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Lundi 17 mai 1852.

ARMAND CARREL.

(Fin.)

Je n'insisterais pas à ce degré sur Carrel, si ce n'avait pas été l'homme le plus remarquable de l'opposition anti-dynastique dans la presse sous Louis-Philippe, l'adversaire le plus élevé et le plus redoutable, et celui qu'on dut regretter le plus de s'être aliéné; si, à travers ses violences mêmes, il n'y avait pas en lui un fonds d'esprit juste et de bon sens sévère; si, dans l'expression et dans le style enfin, il ne se trouvait pas être un écrivain de vieille roche et de la meilleure qualité. Un enseignement moral, d'ailleurs, sortira de tout ceci et va se déduire de lui-même par le développement naturel de l'homme.

Voilà donc Carrel qui, en reprenant la plume après la révolution de 1830, s'est dit qu'il ne voulait pas faire d'opposition systématique; qu'il ne voulait que conseiller, appuyer de ses idées un pouvoir ami; qu'il n'y avait plus, en quelque sorte, que des questions d'intérieur et de ménage à éclaircir entre la royauté consentie et ceux qui en avaient procuré l'avénement; et, malgré tout, il est bientôt amené par le cours même des choses, par le train du jeu, par l'action et la passion qu'il y met, à devenir hostile, amer, et en peu de temps irréconciliable.

Au commencement de 1831, dans les mois qui précédèrent le ministère de Casimir Périer, la monarchie de Louis-Philippe, à peine naissante, semblait déjà sur le point de mourir, et elle s'en allait véritablement toute seule d'inertie et de langueur.

Le ministère de M. Laffitte avait pris au sérieux toutes les théories de l'opposition des quinze ans, et, en les transportant dans le Gouvernement, il le rendait impossible. Qu'on n'impute point à Carrel d'avoir été dans de telles idées, dans de pareilles illusions sur ce que c'est que l'homme et la société. Parlant de la dévastation de Saint-Germain-l'Auxerrois, du sac de l'Archevêché, signalant la faiblesse de conduite et de langage des organes de la force publique, il en déplorait l'abaissement; « Pour calmer l'émeute, disait-il, on s'humilie devant elle... Une république fondée sur les lois, la république du Consulat, par exemple, ne s'accommoderait pas du désordre, et l'étrange monarchie conçue par les centres de la Chambre, la monarchie attendant des lois et n'osant en faire, s'arrange de ces déplorables scènes. » (16 février 1831.) La république du Consulat! Carrel donnait là l'idéal de sa forme préférée de Gouvernement: mais il restait par trop dans son rôle de journaliste, quand il accusait uniquement de ces désordres populaires le manque d'institutions. Les institutions, en ces heures de trouble et de crise, ne valent que ce que vaut l'homme qui les tient en main; il n'y a de république du Consulat que quand il y a un Consul, un chef. Carrel le savait bien; tout en saluant d'une expression de regret et de compassion le ministère Laffitte au moment de sa retraite, il disait en le qualifiant d'un mot : « M. Laffitte a fait l'essai non pas d'un système, mais de l'absence de tout système, mais du Gouvernement par abandon. » Comment se fait-il donc qu'au moment où ce système à la dérive cessait, où un homme ferme et impérieux, Casimir Périer, se saisissait du pouvoir et allait par son énergie créer à la monarchie de Louis-Philippe le ressort sur lequel elle a vécu depuis, comment se fait-il que Carrel ait poussé un cri de colère, et l'ait dénoncé à l'instant comme le Polignac de la branche cadette, et qui allait consommer l'attentat contre les opinions véritablement nationales?

Carrel était persuadé (et en cela il se trompa, il crut trop à ce qu'il désirait) qu'une guerre générale était alors inévitable, et que, puisqu'elle l'était, il en fallait saisir l'occasion pour se relever des traités de 1845. Dès lors, en voyant arriver un ministère qui disait : « J'éviterai la guerre au dehors, et pour cela je rétablirai, avant tout, l'ordre au dedans,» il frémit avec sincérité, il poussa le cri d'alarme en toute franchise :

<< Malheur, s'écriait-il (16 mars), malheur à qui coupe les jarrets de son coursier pour n'être pas emporté par lui! Le hardi cavalier sait qu'il a besoin des jambes de l'animal fougueux qui le porte; mais il fait jouer à propos le mors et l'éperon. C'est par cette figure qu'un grand homme d'État anglais a donné l'idée la plus frappante de ce que doit être le Gouvernement chez une nation forte, une nation qui a de grandes facultés et de grandes passions: car il n'y a point de grandes facultés sans grandes passions; et malheur aux nations qui ne sont point passionnées! elles ne sont faites que pour l'esclavage. »

Il est revenu plus d'une fois, dans des pages dignes d'un vrai politique et d'un historien, sur ce que c'est que l'heure de l'entraînement dans une nation, et sur le parti qu'on en peut tirer pour de grandes choses :

« Il y a de profonds politiques, dit-il avec raillerie (26 septembre 4831), qui ne croient pas qu'on puisse faire autre chose que du désordre par l'entraînement, et qui prétendent que c'est la ressource de l'incapacité... Il y a aussi, dans l'opposition, des hommes qui ont lu l'histoire, et qui se sont persuadé qu'en politique comme en guerre, ce qui distingue le génie de la capacité vulgaire, c'est de saisir l'entraînement et de s'en servir. Mirabeau, Pitt et Bonaparte, pour ne pas aller chercher loin les autorités, n'ont jamais eu d'autre secret que celui-là. Ce n'est pas d'aujourd'hui que le monde est partagé par la querelle de l'esprit hardi et de l'esprit traînard. Le premier est propre aux grandes choses, et le second aux petites affaires. Ils ont chacun. leur moment; car une nation ne peut pas toujours faire de grandes choses: il lui faut se reposer de temps en temps et reprendre haleine sous la main des spirituels diseurs de riens. Mais, le lendemain d'une révolution, il lui faut des hommes, parce qu'une révolution entraîne toujours après elle une grande besogne. Qu'eût fait l'Angleterre en 1688, sans son Guillaume III?

« On ne prêche pas l'entraînement, on ne le prêche pas plus que la force: il est ou n'est pas... »

Il reconnaissait, à la date où il écrivait ces lignes, que. l'heure était déjà passée, et il en souffrait. Au fond, ces sortes de querelles, qu'agitait un opposant comme Carrel, sont insolubles. La politique qu'il conseillait ne saurait se séparer de l'homme même qui l'eût fait prévaloir et qui l'eût dirigée. Cet homme ayant manqué à l'heure opportune, le cours des événements et des opinions s'était dirigé autrement et au hasard; au point où le prit Casimir Périer, il fit la seule chose forte et hardie qui était possible alors: il mit un bras de fer dans la

roue du char lancé à l'aventure, et l'arrêta. L'histoire lui a rendu toute justice aujourd'hui.

Carrel lui-même, si injuste avec lui dans le détail, lui niant perpétuellement ce qui allait se réaliser le lendemain, lui contestant l'énergie honorable qu'il montra en Belgique et à Ancône, et ces actes efficaces qui donnèrent alors au Gouvernement de Juillet une attitude; Carrel, si cruel une fois et si impitoyable pour lui, puisque, parlant du ministre déjà mourant, il disait (7 avril 1832): « Espérons qu'il vivra assez pour rendre ses comptes à la France; » Carrel fut plus juste le jour de la mort de Périer, et il écrivit ces lignes (17 mai), où il lui rend témoignage pour la qualité que lui-même prisait le plus :

« M. Périer n'était pas fait pour l'opposition prise dans l'acception populaire du mot. Ses instincts, d'autres diront peut-être son génie, le conduisaient à sympathiser plutôt avec les idées d'ordre, de stabilité, de Gouvernement, qu'avec les principes de liberté, de réforme, de progrès. Aussi le pouvoir, qui l'a dépopularisé, l'a en même temps grandi, Comme la plus belle des facultés humaines est la volonté, il a pu montrer dans le Gouvernement, et à un assez haut degré, une espèce de volonté qui, dans l'opposition, ne semblait que de l'esprit de harcèlement. M. Périer avait du goût pour le pouvoir. Si sa volonté eût été aussi éclairée que tenace, c'eût été un chef de Gouvernement assez remarquable; mais il péchait par le jugement. La violence du tempérament étouffait en lui les considérations de la prudence... >>

Et il rentre ici dans ses injustices d'opposant; mais on a pu sentir dans ces lignes un hommage qui est d'autant plus significatif qu'il est comme arraché.

Pendant toute la durée de ce ministère Périer, Carrel développa son opposition dans des articles d'une chaude véhémence et d'une logique aguerrie, qui constituent tout un art savant de bataille et où il ne fut pas toujours vaincu. On doit citer d'un bout à l'autre sa vigoureuse et légitime discussion contre l'hérédité de la pairie et sur l'impossibilité de créer une aristocratie nobiliaire en France. Il l'emporta ici sur le ministère même, qui fut contraint d'accéder à cette pairie sans hérédité et de la proposer telle, tout en désirant et regrettant le contraire. Carrel triomphait de cette inconséquence et de cette contradiction d'un si impérieux adversaire qui, vaincu sur un point de cette importance, ne se retirait pas. Il l'en

raillait, il l'en poussait à outrance; on peut voir, entre autres morceaux à demi oratoires, une prise à partie poignante qui est un modèle de ce genre d'éloquence insultante et d'invective raisonneuse : « Si j'avais cru, il y a un an, etc. » (30 mars 1831.)

Si l'on voulait un jour donner idée du talent polémique de Carrel sur une échelle étendue, il faudrait réunir les cinq ou six grands articles qu'il a écrits dans cette discussion mémorable sur la pairie : c'est ce que j'appelle sa bataille rangée, la seule qu'il ait gagnée. Dans les autres questions qu'il engagea plus tard et hors du cercle constitutionnel, il fit plutôt la guerre en chef de partisans ou de guérillas dans les montagnes.

Dans ces parties où le talent de Carrel se développe et se déploie, il garde le même caractère que j'ai déjà indiqué. Le fond est d'un raisonnement serré, exact, enchaîné, et qui ne donne point prise; c'est un maître dialecticien. En cela, s'il est permis de comparer les discussions politiques aux controverses théologiques, je dirais que Carrel était de l'école ancienne d'Arnauld et de Nicole, de celle de Pascal les jours où Pascal ne se dessine pas trop. Nous avons eu, à côté de Carrel et de son temps, de très-habiles et très-distingués journalistes politiques; nous en avons, nous en avions hier encore, parmi les plus jeunes, de très-originaux et de très-saillants. Carrel n'avait rien de ces saillies à la moderne et un peu hasardées : sa forme est sévère; elle est véritablement classique. Ce qu'on sent peut-être encore le mieux en le lisant, sous les violences de la passion ou les exigences du métier, c'est un bon et solide esprit. Nous connaissons tous l'excellent style et l'excellent esprit de notre ami M. de Sacy des Débats: eh bien! le style de Carrel, quant au fond, diffère peu de celui de M. de Sacy, et ce n'est guère que cette même langue, plus animée de passion, plus trempée d'amertume et plus acérée. En un mot, dans cette rude guerre qu'il soutint durant près de six années, les soldats de Carrel sont vigoureux, fermes, adroits, infatigables, ils ne sont pas brillants; ils n'ont pas de casque au soleil. Son expression luit rarement, et ne rit jamais. Il a une propriété de termes exacte et forte, et qui enfonce; mais il reste rarement, quand on l'a lu, des traits marquants, isolés, et comme des fragments de javelot, dans la mémoire.

Le rayon poétique lui a toujours manqué. Il avait parfois, ai-je dit, l'attitude d'Ajax : mais son casque était sans aigrette,

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