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réduite à partager la couche du meurtrier de son mari. Quand Thėtis, une déesse, veut consoler son fils, elle lui donne des conseils qui dans la bouche d'une mère feraient rougir les courtisanes de notre temps. Ce monde de la nature, abandonné à ses instincts les plus fougueux, avait sa consécration dans les habitudes du foyer domestique, sinon dans les lois. Nous rencontrons dans le palais de Priam, comme sous la tente des vainqueurs de Troie, les enfants des concubines élevés pêle-mêle avec les enfants des femmes légitimes.

Mais nous l'avons dit, et nous sommes heureux de le répéter, à côté des grandes ombres projetées sur le tableau des mœurs de cette époque, il y a des lueurs qui font présager le réveil du sentiment moral. M. Delorme a su, avec l'instinct d'un philosophe spiritualiste, discerner ces lueurs et les concentrer au foyer de la famille. Si les Grecs ignoraient les délicatesses de l'amour, dans les unions libres entre les deux sexes, ils savaient respecter la pureté de l'épouse remplissant entre son mari et ses enfants les devoirs austères de la chasteté et du dévouement. C'est ainsi que les douces et suaves figures d'Andromaque et de Pénélope resplendissent sur le fond des types tumultueux qui leur servent de con raste dans l'Iliade et dans l'Odyssée.

Loin de diminuer le mérite d'Homère, cette manière de l'envisager ne fait que le grandir encore. L'homme du monde, qui goûte sans trop les approfondir les nobles jouissances que procure la lecture de ces œuvres impérissables, l'Odyssée et l'Iliade, le philologue qui s'arrête à chaque pas pour en admirer les beautés, le critique philosophe qui exhume un monde en recherchant les affinités d'un grand esprit avec une grande époque, tous apportent leur pierre au monument que la postérité continuera d'élever à la gloire du grand aëde.

Chaque pays a contribué à cette apothéose d'Homère.

La docte Allemagne a fourni ses patientes formules d'exégèse et ses infatigables recherches philologiques. L'Angleterre est entrée dans la lice avec les champions sortis de ses savantes universités. Nous avons sous les yeux un commentaire en trois

volumes, dû à la plume d'un des hommes publics les plus éminents de l'Angleterre, de M. Gladstone, qui sait allier les plaisirs de l'érudition avec les préoccupations de la vie politique.

Nous ne comparerons pas l'ouvrage de M. Gladstone avec celui de M. Delorme; chacun a son mérite, et se ressent du génie particulier à la nationalité de son auteur; nous préférons nous résumer sur le livre français. C'est un livre sagement conçu, élégamment écrit, concis d'ailleurs, ce que nous estimons fort, et empreint du sentiment vrai de l'antiquité. Nous n'adresserons qu'un reproche à M. Delorme, c'est de n'avoir pas assez multiplié les citations. Enclavées dans le cadre philosophique qu'il s'est tracé, elles eussent été d'un effet saisissant, et eussent un peu rompu la monotonie qui s'attache presque fatalement à une analyse de cette nature.

Après avoir parlé de l'ouvrage, nos lecteurs nous permettront de dire un mot de l'auteur. M. Delorme est un ancien avoué qui, après avoir consacré une partie de sa vie à l'exercice le plus honorable d'une profession, utilise ses loisirs en se dévouant au culte des Muses. Comme l'exemple est contagieux! voilà que nous devenons classique, et que nous parlons comme on parlait il y a cent ans !— Ancien élève de M. Villemain, M. Delorme a gardé en réserve, pour les nobles distractions de son âge mur, les inspirations qui ont charmé sa jeunesse. C'est un bon exemple à donner, c'est un bon exemple à suivre. M. Delorme n'est pas encore un homme de lettres de profession, mais il est en passe de le devenir. En attendant, c'est un homme du monde qui écrit; cette circonstance n'est à nos yeux ni un mérite ni une défaveur; nous pensons qu'à notre époque il est bon que le public écrive. Les littérateurs en titre sont nos maîtres dans l'art, soit; mais il est à désirer qu'ils aient beaucoup d'imitateurs. Nous acceptons dans la littérature une aristocratie, mais pas de monopole ni de privilége. Aujourd'hui le verbe s'appelle légion, et l'un des miracles que le dix-neuvième siècle doit réaliser, c'est le miracle de la multiplication des pains de l'intelligence. ERNEST DESMAREST.

LETTRE AU SÉNAT

PAR

".

LE COMTE D'HAUSSONVILLE .

Cette brochure a trois des plus grands mérites que puisse avoir un ouvrage sur la politique, surtout sur la politique du jour finesse remarquable, qui sait beaucoup dire sans offenser, mais sans devenir faible, — clarté et précision des opinions tant sur les personnes que sur les choses absence entière d'exagération, en n'oubliant jamais la maxime de bon goût aussi bien que de saine discussion, que l'on diminue tout ce qu'on exagère.

Il y a tant de passages aussi heureux en fait d'expression que sages en matière, tant de bons conseils offerts avec netteté et appuyés avec vigueur, qu'on ne finirait pas si l'on voulait seulement en transcrire quelques-uns comme échantillons; celui qui aurait lu l'ouvrage entier pourrait toujours dire : « Mais vous » n'avez pas cité le plus beau morceau de tous. » - Nous ne ferons donc pas de citations; nous dirons seulement qu'il y a un point de vue sous lequel l'auteur sensé et spirituel n'a pas regardé l'histoire politique des deux pays voisins, et de ce point on déduit facilement toute la différence de leur état politique actuel. En Angleterre l'histoire des partis et des changements est l'histoire des compromis, des concessions réciproques. Dans toute la violence et dans tout l'acharnement des partis, jamais on ne s'est permis de pousser les différends au delà d'un certain point. Dès que le système était en danger, on s'arrêtait, non pas tout court, mais le parti le moins fort se résignait à

(1) Michel Lévy, éditeur.

offrir une portion de ce qu'il avait paru vouloir refuser à outrance et dans sa totalité; le parti le plus puissant, dont le cri avait été se contentait de ce qui lui était offert.

« tout ou rien

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Ainsi

chez nous les discussions les plus marquées, les plus longues accompagnées des rixes les plus acharnées, même celles auxquelles le peuple a pris part, ont toujours fini par quelque changement paisible, souvent par une amélioration, sujet de murmure et de grognement, de menaces même chez les uns, d'exaltation et de triomphe chez les autres, le tout mêlé avec un peu d'humeur de ce qu'ils n'avaient pas tout gagné. Mais jamais la contestation n'a mené à des voies de fait. En France, au contraire, le grand secret des compromis n'a pas été découvert ou n'a pas influé, et une grande contestation a eu pour dénoûment une révolution.

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Le progrès de nos institutions en Angleterre a été quelquefois un peu lent; leur amélioration était graduelle; mais les concessions réciproques, tout en frustrant les espérances des esprits les plus enthousiastes de chaque côté, ont donné un résultat plus avantageux pour la chose publique, avec le bien inestimable que le mouvement de la machine a été doux, sans renversement ni déchirement, sans même de secousses fortes, de temps en temps tout au plus un cahot. De crises révolutionnaires, point; d'alternatives d'anarchie et d'absolutisme, point. — Il y a plus de deux siècles depuis la dernière époque de révolution, car celle qui en porte le nom quarante ans plus tard n'était qu'un changement, et un très-petit changement dynastique et de personnes. Ce qui a approché le plus d'une crise révolutionnaire fut l'affaire de 1832, à laquelle j'ai pris part comme étant à la tête du gouvernement, avec mon cher et illustre ami lord Grey, homme d'État des plus éclairés et des plus vertueux. J'ai cru entrevoir, mais de loin, la révolution, et ses traits ne m'ont donné aucune envie de la regarder de plus près. Si, comme l'ont fait plusieurs de mes amis, lord Cochrane, M. Guizot et autres, je me mettais à écrire l'histoire de mon temps, je pourrais donner des détails qui seraient à l'appui et à la glorification de tout ce que je viens de dire. En attendant, je crois m'être assez expliqué. Ce n'est pas la

première fois que j'ai exprimé mes sentiments sur le grand sujet de notre progrès; je l'ai plus d'une fois effleuré tant dans le Parlement que dans les congrès de notre institution nationale des sciences sociales. Mais ici j'ai profité du privilége, si ce n'est un droit des gens de mon âge, de se répéter.

Encore un sujet sur lequel M. le comte d'Haussonville aurait pu donner ses bons conseils au Sénat, à la patrie et à l'Europe, c'est l'armement général, - les préparatifs de guerre au sein de la paix.

Voilà le grand fléau de notre temps. On fait du commerce, on s'occupe de travaux agricoles; on s'occupe des arts; on se voue aux sciences, mais on est armé; on fait tous les frais de la guerre en temps de paix. On travaille armé, comme dans les provinces de la Turquie septentrionale, où il n'y a point de police; le paysan va cultiver sa terre le fusil chargé à la main pour se défendre. L'Europe est dans cet état malheureux, à cause d'un trop grand appareil militaire, des armées plus fortes de beaucoup qu'il n'en faut.

Espérons, prions que cet état de choses ne dure pas trop longtemps.

BROUGHAM.

Nos deux premières feuilles étaient déjà tirées lorsque nous avons reçu l'article que lord Brougham a bien voulu nous adresser. Autrement toute la rédaction eût été d'accord pour lui offrir, en tête de notre Revue, la place due à l'éminent et sympathique étranger.

E. D.

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