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en échange de leurs services, et parmi eux quelques grands savants, y compris Ramus. Mais les servitudes ne sont pas toutes également dures, et tous les maîtres ne se ressemblent pas. Le procureur Engelhardt, chez qui entra Sastrow, avait pour femme une mégère, aussi acariâtre qu'avaricieuse. Elle pleurait la vie à son mari, lui ôtait le verre des mains, et nourrissait tout son monde de bouillon clair et de bouillie d'avoine. Les gobelets où elle versait la bière et le vin étaient de la contenance d'une mangeoire de pigeon. En revanche, on avait l'eau à discrétion.

La peinture que fait Sastrow de cet étroit et disgracieux intérieur ne ferait pas mauvaise figure dans un chapitre de Gil Blas. Ce qui l'aidait à patienter, c'est qu'il se flattait de sortir riche de cette maigre maison. Il grossoyait sans relâche, rédigeait force requêtes à l'empereur ou aux princes pour les juifs de Souabe et du Palatinat, qui payaient grassement : « Notre maître nous laissait faire, mon compagnon de servitude et moi. Il savait que nous n'étions pas d'humeur à besogner gratis. Aiguillonnés par l'espoir du gain, nous prenions même sur notre sommeil. Nous avions aussi le pourboire des clients contre la promesse de ne pas négliger leur affaire. Les recettes se versaient dans une solide boîte de fer, vissée à la fenêtre de l'étude; le docteur Engelhardt en gardait la clé. Notre évaluation portait ce trésor à cent couronnes

1. La Jeunesse de Calvin, par Abel Lefranc. Paris, 1888. Fischbacher.

au moins. Quelle joie de se le partager! Or, quand il sut que je le quittais, le procureur vint à l'étude, ouvrit en notre présence la boîte et la vida. Oh! l'admirable collection de couronnes, de florins, de batzen, de gros, de pièces de Schreckenberg et d'autres belles monnaies tant allemandes que welches! M. Engelhardt me donna une couronne, une seconde à mon camarade et empocha le reste. Stupéfaits, consternés, ahuris, nous le vîmes s'éloigner avec le fruit de nos veilles et de nos sueurs. »>

Après avoir dit adieu à son procureur, il passa quelques semaines à Pforzheim, dans la chancellerie du margrave Ernest encore une maison maigre, et le chancelier était le plus morose des docteurs en droit. Les ratures lui faisaient horreur. On avait beau gratter si proprement qu'elles étaient invisibles, en plein midi il allumait une chandelle, passait devant la flamme l'acte sur peau de vélin, découvrait le défaut et déchirait. Sastrow.quitta bien vite son chancelier morose et partit pour Worms. Il y connut la faim, la soif, la misère noire. Ce fils du riche bourgeois de la rue de la Passe portait sur lui toute sa fortune deux chemises, une rapière et 6 florins, et ses chausses lui tombaient sur les talons. A l'heure où l'on dîne, il achetait pour un pfennig de pain, qu'il mangeait près d'une fontaine. Le soir, pour un kreutzer, quelque gargotier l'autorisait à dormir sur un banc. Il vendit l'une de ses chemises. Il allait au Rhin laver celle qui lui restait et attendait au soleil qu'elle fût sèche.

Tout à coup la scène change. Le 9 juillet 1545,

il entre comme scribe chez Christophe de Loewenstein, receveur de l'ordre de Saint-Jean. Chargé par les chevaliers de Malte d'encaisser les redevances de leurs commanderies dans la haute et la basse Allemagne, il en avait sept pour sa part et huit chevaux à l'écurie. Une grande route passait devant son opulent château, où lansquenets et reîtres faisaient toujours une étape, certains d'y trouver à toute heure le couvert mis et d'y savourer de succulents morceaux copieusement arrosés. Christophe de Loewenstein avait acquis ses bénéfices par sa bravoure au siège de Rhodes, et il était resté homme de guerre. Il entretenait à demeure une concubine; il la choisissait jolie, l'habillait, la parait; quand il voulait se rajeunir, il la mariait à l'un de ses piqueurs et en prenait une autre. Son chapelain, de principes peu rigides, s'arrêtait toujours dans la cuisine en allant à la chapelle.

<< Seigneur Jean, lui disait-on, osez-vous bien manger avant d'aller dire la messe? Bah! répliquait-il, notre Sauveur a raison des verrous, n'est pas la soupe qui l'arrêtera. »

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Sastrow se refit bien vite dans ce lieu de délices. Une épée à bouterolle d'argent, une bague d'or au petit doigt le transformèrent en damoiseau : « Ma piètre figure de Worms subit une métamorphose complète; je pris beau poil et fus capable de plaire ». Il plut tant à l'une des concubines du commandeur, qu'elle lui fit d'obligeantes avances; ce Joseph ne laissa point son manteau dans les mains de la tentatrice : « Les mœurs déréglées des chevaliers de Saint-Jean risquaient de me conduire en

enfer beaucoup plus vite qu'en paradis; l'argent gagné à ce service ne pouvait me porter bonheur, mieux valait le dépenser sur les grandes routes ». Il partit, se rendit à Rome, pour aller recueillir le mince héritage d'un de ses frères qui venait d'y mourir, et, chemin faisant, il courut de grands hasards. A son retour d'Italie, nous le retrouvons près de Nuremberg, assis à l'ombre d'un buisson et donnant la chasse à la vermine qui le ronge. Il prenait facilement son parti de tout. Les hommes d'alors aimaient à jouir, mais ils ne craignaient pas de pâtir.

Quelques mois après, à l'âge de vingt-cinq ans, il obtenait un emploi dans la chancellerie de Wolgast, où Philippe Ier, duc de la Poméranie occidentale, avait établi sa résidence, et la nuit comme le jour il était par voie et par chemin. Il se trouva bientôt mêlé à d'importantes affaires. La ligue de Smalkalde avait été vaincue à Muhlberg; les chefs du parti évangélique, l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse, tombés aux mains de Charles-Quint, étaient traités en prisonniers de guerre, et Charles. avait dit au landgrave, en le menaçant du doigt: « Je t'apprendrai à rire!» Les cours de Wolgast et de Stettin étaient fort inquiètes. Les deux ducs de Poméranie s'efforçaient de rentrer en grâce auprès du vainqueur, de lui démontrer qu'ils n'avaient pris aucune part à la ligue ni prêté aucune assistance aux protestants. Sastrow accompagna l'ambassade qu'ils lui dépêchèrent et qui le rejoignit à Augsbourg, où il allait tenir sa diète. Selon sa coutume et sentant les difficultés de sa situation, il n'abusera

pas de sa victoire. Il se propose de rétablir la paix religieuse en Allemagne, de donner satisfaction au pape sans réduire au désespoir les disciples de Luther. Malheureusement, son fameux Intérim sera encore une cote mal taillée et ne contentera personne, ni les partis ni lui-même. Sa paix religieuse ne sera qu'une demi-paix et sa joie qu'une demijoie. Mais plus sage que le père de Sastrow, il a appris, sans avoir lu Hésiode, que quand on n'a pas le tout, il faut savoir se contenter de la moitié.

Sastrow a consacré à la diète d'Augsbourg le plus beau chapitre de ses mémoires, le plus gras, le plus coloré. Des horreurs et des magnificences, des tragédies, des actions violentes dans un décor splendide, voilà le xvIe siècle : il aimait passionnément les contrastes. Jamais on n'eut l'imagination si chaude et des nerfs si résistants, on avait besoin d'émotions aiguës pour se sentir vivre; les cruautés servaient d'épices aux fêtes de l'esprit, d'assaisonnement aux joies de la chair. Électeurs et leur suite, ducs, margraves, comtes, cardinaux, barons, abbés de marque, l'Allemagne tout entière était accourue à Augsbourg pour y saluer le maître, le triomphant empereur. Chacun avait amené sa femme ou sa maîtresse, et on rivalisait de luxe et de faste. Cependant, dès le lendemain de son arrivée, dans les derniers jours de juillet 1547, au débotté, Sa Majesté Impériale avait fait dresser devant l'hôtel de ville un gibet, à côté du gibet l'estrapade, vis-à-vis de l'estrapade un échafaud pour la roue, la décollation, la strangulation, l'écartèlement, et escrocs ou voleurs de grands chemins, lansquenets qui avaient tenu de mauvais

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