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I

Le peuple paisible 1 dans ses foyers, au milieu des siens, et dans le sein d'une grande ville où il n'a rien à craindre ni pour ses biens ni pour sa vie, respire le feu et le sang, s'occupe de guerres, de ruines, d'embrasements et de massacres, souffre impatiemment que des armées qui tiennent la campagne ne viennent point à se rencontrer, ou si elles sont une fois en présence, qu'elles ne combattent point, ou si elles se mêlent, que le combat ne soit pas sanglant, et qu'il y ait moins de dix mille hommes sur la place. Il va même souvent jusqu'à oublier ses intérêts les plus chers, le repos et la sûreté, par l'amour qu'il a pour le changement, et par le goût de la nouveauté, ou des choses extraordinaires. Quelques uns consentiroient à voir une autre fois les ennemis aux portes de Dijon on de Corbic, à voir tendre des chaînes, et faire des barricades, pour le seul plaisir d'en dire ou d'en apprendre la nouvelle.

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Démophile à ma droite se lamente et s'écrie: Tout est perdu, c'est fait de l'état, il est du moins sur le penchant de sa ruine. Comment résister à une si forte et si générale conjuration? Quel moyen, je ne dis pas d'être supérieur, mais de suffire seul à tant et de si puissants ennemis? Cela est sans exemple dans la monarchie. Un héros, un Achille y succomberoit. On a fait, ajoute-t-il, de lourdes fautes : je sais bien ce que je dis, je suis du métier, j'ai vu la guerre, et l'histoire m'en a beaucoup appris. Il parle là-dessus avec admiration d'Olivier

Le Daim et de Jacques Coeur : c'étoient là des hommes, dit-il, c'étoient des ministres. Il débite ses nouvelles, qui sont toutes les plus tristes et les plus désavantageuses que l'on pourroit feindre : tantôt un parti des nôtres a été attiré dans une embuscade, et taillé en pièces : tantôt quelques troupes renfermées dans un château se sont rendues aux ennemis à discrétion et ont passé par le fil de l'épée. Et si vous lui dites que ce bruit est faux et qu'il ne se confirme point, il ne vous écoute pas : il ajoute qu'un tel général a été tué; et bien qu'il soit vrai qu'il n'a reçu qu'une légère blessure, et que vous l'en assuriez, il déplore sa mort, il plaint sa veuve, ses enfants, l'état, il se plaint lui-même, «< il a » perdu un bon ami et une grande protection. » Il dit que la cavalerie allemande est invincible: il pâlit au seul nom des cuirassiers de l'empereur. Si l'on attaque cette place, continue-t-il, on levera le siége, ou l'on demeurera sur la défensive sans livrer de combat, ou si on le livre, on le doit perdre; et si on le perd, voilà l'ennemi sur la frontière. Et comme Démophile le fait voler, le voilà dans le cœur du royaume : il entend déjà sonner le beffroi des villes, et crier à l'alarme : il songe à son bien et à ses terres : où conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille? où se réfugiera-t-il? en Suisse ou à Venise?

Mais à ma gauche Basilide 1 met tout d'un coup sur pied une armée de trois cent mille hommes, il n'en rabattroit pas une seule brigade : il a la liste

des escadrons et des bataillons, des généraux et des officiers; il n'oublie pas l'artillerie ni le bagage. Il dispose absolument de toutes ces troupes : il en envoie tant en Allemagne et tant en Flandre : il réserve un certain nombre pour les Alpes, un peu moins pour les Pyrénées, et il fait passer la mer à ce qui lui reste. Il connoit les marches de ces armées, il sait ce qu'elles feront et ce qu'elles ne feront pas; vous diriez qu'il ait l'oreille du prince, ou le secret du ministre. Si les ennemis viennent de perdre une bataille où il soit demeuré sur la place quelque neuf à dix mille hommes des leurs, il en compte jusqu'à trente mille, ni plus ni moins, car ses nombres sont toujours fixes et certains, comme de celui qui est bien informé. S'il apprend le matin que nous avons perdu une bicoque, nonseulement il envoie s'excuser à ses amis qu'il a la veille conviés à dîner, mais même ce jour-là il ne dine point; et s'il soupe, c'est sans appétit. Si les nôtres assiégent une place très-forte, très-régulière, pourvue de vivres et de munitions, qui a une bonne garnison, commandée par un homme d'un grand courage, il dit que la ville a des endroits foibles et mal fortifiés, qu'elle manque de poudre, que son gouverneur manque d'expérience, et qu'elle capi tulera après huit jours de tranchée ouverte. Une autre fois il accourt tout hors d'haleine, et après avoir respiré un peu : Voilà, s'écrie-t-il, une grande' nouvelle, ils sont défaits à plate couture, le géné ral, les chefs, du moins une bonne partie, tout est

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tué, tout a péri: voilà, continue-t-il un grand massacre, et il faut convenir que nous jouons d'un grand bonheur. Il s'assied, il souffle après avoir débité sa nouvelle, à laquelle il ne manque qu'une circonstance, qui est qu'il y ait eu une bataille. Il assure d'ailleurs qu'un tel prince renonce à la ligue et quitte ses confédérés, qu'un autre se dispose à prendre le même parti : il croit fermement 1 avec la populace qu'un troisième est mort, il nomme le lieu où il est enterré; et quand on est détrompé aux halles et aux faubourgs, il parie encore pour l'affirmative. Il sait, par une voie indubitable, que Tekeli fait de grands progrès contre l'empereur, que le grand-seigneur arme puissamment, ne veut point de paix, et que son visir va se montrer une autre fois aux portes de Vienne : il frappe des mains, et il tressaille sur cet événement dont il ne doute plus. La triple alliance chez lui est un Cerbère, et les ennemis autant de monstres à assommer. Il ne parle que de lauriers, que de palmes, que de triomphes, et que de trophées. Il dit dans le discours familier, «Notre auguste héros, notre » grand potentat, notre invincible monarque. » Réduisez-le si vous pouvez à dire simplement «Le roi a beaucoup d'ennemis, ils sont puissants, >> ils sont unis, ils sont aigris, il les a vaincus, » j'espère toujours qu'il les pourra vaincre. » Ce style, trop ferme et trop décisif pour Démophile, n'est pour Basilide ni assez pompeux, ni assez exagéré : il a bien d'autres expressions en tête : il

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travaille aux inscriptions des arcs et des pyramides qui doivent orner la ville capitale un jour d'entrée; et dès qu'il entend dire que les armées sont en présence, ou qu'une place est investie, il fait déplier sa robe et la mettre à l'air, afin qu'elle soit toute prête pour la cérémonie de la cathédrale.

Il faut que le capital d'une affaire qui assemble dans une ville les plénipotentiaires ou les agents des couronnes et des républiques soit d'une longue et extraordinaire discussion, si elle leur coûte plus de temps, je ne dis pas que les seuls préliminaires, mais que le simple réglement des rangs, des pré séances, et des autres cérémonies.

Le ministre ou le plénipotentiaire est un caméléon, est un Protée : semblable quelquefois à un joueur habile, il ne montre ni humeur, ni complexion, soit pour ne point donner lieu aux conjectures, ou se laisser pénétrer, soit pour ne rien laisser échapper de son secret par passion ou par foiblesse. Quelquefois aussi il sait feindre le caractère le plus conforme aux vues qu'il`a, et aux besoins où il se trouve, et paroître tel qu'il a intérêt que les autres croient qu'il est en effet. Ainsi dans une grande puissance, ou daus une grande foiblesse qu'il veut dissimuler, il est ferme et inflexible, pour ôter l'envie de beaucoup obtenir; ou il est facile, pour fournir aux autres les occasions de lui demander,' et se donner la même licence. Une autre fois, ou il est profond et dissimulé, pour cacher une vérité en l'annonçant, parce qu'il lui importe qu'il l'ait

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