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des autres, plutôt que de perdre un bon mot, méritent une peine infamante: cela n'a pas été dit, et je l'ose dire.

Il y a un certain nombre de phrases toutes faites, que l'on prend comme dans un magasin, et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les événemens. Bien qu'elles se disent souvent sans affection; et qu'elles soient reçues sans reconnaissance, il n'est pas permis avec cela de les omettre, parce que du moins elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes, ne pouvant guère compter les uns sur les autres pour la réalité, semblent être convenus entre eux de se contenter des apparences.

Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de plus, l'on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en bâtimens, et en bonne chère l'on croit avoir plus de plaisir qu'un autre à entendre, à voir et à manger : l'on impose à ses semblables, et l'on se trompe soi-même.

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La cour n'est jamais dénuée d'un certain nombre de gens en qui l'usage du monde, la politesse ou la fortune tiennent lieu d'esprit, et suppléent au mérite. Ils savent entrer et sortir, íls se tirent de la conversation en ne s'y mêlant point, ils plaisent à force de se taire, et se rendent importans par un silence longtemps soutenu, ou tout au plus par quelques monosyllabes: ils paient de mines, d'une inflexion de voix, d'un geste et d'un sourire ils n'ont pas, si je l'ose dire, deux pouces de profondeur; si vous les enfoncez, vous rencontrez le tuf.

Il y a des gens à qui la faveur arrive comme un accident; ils en sont les premiers surpris et consternés: ils se reconnaissent enfin et se trouvent dignes de leur étoile ; et comme si la stupidité et la fortune étaient deux choses incompatibles, ou qu'il fût impossible d'être heureux et sot tout à la fois, ils se croient de l'esprit, ils hasardent, que dis-je ! ils ont la confiance de parler en toute rencontre, et sur quelque matière qui puisse s'offrir, et sans nul discernement des personnes qui les écoutent : ajouterai-je qu'ils épouvantent, ou qu'ils donnent le dernier dégoût par leur fatuité et par leurs fadaises? il est vrai du moins qu'ils déshonorent sans ressource ceux qui ont quelque part au hasard de leur élévation.

Comment nommerai-je cette sorte de gens qui ne sont fins que pour les sots? je sais du moins que les habiles les confondent avec ceux qu'ils savent tromper.

C'est avoir fait un grand pas dans la finesse que de faire penser de soi que l'on n'est que médiocrement fin.

La finesse n'est ni une trop bonne,

ni une trop mauvaise qua

lité elle flotte entre le vice et la vertu : il n'y a point de ren

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contre où elle ne puisse, et peut-être où elle ne doive être suppléée par la prudence.

La finesse est l'occasion prochaine de la fourberie; de l'une à l'autre le pas est glissant le mensonge seul en fait la différence : si on l'ajoute à la finesse, c'est fourberie.

Avec les gens qui par finesse écoutent tout, et parlent peu, parlez encore moins s; ou si vous parlez beaucoup, dites peu de

chose.

Vous dépendez, dans une affaire qui est juste et importante, du consentement de deux personnes. L'un vous dit, j'y donne les mains, pourvu qu'un tel y condescende; et ce tel y condescend, et ne désire plus que d'être assuré des intentions de l'autre : cependant rien n'avance, les mois, les années s'écoulent inutilement. Je m'y perds, dites-vous, et je n'y comprends rien, il ne s'agit que de faire qu'ils s'abouchent, et qu'ils se parlent. Je vous dis, moi, que j'y vois clair, et que j'y comprends tout ils se sont parlé.

Il me semble que qui sollicite pour les autres a la confiance d'un homme qui demande justice, et qu'en parlant ou en agissant pour soi-même, on a l'embarras et la pudeur de celui qui demande grâce.

Si l'on ne se précautionne à la cour contre les piéges que l'on y tend sans cesse pour faire tomber dans le ridicule, l'on est étonné, avec tout son esprit, de se trouver la dupe de plus sots que soi.

Il y a quelques rencontres dans la vie, où la vérité et la sim-· plicité sont le meilleur manésǝ du monde.

Êtes-vous en faveur, tout manége est bon, vous ne faites point de fautes, tous les chemins vous mènent au terme : autrement tout est faute, rien n'est utile, il n'y a point de sentier qui ne vous égare.

Un homme qui a vécu dans l'intrigue un certain temps, ne peut plus s'en passer : toute autre vie pour lui est languissante.

Il faut avoir de l'esprit pour être homme de cabale : l'on peut cependant en avoir à un certain point, que l'on est au-dessus de l'intrigue et de la cabale, et que l'on ne saurait s'y assujétir; l'on va alors à une grande fortune, ou à une haute réputation par d'autres chemins.

Avec un esprit sublime, une doctrine universelle, une probité à toutes épreuves, et un mérite très-accompli, n'appréhendez pas, ô Aristide (17), de tomber à la cour, ou de perdre la faveur des grands, pendant tout le temps qu'ils auront besoin de vous.

Qu'un favori s'observe de fort près; car s'il me fait moins attendre dans son antichambre qu'à l'ordinaire, s'il a le visage

plus ouvert, s'il fronce moins le sourcil, s'il m'écoute plus volontiers, et s'il me reconduit un peu plus loin, je penserai qu'il commence à tomber, et je penserai vrai.

L'homme a bien peu de ressource dans soi-même, puisqu'il lui faut une disgrâce ou une mortification pour r le rendre plus humain, plus traitable, moins féroce, plus honnête homme.

L'on contemple dans les cours de certaines gens, et l'on voit bien à leurs discours et à toute leur conduite qu'ils ne songent ni à leurs grands-pères, ni à leurs petits-fils : le présent est pour eux ; ils n'en jouissent pas, ils en abusent.

Straton (18) est né sous deux étoiles : malheureux, heureux dans le même degré. Sa vie est un roman : non, il lui manque le vraisemblable. Il n'a point eu d'aventures, il a eu de beaux songes, il en a eu de mauvais; que dis-je! on ne rêve point comme il a vécu. Personne n'a tiré d'une destinée plus qu'il a fait l'extrême et le médiocre lui sont connus : il a brillé, : il a souffert, il a mené une vie commune rien ne lui est échappé. Il s'est fait valoir par des vertus qu'il assurait fort sérieusement qui étaient en lui: il a dit de soi « J'ai de l'esprit, j'ai du cou» rage; » et tous ont dit après lui, « Il a de l'esprit, il a du cou» rage. » Il a exercé dans l'une et dans l'autre fortune le génie du courtisan, qui a dit de lui plus de bien peut-être et plus de mal qu'il n'y en avait. Le joli, l'aimable, le rare, le merveilleux, l'héroïque, ont été employés à son éloge ; et tout le contraire a servi depuis pour le ravaler: caractère équivoque, mêlé, enveloppé une énigme, une question presque indécise.

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La faveur (19) met l'homme au-dessus de ses égaux ; et sa chute, au-dessous.

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Celui qui un beau jour sait renoncer fermement, ou à un grand nom ou à une grande autorité, ou à une grande fortune délivre en un moment de bien des peines, de bien des veilles, et quelquefois de bien des crimes.

Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes (20) qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles, ils s'évanouiront à leur tour; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place: quel fond à faire sur un personnage de comédie!

Qui à vu la cour, a vu du monde ce qui est le plus beau, le plus précieux et le plus orné : qui méprise la cour après l'avoir vue, méprise le monde.

La ville dégoûte de la province : la cour détrompe de la ville, et guérit de la cour.

Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite.

CHAPITRE IX.

DES GRANDS.

La prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle, et l'entêtement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs manières si général, que s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait à l'idolâtrie.

Si vous êtes né vicieux, ô Théagène (1), je vous plains: si vous le devenez par faiblesse pour ceux qui ont intérêt que vous le soyez, qui ont juré entre eux de vous corrompre, et qui se vantent déjà de pouvoir y réussir, souffrez que je vous méprise. Mais si vous êtes sage, tempérant, modeste, civil, généreux, reconnaissant, laborieux, d'un rang d'ailleurs et d'une naissance à donner des exemples plutôt qu'à les prendre d'autrui, et à faire les règles plutôt qu'à les recevoir, convenez avec cette sorte de gens de suivre par complaisance leurs déréglemens, leurs vices et leur folie, quand ils auront, par la déférence qu'ils vous doivent, exercé toutes les vertus que vous chérissez ironie forte, mais utile, très-propre à mettre vos mœurs en sûreté, à renverser tous leurs projets, et à les jeter dans le parti de continuer d'être ce qu'ils sont, et de vous laisser tel que vous êtes.

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L'avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit. Je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublemens, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous, et leurs flatteurs : mais je leur envie le bonheur d'avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les passent quelquefois.

Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie : mais de rendre un cœur content, de combler une âme de joie, de prévenir d'extrêmes besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend point jusque-là.

On demande si en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarquerait pas un mélange, ou une espèce de compensation de bien La Bruyère.

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et de mal, qui établirait entre elles l'égalité, ou qui ferait du moins que l'une ne serait guère plus désirable que l'autre. Celui qui est puissant, riche, et à qui il ne manque rien, peut former cette question, mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide.

Il ne laisse pas d'y avoir comme un charme attaché à chacune des différentes conditions, et qui y demeure, jusques à ce que la misère l'en ait ôté. Ainsi les grands se plaisent dans l'excès, et les petits aiment la modération : ceux-là ont le goût de dominer et de commander, et ceux-ci sentent du plaisir et même de la vanité à les servir et à leur obéir : les grands sont entourés, salués, respectés; les petits entourent, saluent, se prosternent;

et tous sont contens.

Il coûte si peu aux grands à ne donner que des paroles, et leur condition les dispense si fort de tenir les belles promesses qu'ils vous ont faites, que c'est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement.

Il est vieux et usé (2), dit un grand, il s'est crevé à me suivre, qu'en faire? Un autre plus jeune enlève ses espérances, et obtient le poste qu'on ne refuse à ce malheureux, que parce qu'il l'a trop mérité.

Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux; Philante a du mérite, de l'esprit, de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l'attachement pour son maître, et il en est médiocrement considéré, il ne plaît pas, il n'est pas goûté : expliquez-vous, est-ce Philante, ou le grand qu'il sert, que vous condamnez?

Il est souvent plus utile de quitter les grands que de s'en plaindre.

Qui peut dire pourquoi quelques uns ont le gros lot, ou quelques autres la faveur des grands?

Les grands sout si heureux, qu'ils n'essuient pas même, dans toute leur vie, l'inconvénient de regretter la perte de leurs meilleurs serviteurs, ou des personnes illustres (3) dans leur genre, dont ils ont tiré le plus de plaisir et le plus d'utilité. La première chose que la flatterie sait faire après la mort de ces hommes uniques, et qui ne se réparent point, est de leur supposer des endroits faibles, dont elle prétend que ceux qui leur succèdent (4) sont très-exempts: elle assure que l'un avec toute la capacité et toutes les lumières de l'autre dont il prend la place, n'en a point les défauts, et ce style sert aux princes à se consoler du grand et de l'excellent par le médiocre.

Les grands dédaignent les gens d'esprit qui n'ont que de l'esprit les gens d'esprit méprisent les grands qui n'ont que de la

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