travestir en Caton et en Cicéron nos comédiens, je continuerai paisiblement à travailler au Siècle de Louis XIV, et je donnerai à mon aise les batailles de Nervinde et d'Hochstedt. Variété, c'est ma devise. J'ai besoin de plus d'une consolation. Ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui la donnent.

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d'Edipe; une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées contre moi: un prêtre ex-jésuite,250 que j'avais sauvé du dernier supplice, me payant par des libelles diffamatoires du service que je lui avais rendu; un homme 251 plus coupable encore, faisant imprimer mon propre ouvrage du Siècle de Louis XIV 5 avec des notes dans lesquelles la plus crasse ignorance vomit les plus infâmes impostures; un autre,252 qui vend à un libraire quelques chapitres d'une prétendue Histoire universelle, sous mon nom; le libraire assez avide pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits et de noms estro- 10 piés; et enfin des hommes assez lâches et assez méchants pour m'imputer la publication de cette rapsodie. Je vous ferais voir la société infectée de ce genre d'hommes inconnu à toute l'antiquité, qui ne pouvant embrasser une profession honnête, soit de manœuvre, soit de laquais, et sachant malheureusement lire 15 et écrire, se font courtiers de littérature, vivent de nos ouvrages, volent des manuscrits, les défigurent, et les vendent. Je pourrais me plaindre que des fragments d'une plaisanterie faite, il y a près de trente ans, sur le même sujet que Chapelain 254 eut la bêtise de traiter sérieusement, courent aujourd'hui le monde 20 par l'infidélité et l'avarice de ces malheureux qui ont mêlé leurs grossièretés à ce badinage, qui en ont rempli les vides avec autant de sottise que de malice, et qui enfin, au bout de trente ans, vendent partout en manuscrit ce qui n'appartient qu'à eux, et qui n'est digne que d'eux. J'ajouterais qu'en dernier lieu on 25 avait volé une partie des matériaux que j'avais rassemblés dans les archives publiques pour servir à l'Histoire de la Guerre de 1741, lorsque j'étais historiographe 255 de France; qu'on a vendu à un libraire 256 de Paris ce fruit de mon travail; qu'on se saisit à l'envi de mon bien, comme si j'étais déjà mort, et 30 qu'on le dénature pour le mettre à l'encan. Je vous peindrais l'ingratitude, l'imposture et la rapine, me poursuivant depuis quarante ans jusqu'au pied des Alpes, jusqu'au bord de mon tombeau. Mais que conclurai-je de toutes ces tribulations? Que je ne dois pas me plaindre; que Pope, Descartes, Bayle, 35 le Camoëns, 257 et cent autres, ont essuyé les mêmes injustices, et de plus grandes; que cette destinée est celle de presque tous ceux que l'amour des lettres a trop séduits.

Avouez en effet, monsieur, que ce sont là de ces petits mal

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