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On a souvent dit que la science psychologique est nécessairement incomplète lorsqu'elle se borne à l'observation purement interne. Chacun ne peut voir en soi-même que ce qu'il y a; et aucun philosophe n'est à lui seul le type complet de l'humanité. De là la nécessité d'ajouter à l'observation interne l'observation externe, de compléter et d'enrichir la théorie

de l'homme par l'étude des hommes. De là, chez tous les psychologues, de nombreux renseignements empruntés aux historiens, aux moralistes, aux poètes. Aristote, plus d'une fois dans sa Rhétorique ou dans sa Morale, emprunte tragiques grecs quelques expressions vives et profondes pour désigner fortement telle ou telle affection de l'âme. Locke et Leibniz, Reid et Dug. Stewart se sont aussi souvent servis des témoignages des poètes. Cependant, quoiqu'on ait recommandé cette méthode, on ne paraît pas en avoir tiré jusqu'ici tout le parti possible. Ce sont des allusions, des citations, quelques souvenirs heureux jetés çà et là plutôt qu'une analyse exacte des poètes faite au point de vue psychologique. C'est une méthode qui mériterait peut-être d'être tentée, et Racine est, de tous les poètes, celui qui s'y prêterait le mieux.

I

Avant d'appliquer cette méthode d'analyse au théâtre de Racine, aidons-nous-en d'abord pour éclairer la personne de Racine lui-même, son âme, son caractère, les diverses phases de sa vie. Au point de vue psychologique, trois problèmes nous paraissent surtout mériter l'attention de l'observateur 1:

1° Racine a-t-il été amoureux? 2o Pourquoi a-t-il abandonné le théâtre de si bonne heure?

1. Nous nous aiderons ici de la savante, complète et très agréable notice biographique dont M. Paul Mesnard a fait précéder la belle édition de Racine, dans la collection des Grands Écrivains de la France. M. Paul Mesnard discute ces trois problèmes avec finesse et précision.

3o Quelle a été la vraie cause de sa disgrâce et de sa mort? Ces trois problèmes nous intéressent, parce que, touchant au caractère et à l'âme de Racine, ils peuvent contribuer à jeter quelque jour sur la psychologie de ses drames.

Le premier de ces problèmes mériterait à peine d'être posé, si Louis Racine, dans ses Mémoires sur son père, n'avait pas essayé, par un scrupule filial assurément très légitime, mais assez naïf, de pallier ce qu'il a pu y avoir de faiblesses chez son père, et de soutenir que sa peinture de l'amour avait été toute théorique, comme celle de l'ambition chez Agrippine ou de la cruauté chez Néron. Selon lui, il n'est pas besoin d'avoir été un tyran pour peindre la tyrannie; de même il n'est pas besoin d'avoir été amoureux pour peindre l'amour. C'est là une question digne des cours d'amour. Il semble qu'il y ait une distinction à faire entre les passions tendres et les passions terribles. Une âme tendre et innocente, mais qui a quelque connaissance du monde, pourra peindre avec force des passions répugnantes dont elle aura peutêtre eu à subir le poids; mais une âme froide saura-t-elle peindre une passion tendre? On

peut hésiter sur la solution. Quoi qu'il en soit, M. P. Mesnard, laissant de côté la théorie, s'en est tenu au fait, et il a instruit ce procès avec toutes les précisions de la critique historique. Il démontre que Racine a été amoureux, mais qu'il ne l'a pas été peut-être comme on voudrait qu'il le fût pour expliquer le pathétique de ses drames. Nous voudrions « un roman », et il n'y a eu, nous dit-il, que « des amourettes de théâtre ». Le mot est-il bien juste? Une amourette ne paraît guère signifier dans notre langue qu'un jeune amour, enfantin et naïf, aussi léger que l'âge auquel il appartient; mais un amour de théâtre n'est pas une amourette : c'est plus et moins, moins innocent et plus violent. Peu noble, si l'on veut, pas très honnête, puisqu'il paraît avoir été jusqu'au partage, com me le prouve M. P. M. P. Mesnard peu honorablement pour notre poète, un tel sentiment a bien pu, par occasion et dans ses plus grandes ardeurs, chez un poète jeune et dans l'ivresse, affecter le caractère d'une véritable passion. Il y avait, paraît-il, des soupers de théâtre que madame de Sévigné appelle des « diableries », où le mari et les amants riaient et buvaient de com

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