Pruffe, ceux de Pologne, de Danemarck et de Suède s'intéreffaient à fes travaux, lifaient fes ouvrages, cherchaient à mériter fes éloges, le fecondaient quelquefois dans fa bienfefance. Dans tous les pays les grands, les miniftres qui prétendaient à la gloire, qui voulaient occuper l'Europe de leur nom, briguaient le fuffrage du philofophe de Ferney, lui confiaient leurs efpérances ou leurs craintes pour le progrès de la raifon, leurs projets pour l'accroiffement des lumières et la deftruction du fanatifine: Il avait formé dans l'Europe entière une ligue dont il était l'ame, et dont le cri de ralliement était raison et tolérance. S'exerçait-il chez une nation quelque grande injuftice, apprenait-on quelque acte de fanatifme, quelque infulte faite à l'humanité, un écrit de Voltaire dénonçait les coupables à l'Europe. Et qui fait combien de fois la crainte de cette vengeance sûre et terrible, a pu arrêter le bras des oppreffeurs! C'était furtout en France qu'il exerçait ce ministère de la raison. Depuis l'affaire des Calas, toutes les victimes injuftement immolées ou poursuivies par le fer des lois, trouvaient en lui un appui ou un vengeur. Le fupplice du comte de Lalli excita fon indignation. Des jurifconfultes jugeant à Paris la conduite d'un général dans l'Inde; un arrêt de mort prononcé fans qu'il eût été poffible de citer un feul crime déterminé, et de plus annonçant un simple soupçon fur l'acculation la plus grave; un jugement rendu fur le témoignage d'ennemis déclarés, fur les mémoires d'un jefuite qui en avait compofé deux contradictoires entre eux, incertain s'il accuferait le général ou fes ennemis, ne fachant qui il haïffait le plus, ou qui il lui ferait plus utile de perdre : un tel arrêt devait exciter l'indignation de tout ami de la justice, quand même les opprobres entaffes fur la tête du malheureux général, et l'horrible barbarie de le traîner au fupplice avec un bâillon, n'auraient pas fait frémir jusque dans leurs dernières fibres tous les cœurs que l'habitude de difpofer de la vie des hommes n'avait pas endurcis. Cependant Voltaire parla long-temps feul. Le grand nombre d'employés de la compagnie des Indes, intéreffés à rejeter fur un homme qui n'exiftait plus, les fuites funeftes de leur conduite; le tribunal puiffant qui l'avait condamné; tout ce que ce corps traîne à fa fuite d'hommes dont la voix lui eft vendue; les autres corps qui, réunis avec lui par le même nom, des fonctions communes," des intérêts femblables, regardent fa caufe comme la leur; enfin le miniftère honteux d'avoir eu la faiblesse ou la politique cruelle de facrifier le comte de Lalli à l'efpérance de cacher dans fon tombeau les fautes qui avaient causé la perte de l'Inde : tout femblait s'opposer à une justice tardive. Mais Voltaire, en revenant fouvent fur ce même objet, triompha de la prévention et des intérêts attentifs à l'étendre et à la conserver. Les bons efprits n'eurent befoin que d'être avertis; il entraîna les autres et lorfque le fils du comte de Lalli, fi célèbre depuis par fon éloquence et par fon courage, eut atteint l'âge où il pouvait demander juftice, les efprits étaient préparés pour y applaudir et pour la folliciter. Voltaire était mourant lorfqu'après douze ans, cet arrêt injuste fut casse; il en apprit la nouvelle, fes forces se ranimèrent, et il écrivit : Je meurs content, je vois que le roi aime la juftice; derniers mots qu'ait tracés cette main qui avait fi long-temps foutenu la cause de l'humanité et de la juftice. Dans la même année 1766, un autre arrêt étonna l'Europe qui, en lifant les ouvrages de nos philofophes, croyait que les lumières étaient répandues en France, du moins dans les claffes de la fociété où c'eft un devoir de s'inftruire, et qu'après plus de quinze années, les confrères de Montefquieu avaient eu le temps de fe pénétrer de ses principes. Un crucifix de bois, placé fur le pont d'Abbeville, fut infulté pendant la nuit. Le fcandale du peuple fut exalté et prolongé par la cérémonie ridicule d'une amende honorable. L'évêque d'Amiens, gouverné dans fa vieilleffe par des fanatiques, et n'étant plus en état de prévoir les fuites de cette farce religieufe, y donna de l'éclat par fa présence. Cependant la haine d'un bourgeois d'Abbeville dirigea les foupçons du peuple fur le chevalier de la Barre, jeune militaire, d'une famille de robe, alliée à la haute magiftrature, et qui vivait alors chez une de ses parentes abbeffe de Villancourt, aux portes d'Abbeville. On inftruifit le procès. Les juges d'Abbeville condamnèrent à des fupplices, dont l'horreur effrayerait l'imagination d'un cannibale, le chevalier de la Barre et d'Etallonde fon ami, qui avait eu la prudence de s'enfuir. Le chevalier de la Barre s'était expofé au jugement; il avait plus à perdre en quittant la France, et comptait fur la protection de fes parens qui occupaient les premières places dans le parlement et dans le confeil. Son efpérance fut trompée; la famille craignit d'attirer les regards du public fur ce procès, au lieu de chercher un appui dans l'opinion; et à l'âge d'environ dix-fept ans, il fut condamné, par la pluralité de deux voix, à avoir la tête tranchée, après avoir eu la langue coupée, et fubi les tourmens de la question. Cette horrible fentence fut exécutée; et cependant les accufations étaient auffi ridicules que le fupplice était atroce. Il n'était que véhémentement soupçonné d'avoir eu part à l'aventure du crucifix. Mais on le déclarait convaincu d'avoir chanté, dans des parties de débauche, quelques-unes de ces chanfons moitié obscènes, moitié religieufes, qui, malgré leur groffièreté, amufent l'imagination dans les premières années de la jeuneffe, par leur contrafte avec le respect ou le scrupule que l'éducation inspire à l'égard des mêmes objets; d'avoir récité une ode dont l'auteur connu publiquement, jouiffait alors d'une penfion fur la caffette du roi; d'avoir fait des genuflexions en paffant devant quelques-uns de ces ouvrages libertins qui étaient à la mode dans un temps où les hommes égarés par l'austérité de la morale religieuse, ne favaient pas diftinguer la volupté de la débauche; on lui reprochait enfin d'avoir tenu des difcours dignes de ces chanfons et de ces livres. Toutes ces accufations étaient appuyées fur le témoignage de gens du peuple qui avaient fervi ces jeunes gens, dans leurs parties de plaifir, ou de tourrières de couvent faciles à fcandalifer. Cet arrêt révolta tous les efprits. Aucune loi ne prononçait la peine de mort ni pour le bris d'images ni pour les blafphèmes de ce genre; ainfi les juges avaient été même au-delà des peines portées par des lois que tous les hommes éclairés ne voyaient qu'avec horreur fouiller encore notre code criminel. Il n'y avait point de père de famille qui ne dût trembler, puifqu'il y a peu de jeunes gens auxquels il n'échappe de femblables indifcrétions et les juges condamnaient à une mort cruelle, pour des difcours que la plupart d'entre eux s'étaient permis dans leur jeuneffe, que peut-être ils fe permettaient encore, et dont leurs enfans étaient auffi coupables que celui qu'ils condamnaient. Voltaire fut indigné et en même temps effrayé. On avait adroitement placé le Dictionnaire philofophique au nombre des livres devant lefquels on difait que le chevalier de la Barre s'était profterné. On voulait faire entendre que la lecture des ouvrages de Voltaire avait été la caufe de ces étourderies transformées en impiétés. Cependant le danger ne l'empêcha point de prendre la défense de ces victimes du fanatifme. D'Etallonde, réfugié à Vélel, obtint, à fa recommandation, une place dans un régiment pruffien. Plufieurs ouvrages imprimés inftruifirent l'Europe des détails de l'affaire d'Abbeville; et les juges furent effrayés, fur leur tribunal même, du jugement terrible qui les arrachait à leur obfcurité, pour les dévouer à une honteufe immortalité. Le rapporteur de Lalli, accufé d'avoir contribué à la mort du chevalier de la Barre, forcé de reconnaître ce pouvoir, indépendant des places, que la nature a donné au génie pour la confolation et la défense de l'humanité, écrivit une lettre où, partagé |