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rable Tragédie. Je m'étonne que M. de la Harpe, dont j'ai souvent adopté les opinions sur quelques-uns des chefs-d'œuvres de Voltaire, dont l'analyse est une des brillantes parties de son Cours de littérature, ait cru voir une invraisemblance choquante dans le ressort que fait jouer l'auteur de Mahomet pour amener son dénouement. N'est-il pas dans l'ordre des choses possibles, que le poison agisse sur Séïde en présence de Mahomet? N'est-il très-vraisemblable que pas Mahomet se serve de sa mort pour répandre la terreur dans cette populace ignorante? Sans doute Mahomet eût trouvé d'autres voies pour appaiser la sédition : mais la promptitude et la dextérité avec laquelle il met en œuvre le premier moyen que lui offre le hasard caractérisent-elles pas cet esprit d'audace et d'imposture dont le règne est fondé sur l'erreur? Ce trait de génie est dans Mahomet un trait de caractère. Que la mort soudaine de Séïde paraisse un coup du ciel à ce peuple assemblé en tumulte et livré aux superstitions ; que ce spectacle et l'éloquence, l'ascendant de Mahomet, le frappent d'une terreur religieuse, et le glacent au milieu de ses fureurs, mille exemples dans l'histoire attestent la vraisemblance d'une pareille révolution.

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On a relevé dans Mahomet quelques invraisemblances peut-être plus réelles. Mais, quoi qu'il en soit, Mahomet me paraît de tous les ouvrages dramatiques de Voltaire, celui qui donne la plus haute idée de cette tête vaste et profonde; et il est bien peu de chefsd'œuvres, même plus parfaits, qui méritent de lui être comparés.

Le style est comme les autres parties de l'ouvrage, il y a des négligences fréquentes, il y a même de vrais défauts: moins neuf, moins éblouissant que celui d'Alzire, moins ferme et moins soutenu que celui de la Mort de César, moins flexible et moins passionné que celui de Zaïre, mais plein de force et de nerf, il réunit quelquefois le sublime de profondeur dans les pensées au sublime d'énergie dans l'expression.

Je me suis beaucoup étendu sur Mahomet, parce que Mahomet n'appartient qu'à Voltaire; qu'il n'y a rien, absolument rien qui ressemble à cet Ouvrage, dans aucun des tragiques qui l'avaient précédé, Mahomet est tout Voltaire; c'est son génie particulier, c'est son âme toute nue qu'il dévoile dans cet ouvrage, et ce sont les objets habituels de sa pensée qu'il y transporte au théâtre. Je m'arrêterai peu, au contraire, sur Mérope parce qu'elle porte bien moins ce caractère d'originalité, et cette empreinte d'un génie créateur.

Mérope est une pièce grecque autant par le plan que par le sujet, autant par l'exécution que par le plan. L'esprit des Anciens paraît animer toute la pièce; et on la croirait l'ouvrage d'un des grands tragiques d'Athènes, si un art plus délicat dans l'observation des convenances théâtrales n'y décelait quelquefois une main plus moderne. La simplicité de l'action est antique; l'action pleine, rapide et sans vides, annonce le tragique français. C'est la plus parfaite des Tragédies de Voltaire. Ici, la perfection est dans tout, dans les moyens et dans les effets, dans l'intrigue, dans les

caractères et dans le dialogue : la plus exacte vraisemblance ajoute encore à la beauté des plus tragiques situations. La principale était donnée par les Anciens, et Voltaire s'est aidé encore de la Mérope italienne de Maffey: mais avec quel art il embellit ce qu'il imite, et combien ce qu'il ajoute embellit ce qu'il a imité ! Le récit du cinquième acte me paraît être le chef-d'œuvre de cette sorte de narrations; le feu, le tumulte, le désordre éloquent des mouvemens, des tours, des images, en feront à jamais un modèle de la plus inimitable perfection. Le spectacle que présente le dénouement lorsque Mérope harangue le peuple de Messènes, en montrant d'un côté le corps sanglant de Polifonte, et de l'autre son fils qui accourt armé de la hache dont il a frappé le tyran, ce spectacle rappelle encore cet Art si souvent employé par Voltaire, de frapper les sens pour ébranler avec plus d'empire l'imagination, art trop négligé avant lui, même par nos grands maîtres, et qui n'avait paru durant l'autre siècle au plus haut degré de perfection, que dans le cinquième acte de Rodogune et dans celui d'Athalie.

Voltaire, dans Sémiramis, voulut hasarder sur notre scène un spectacle bien plus extraordinaire. Je ne parle point de cette décoration dont la pompe était jusqu'alors inconnue, mais de l'apparition de l'Ombre de Ninus, au moment où les États sont assemblés, où Sémiramis va nommer dans son fils, qu'elle ne connaît pas, le successeur de son époux. Ce genre de merveilleux n'était pas dédaigné des Anciens, mais il n'osait parmi nous se montrer dans la Tragédie. Voltaire, qui savait

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profiter de tout, prit dans Hamlet de Sakespeare, l'idée de l'Ombre de Ninus. D'excellens critiques, il est vrai, donnent encore la préférence à ce Spectre qui, dans Hamlet, toujours invisible et toujours présent à la conscience effrayée de ce Prince, inspire bien plus de terreur que l'apparition de Ninus. Mais où la terreur vraiment tragique, c'est-à-dire, mêlée au pathétique et à la pitié, s'est - elle montrée sur la scène avec plus de grandeur et d'énergie que dans le quatrième acte de Sémiramis, quand cette Reine se traîne sanglante aux bords de la tombe de son époux, implorant, contre son meurtrier, le secours de son meurtrier lui-même, le secours d'un fils qui vient d'immoler sa mère au moment qu'il croyait la

venger,

Le rôle de Sémiramis faite pour commander aux hommes, et ne cédant qu'à la vengeance du ciel et aux terreurs du remords, est encore au-dessus de cette combinaison si éminemment théâtrale et la pompe, la magnificence du style y répandent un nouvel éclat, C'est la magie poétique de ce style qui fait oublier le vide, j'ai presque dit la nullité de l'action durant les premiers actes. On assure, et je le crois, que Voltaire s'était proposé pour modèle la poésie de style d'Athalie.

Ce n'est pas seulement pour la poésie que Voltaire se choisit un modèle dans Oreste. Il se fait gloire d'imiter Sophocle; et quelquefois il l'embellit par d'heureux développemens ; quelquefois encore il l'enrichit par des conceptions nouvelles. Alors l'admiration se partage entre les beautés de Sophocle mises en œuvre par le génie de Voltaire, et les beautés que

Voltaire n'a puisées que dans son génie et c'est, à mon gré, le plus grand éloge qu'on puisse faire de tous deux. Parmi ces beautés originales, on a remarqué surtout le caractère de Clytemnestre tel qu'il est chez le poète français. Eschile, Sophocle et Crébillon avaient peint Clytemnestre mère dénaturée autant qu'épouse barbare. Clytemnestre dans Voltaire expie par des remords le meurtre de son époux, elle aime ses enfans, elle est mère; son crime n'a point étouffé en elle la voix du sang, et les penchans de la nature. Ce caractère a beaucoup de ressemblance avec celui de Sémiramis, mais il est placé dans des situations bien différentes; et l'on ne peut qu'admirer le talent fécond et flexible qui ne paraît pas un instant se répéter en retraçant deux fois le même caractère. Oreste paraît animé de cet esprit antique qui respire dans l'ensemble et dans les détails de Mérope. Mais Mérope est un chefd'œuvre, où le génie dramatique ne se dément jamais : dans Oreste les deux derniers actes, et surtout le dénouement, ne tiennent peut-être pas ce qu'avaient promis les premiers actes, et ce qu'on devait attendre de Voltaire appuyé sur Sophocle. Il y a de grandes beautés dans le style, mais il y a aussi des faiblesses, et même quelques déclamations.

Le style est bien plus soutenu dans Rome sauvée toujours noble, mâle, éloquent; ce sont les personnages mêmes qu'on croit entendre ; c'est Catilina, c'est César, c'est Caton, c'est Cicéron lui - même, aussi éloquent sur le théâtre qu'il l'était dans le Forum. Si l'on croit entendre ces hommes célèbres, on ne croit

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