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fait pas l'honneur de lui croire parmi les ennemis de l'empire un ennemi.

Un homme de mérite se donne, je crois, un joli spectacle, lorsque la même place à une assemblée ou à un spectacle, dont il est refusé, il la voit accorder à un homme qui n'a point d'yeux pour voir, ni d'oreilles pour entendre, ni d'esprit pour connaître et pour juger; qui n'est recommandable que par de certaines livrées, que même il ne porte plus.

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Théodote (15) avec un habit austère a un visage comique et d'un homme qui entre sur la scène : sa voix, sa démarche, son geste, son attitude accompagnent son visage : il est fin, cauteleux, doucereux, mystérieux, il s'approche de vous, et il vous dit à l'oreille voilà un beau temps, voilà un beau dégel. S'il n'a pas les grandes manières, il a du moins toutes les petites, et celles même qui ne conviennent guère qu'à une jeune précieuse. Imaginez-vous l'application d'un enfant à élever un château de carte ou à se saisir d'un papillon, c'est celle de Théodote pour une affaire de rien, et qui ne mérite pas qu'on s'en remue; il la traite sérieusement et comme quelque chose qui est capital, il agit, il s'empresse, il la fait réussir le voilà qui respire et qui se repose, et il a raison, elle lui a coûté beaucoup de peine. L'on voit des gens enivrés, ensorcelés de la faveur : ils y pensent le jour, ils y rêvent la nuit : ils montent l'escalier d'un ministre et ils en descendent, ils sortent de son antichambre et ils y rentrent, ils n'ont rien à lui dire et ils lui parlent; ils lui parlent une seconde fois, les voilà contens, ils lui ont parlé. Pressez-les, tordez-les, ils dégouttent l'orgueil, l'arrogance, la présomption vous leur adressez la parole, ils ne vous répondent point, ils ne vous connaissent point, ils ont les yeux égarés et l'esprit aliéné: c'est à leurs parens à en prendre soin et à les renfermer, de peur que leur folie ne devienne fureur, et que le monde n'en souffre. Théodote a une plus douce manie: il aime la faveur éperdument, mais sa passion a moins d'éclat : il lui fait des vœux en secret, il la cultive, il la sert mystérieusement: il est au guet et à la découverte sur tout ce qui paraît de nouveau avec les livrées de la faveur : ont-ils une prétention, il s'offre à eux, il s'intrigue pour eux, il leur sacrifie sourdement mérite, alliance, amitié, engagement, reconnaissance. Si la place d'un Cassini devenait vacante, et que le Suisse ou le Postillon du favori s'avisât de la demander, il appuierait sa demande, il le jugerait digne de cette place, il le trouverait capable d'observer et de calculer, de parler de parélies et de parallaxes. Si vous demandiez de Théodote s'il est auteur ou plagiaire, original ou copiste, je vous donnerais ses ouvrages, et je

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vous dirais, lisez et jugez mais s'il est dévot ou courtisan, qui pourrait le décider sur le portrait que j'en viens de faire? Je prononcerais plus hardiment sur son étoile : oui, Théodote, j'ai observé le point de votre naissance, vous serez placé, et bientôt; ne veillez plus, n'imprimez plus, le public vous demande quartier.

N'espérez plus de candeur, de franchise, d'équité, de bons offices, de services, de bienveillance, de générosité, de fermeté dans un homme qui s'est depuis quelque temps livré à la cour, et qui secrètement veut sa fortune. Le reconnaissez-vous à son visage, à ses entretiens? Il ne nomme plus chaque chose par son nom : il n'y a plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots et d'impertinens. Celui dont il lui échapperait de dire ce qu'il en pense, est celui-là même qui, venant à le savoir, l'empêcherait de cheminer. Pensant mal de tout le monde, il n'en dit de personne; ne voulant du bien qu'à lui seul, il veut persuader qu'il en veut à tous, afin que tous lui en fassent, ou que nul du moins lui soit contraire. Non content de n'être pas sincère, il ne souffre pas que personne le soit; la vérité blesse son oreille; il est froid et indifférent sur les observations que l'on fait sur la cour et sur le courtisan; et parce qu'il les a entendues, il s'en croit complice et responsable. Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une triste circonspection dans sa conduite et dans ses discours, une raillerie innocente, mais froide et contrainte, un ris forcé, des caresses contrefaites, une conversation interrompue, et des distractions fréquentes : il a une profusion, le dirai-je? des torrens de louanges pour ce qu'a fait ou ce qu'a dit un homme placé et qui est en faveur, et pour tout autre une sécheresse de pulmonique : il a des formules de complimens différens pour l'entrée et pour la sortie à l'égard de ceux qu'il visite ou dont il est visité; et il n'y a personne de ceux qui se paient de mines et de façons de parler, qui ne sorte d'avec lui fort satisfait. Il vise également à se faire des patrons et des créatures : il est médiateur, confident, entremetteur, il veut gouverner : il a une ferveur de novice pour toutes les petites pratiques de cour: il sait où il faut se placer pour être vu: il sait vous embrasser, prendre part à votre joie, vous faire coup sur coup des questions empressées sur votre santé, sur vos affaires ; et pendant que vous lui répondez, il perd le fil de sa curiosité, vous interrompt, entame un autre sujet ; ou s'il survient quelqu'un à qui il doive un discours tout différent, il sait, en achevant de vous congratuler, lui faire un compliment de condoléance; il pleure d'un œil, et il rit de l'autre. Se formant quelquefois sur les ministres ou sur le favori, il parle en public de choses frivoles, du vent, de la

gelée il se tait au contraire, et fait le mystérieux sur ce qu'il sait de plus important, et plus volontiers encore sur ce qu'il ne sait point.

Il y a un pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels. Qui croirait que l'empressement pour les spectacles, que les éclats et les applaudissemens aux théâtres de Molière et d'Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels, couvrissent tant d'inquiétudes, de soins et de divers intérêts, tant de craintes et d'espérances, des passions si vives, et des affaires si sérieuses?

La vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique: il faut arranger ses pièces et ses batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de son adversaire, hasarder quelquefois, et jouer de caprice; et après toutes ses rêveries et toutes ses mesures on est échec, quelquefois mat. Souvent avec des pions qu'on ménage bien, on va à dame, et l'on gagne la partie : le plus habile l'emporte, ou le plus heureux.

Les roues, les ressorts, les mouvemens sont cachés, rien ne paraît d'une montre que son aiguille, qui insensiblement s'avance et achève son tour image du courtisan d'autant plus parfaite, qu'après avoir fait assez de chemin, il revient au même point d'où il est parti.

Les deux tiers de ma vie sont écoulés, pourquoi tant mʼinquiéter sur ce qui m'en reste? La plus brillante fortune ne mérite point ni le tourment que je me donne, ni les petitesses où je me surprends, ni les humiliations, ni les hontes que j'essuie: trente années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne voyait bien qu'à force de lever la tête ; nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement, et de qui j'espérais toute ma grandeur : le meilleur de tous les biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la retraite un endroit qui soit son domaine. N** a pensé cela dans sa disgrâce, et l'a oublié dans la prospérité.

et

Un noble, s'il vit chez lui dans sa province, il vit libre, mais sans appui; s'il vit à la cour, il est protégé, mais il est esclave: cela se compense.

Xantippe (16), au fond de sa province, sous un vieux toit, et dans un mauvais lit, a rêvé pendant la nuit qu'il voyait le prince, qu'il lui parlait, et qu'il en ressentait une extrême joie : il a été triste à son réveil : il a conté son songe, et il a dit; quelles chimères ne tombent point dans l'esprit des hommes pendant qu'ils dorment! Xantippe a continué de vivre, il est venu à la cour, il a vu le prince, il lui a parlé; et il a été plus loin que son songe, il est favori.

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Qui est plus esclave qu'un courtisan assidu, si ce n'est un courtisan plus assidu?

L'esclave n'a qu'un maître : l'ambitieux en a autant qu'il y a de gens utiles à sa fortune.

Mille gens à peine connus font la foule au lever pour être vus du prince qui n'en saurait voir mille à la fois; et s'il ne voit aujourd'hui que ceux qu'il vit hier et qu'il verra demain, combien de malheureux !

De tous ceux qui s'empressent auprès des grands et qui leur font la cour, un petit nombre les recherche par des vues d'ambition et d'intérêt, un plus grand nombre par une ridicule vanité, ou par une sotte impatience de se faire voir.

Il y a de certaines familles qui, par les lois du monde, ou ce qu'on appelle de la bienséance, doivent être irréconciliables: les voilà réunies; et où la religion a échoué quand elle a voulu l'entreprendre, l'intérêt s'en joue, et le fait sans peine.

L'on parle d'une région où les vieillards sont galaus, polis et civils, les jeunes gens au contraire durs, féroces, sans mœurs ni politesse; ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir : ils leur préferent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s'enivre que de vin: l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait, le leur a rendu insipide. Ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-devie, et par toutes les liqueurs les plus violentes: il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau-forte. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils, et leurs épaules qu'elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n'est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers qu'ils préferent aux naturels, et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu'on ne connaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d'ailleurs ont leur dieu et leur roi : les grands de la nation s'assemblent tous les jours à une certaine heure dans un temple qu'ils nomment église. Il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables. Les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement aux prêtres et aux saints mystères, et

les faces élevées vers leur roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur appliqué. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination; car le peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment Versailles; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus d'onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons.

Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints.

Les grands seigneurs sont pleins d'égards pour les princes; c'est leur affaire, ils ont des inférieurs les petits courtisans se relâchent sur ces devoirs, font les familiers, et vivent comme gens qui n'ont d'exemples à donner à personne.

Que manque-t-il de nos jours à la jeunesse ? elle peut, et elle sait ou du moins quand elle saurait autant qu'elle peut, elle ne serait pas plus décisive.

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Faibles hommes! un grand dit de Timagène, votre ami qu'il est un sot, et il se trompe : je ne demande pas que vous répliquiez qu'il est homme d'esprit ; osez seulement penser qu'il n'est pas un sot.

De même il prononce d'Iphicrate qu'il manque de cœur : vous lui avez vu faire une belle action, rassurez-vous; je vous dispense de la raconter, pourvu qu'après ce que vous venez d'entendre, vous vous souveniez encore de la lui avoir vu faire.

Qui sait parler aux rois, c'est peut-être où se termine toute la prudence et toute la souplesse du courtisan. Une parole échappe et elle tombe de l'oreille du prince bien avant dans sa mémoire, et quelquefois jusques dans son cœur ; il est impossible de la ravoir; tous les soins que l'on prend et toute l'adresse dont on use pour l'expliquer ou pour l'affaiblir, servent à la graver plus profondément et à l'enfoncer davantage : sice n'est que contre nous-mêmes que nous ayons parlé, outre que ce malheur n'est pas ordinaire, il y a encore un prompt remède, qui est de nous instruire par notre faute, et de souffrir la peine de notre légèreté: mais si c'est contre quelque autre, quel abattement, quel repentir! Y a-t-il une règle plus utile contre un si dangereux inconvénient, que de parler des autres au souverain, de leurs perde leurs ouvrages, de leurs actions, de leurs mœurs, ou de leur conduite, du moins avec l'attention, les précautions et les mesures dont on parle de soi?

sonnes,

Diseurs de bons mots, mauvais caractère; je le dirais, s'il n'avait été dit. Ceux qui nuisent à la réputation, ou à la fortune

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