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ressorts dramatiques, mus aussi puissamment, n'ont été contrebalancés d'une manière plus savante. Ici, l'amour, le brûlant amour; là, le devoir et la nature, la voix du sang et la Religion si puissante; quelle lutte, quels combats! Quel rôle que celui d'Orosmane! et quelle conception que celle où chaque scène amène des situations nouvelles; où des situations qui paraissaient usées sont rajeunies par la nouveauté des caractères; où l'amour, du faîte du bonheur, se précipite luimême dans l'abîme! Il n'a manqué à cette Tragédie, observe un homme de goût, qu'une seule chose, c'est que Racine l'eût entendue.

Eh bien! cet avantage, qu'elle en jouisse du moins par supposition. Cette supposition même pourra nous servir à fixer avec plus de précision nos idées sur le mérite d'un ouvrage qu'il faut, pour n'être que juste, ne pas juger froidement. Rendons pour un moment Racine contemporain de Voltaire; que Voltaire soit jugé par son maître; que Racine applaudisse à son rival. Supposons qu'il vient assister à une représentation de Zaïre, et que nous observons nous-mêmes les impressions qu'il en reçoit, les réflexions qu'elle lui suggère. Il arrive peut-être avec cette prévention dont un grand homme ne sait pas toujours se défendre envers ceux qui courent la même carrière que lui. Il voit, dès les premières scènes, se développer ces deux caractères si neufs, si vrais, si dramatiques; ces

cœurs que les bienfaits, la vertu, le tendre amour rassemblent: Orosmane, franc, généreux, sensible : monarque de l'Asie, il en a dédaigné la mollesse, il porte dans l'amour l'héroïsme de son âme, il aime

avec fureur, et sa passion est sublime; Zaïre tendre, naïve, intéressante esclave d'un Soudan, le don de son cœur lui est plus cher que celui d'un empire; elle aime avec candeur, avec innocence, et livre au premier penchant de la nature cette âme que la passion a si profondément pénétrée. Dès-lors le cœur de Racine est rendu ; il veut juger, il ne peut que sentir; tous ses vœux sont pour Zaïre déjà le bonheur d'Orosmane est devenu le sien; et déjà dans la perspective théâtrale sé laisse entrevoir l'orage qui

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doit detruire ce bonheur,

Le second acte s'ouvre. Un Roi long-tems dans les chaînes, un vieillard tiré des cachots, et dont les yeux soutiennent à peine la lumière dans ce palais où il régnait autrefois; entouré de héros blanchis comme lui dans les fers, et qui furent jadis les compagnons de ses exploits; une beauté sensibie dont les prières ont fait tomber ses liens, et qui vient l'assurer ellemême de cette liberté qui est son ouvrage; tout ce spectacle à-la-fois majestueux et touchant frappe sans doute l'auteur d'Athalie. Il paraît réfléchir sur les beautés de ce tableau, si neuves dans l'histoire du Théâtre. Mais que deviennent ces réflexions? comme il est agité, hors de lui-même, quand ce Roi, ce vieillard embrasse sa fille dans Zaïre, quand il apprend de Zaïre qu'elle était musulmane, quand Zaïre tremblante laisse entendre ces mots : je suis chrétienne! Il admire cette reconnaissance si solennelle et si pathétique, à laquelle les tems, les lieux, les circonstances, semblent prêter quelque chose de surnaturel, et qui paraît conduite par le Ciel même. Il regrette

peut-être de n'avoir jamais fait usage de ce moyen si théâtral, que d'ignorans critiques ont condamné comme peu digne de la Tragédie, parce que tant de tragiques en ont abusé, mais qui fut souvent employé avec éclat par les grands Maîtres du théâtre d'Athènes.

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Quel sera cependant le sort de Zaïre? elle a promis d'être chrétienne. Un frère lui apporte les vœux et la volonté de son père, près d'exhaler son dernier soupir. Elle avoue son amour, et c'est pour en promettre le sacrifice! et son amant survient alors et il s'écrie : Paraissez tout est prêt ! A ces mots, qui devraient être si doux et que la situation rend si cruels, quel sentiment paraît agiter le plus sensible des Poètes ! Il verse des larmės, des larmes d'admiration et d'attendrissement ; il suit dans ses développemens cette situation neuve et terrible où la présence de l'amant le plus cher, les plus touchans témoignages de son amour, et les apprêts de l'hymen qui devait faire son bonheur, deviennent un supplice affreux pour l'amante la plus tendre.

Lorsque dans une scène suivante il entend Orosmane jurer un froid mépris à cette amante adorée, il se rappelle cette scène d'Andromaque où Pyrrhus en jure autant à ce qu'il aime. Mais il a entendu ce cri de l'âme: Zaïre, vous pleurez! et il ne peut se défendre de cette réflexion: Andromaque n'aime point Pyrrhus; elle n'est pas accablée par la crainte d'avoir perdu sa tendresse. Mais Zaïre!... chaque mot d'Orosmane est déchirant pour l'infortunée, et il retentit dans l'âme du spectateur. Enfin arrive la lettre fatale. Racine alors se rappelle le billet surpris par Roxane, et

qui l'instruit de la trahison de Bajazet. Mais cette trahison cruelle, Roxane l'avait dès long-tems soupçonnée, et dès-lors qu'elle en a la preuve, elle ne respire que la vengeance, et le supplice de l'ingrat qui l'a trompée. Orosmane au contraire, toujours généreux, et toujours confiant en ce qu'il aime, Orosmane n'ose en croire ses yeux; il veut repousser loin de lui l'idée de Zaïre perfide, au moment qu'il pense en avoir la preuve en sa main. Que va-t-il donc devenir quand il ne restera plus à tant de confiance, le doute même de son malheur; quand la bouche de Zaïre elle-même semblera confirmer son crime; quand tout sera dévoilé ? Alors on le verra seul, errant dans les ténèbres, dans la rage et l'accablement du désespoir, attendre son amante parjure au lieu même où elle doit s'unir à son rival. Subjugué par cette situation terrible, Racine, le sensible Racine attend comme Orosmane dans le trouble et dans la terreur. Il frémit quand le poignard reluit dans l'ombre, quand la voix de Zaïre se fait entendre; et lorsque un amant abusé lève le fer sur cette victime si chère il s'agite, et il s'écrie: « Arrête malheureux! Tu es aimé ! »

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Quelle idée pense-t-on qu'il emporte de cette admirable Tragédie ? Quelques légers défauts de vraisemblance, à peine aperçus, et rejetés la plupart dans ce qui précède la scène où ils se font aisément excuser, pourraient-ils affaiblir aux yeux d'un tel juge le mérite d'un Ouvrage où tant de beautés que nous avons à peine indiquées, sont relevées encore par la peinture si neuve et si vraie des mœurs de nos pères, de cet

esprit de chevalerie religieuse, de cet enthousiasme de l'honneur et de la foi qui n'avaient jamais paru sur la scène ? Et quant au style de Zaïre, si Racine n'y trouvait pas toujours cette propriété d'expressions et d'images, cet art, cette perfection continue, qui feront le charme éternel de sa poésie, pourrait-il refuser à Voltaire une éloquence plus vive, et souvent plus théátrale, une éloquence fougueuse, entraînante, enflammée, qui peint, avec une effrayante énergie, les agitations violentes, le tumulte des passions contraires, les combats de l'âme et les déchiremens du cœur.

Cette peinture des passions se retrouve encore dans Adélaïde : mais ici les invraisemblances sont visibles, le vide d'action se fait sentir, l'intrigue languit durant les premiers actes. Ce qu'on admire le plus généralement dans cette pièce, c'est le personnage de Vendôme toujours livré à la fougue de son caractère, et en qui tous les penchans sont des fureurs. On a remarqué cependant que ce personnage si théâtral avait eu un modèle ; le Ladislas de Rotrou : le caractère de Coucy était au contraire une création. Les beautés mâles de ce rôle ; celles du cinquième acte, et de ce magnifique dénouement où le canon des remparts semble frapper à-la-fois le spectateur et Vendôme; cet art familier à Voltaire d'effrayer les sens pour émouvoir plus fortement le cœur 9 toutes ces beautés supérieures méritent cette Tragédie, un rang distingué au théâtre, quoiqu'à une grande distance du chef-d'œuvre de Zaïre.

Adélaïde fut mal reçue dans sa nouveauté, et Voltaire la retira. Il fit imprimer l'année suivante, la

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