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adieu, Paris! adieu, tigresses déguisées en anges! adieu, Ménage, Sarrazin, Marigny! Je renonce aux vers burlesques, aux romans comiques et aux comédies, pour aller dans un pays où il n'y aura... ni hiver qui m'assassine, ni fluxion qui m'estropie, ni guerre qui me fasse mourir de faim. >>

Pour mieux ruminer ses projets de pérégrination transatlantique, le poëte avait fait rouler sa chaise près d'une fenêtre qu'éclairaient les gais rayons du soleil levant. Quelle fut sa surprise en apercevant dans la maison d'en face, à l'étage correspondant au sien, une organisation toute nouvelle, qu'il n'avait pas encore observée! Sur le balcon brillaient à la lumière du ciel les coquillages les plus variés, rangés avec une symétrie exquise. Dans la pièce du fond, étaient étalés, sur une table en bois des îles, des noix de coco et d'acajou, des régimes de palmiste, des graines d'Amérique. Une jeune fille, qui paraissait âgée de seize à dix-sept ans, éclatante de fraîcheur et de beauté, toute parée de pudeur et d'innocence, allait, venait, disposait les meubles, préparait le ménage.

- Nul doute, pensa le poëte, cette jeune fille est créole, elle arrive des colonies. Le hasard met à ma porte..., ou plutôt à ma fenêtre, les renseignements que je désire. Il ne s'agit plus que de la largeur d'une ruelle.

Le lendemain, bien que le soleil fût couvert, Scarron fit voiturer sa chaise près de la fenêtre.

Tout l'étonnement, cette fois, fut du côté de la jeune fille. Elle ne pouvait se lasser de regarder ce petit bossu qui n'avait de mouvement libre que celui de la langue et des doigts, et qui, avec des gestes de fagotin, se grattait le nez et les oreilles de la pointe d'un petit bâton. Tout à coup la porte du fond s'ouvrit, et Scarron, au comble de ses vœux, vit entrer chez l'intéressante inconnue une de ses plus fidèles habituées, Mme de Neuillant. Le trait d'union entre les deux rives de la petite rue du Marais était trouvé.

Un soir, qu'il y avait grande réception dans la mansarde du poëte, Mme de Neuillant lui présenta sa jolie voisine, qui n'était autre, vous l'avez deviné, que Mlle Françoise d'Aubigné.

Françoise, depuis son retour en France, avait perdu sa mère, et s'était convertie au catholicisme, grâce au zèle de Mm de Neuillant, sa parente. Mais, après sa conversion, elle avait été abandonnée par ses protecteurs avec la plus cruelle avarice.

La jeunesse et l'embarras de la belle Indienne, comme on l'appelait alors, touchèrent tout le monde et particulièrement Scarron. Son vieux cœur se remua, et une larme mouilla sa paupière desséchée. Il s'entretint affectueusement avec la jeune fille, plaignit tant de grâces jointes à tant d'infortune.

Mon enfant, lui dit-il, vous n'avez plus qu'à choisir entre le couvent ou le mariage. Voulez-vous être religieuse? Je rimerai pour payer votre dot. Aimez-vous mieux un mari!... Je n'ai à vous offrir que la vilaine figure que vous voyez.

La fière créole pâlit, frissonna, trembla... Mais elle préféra le cul-de-jatte au couvent.

Le mariage se célébra un mois après; et c'est ainsi que le bossu paralytique fit, en compagnie de la belle Martiniquaise, son voyage aux Antilles..., sans sortir du Marais.

Scarron établit nettement la dot de la mariée : seize printemps, quatre louis d'or, deux grands yeux mutins, une taille superbe, une belle paire de mains, beaucoup d'esprit et de cœur.

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Quel douaire! firent en riant les assistants.

- C'est l'immortalité! reprit le poëte. Le nom de Mme Scarron vivra éternellement.

C'était la seconde fois que l'immortalité était prédite à Françoise d'Aubigné.

Mme Scarron fut l'ange gardien de son mari. Elle releva par sa dignité le caractère et le moral du pauvre rimeur, s'entoura des plus honorables relations, et transforma le taudis du Marais en un aimable salon, où du moins, si les rôts manquèrent, l'esprit, le bon ton et la grâce ne faisaient pas défaut.

Lorsqu'une crise de hoquet vint briser cette union irréprochable, qui dura près de dix ans, Françoise ferma pieusement les yeux du célèbre rieur, dont les derniers mots furent:

Ma chère femme, je vous permets de vous remarier; car je ne voudrais pas vous faire pleurer après ma mort autant que je vous ai fait rire pendant ma vie.

La jeune veuve se retira aux Hospitalières de la place Royale, où elle dut, pour soutenir sa vie, recourir au travail de ses mains. Mais, au sein de cette médiocrité même, elle resta toujours digne et imposante. Qu'on ne prenne donc pas à la lettre ce que Saint-Simon raconte du rôle qu'elle tenait avant l'invention des sonnettes. Mieux vaut se rapporter au Dictionnaire des Précieuses, de Saumaise: « Stratonice est une jeune précieuse des plus agréables et des plus spirituelles... Elle a de la beauté et est d'une taille aisée. Pour de l'esprit, la voix publique en dit assez en sa faveur, et tous ceux qui la connoissent sont assez persuadés que c'est une des plus enjouées personnes d'Athènes. Elle sait faire des vers et de la prose, et quand elle n'auroit que les connoissances qu'elle a acquises avec Straton, elle y réussiroit aussi bien que pas une de celles qui s'en meslent. Son humeur est douce, et elle a fait voir, par sa façon d'agir, qu'elle voyoit le monde plus par bienséance civile que par une attache particulière, en se retirant dans une maison de vestales après la mort de Straton. »

De si précieuses qualités étaient propres à attirer les plus illustres hommages; mais Stratonice les repoussa sans pitié. Elle renvoya au surintendant Fouquet un écrin qui eût tenté une reine. Ce n'est qu'aux dernières supplications de ses protecteurs qu'elle consentit à se laisser produire à la cour. A la cour de Louis XIV l'argent n'était pas la mesure de la considération; la naissance et le mérite l'emportaient sur la richesse. Mme Scarron y fut présentée par ses amis, et reçue avec distinction. La reinemère fit à la « charmante malheureuse » une pension de deux mille livres qui l'aida à traverser les angoisses de la misère. Mais là semblaient se borner les faveurs...

Cependant, après la conquête de la Franche-Comté, dans ces fêtes splendides où le roi victorieux, jeune, aimable, au milieu de l'enchantement des arts et des merveilles de l'imagination, conduisait sous les frais ombrages de Versailles, retentissants de la musique de Lulli et de la poésie de Molière, tout ce que son siècle comprenait de gracieux et d'illustre, Mme Scarron était au nombre des trois cents dames conviées à s'asseoir aux tables royales. Il y avait neuf tables. Mme et Me de Sévigné, Mme de Lafayette et Mme de Coulanges dînaient à la table même du roi; celle de la reine était réservée aux princesses du sang. Mine Scarron était à la quatrième, présidée par Me de Monttansier.

Parmi tant d'astres rayonnants autour de l'astre-roi,' parmi cette étincelante pléiade des Sévigné, des Lafayette,

des Coulanges, des Montansier..., une Esther avait touché le cœur d'Assuérus.

Cette Esther était Françoise d'Aubigné, la créole du Précheur, qui reçut du grand roi le nom et le titre de marquise de Maintenon.

Louis XIV lui confia l'éducation du duc du Maine et de ses sœurs.

Bientôt la faveur de la marquise devint de plus en plus visible.

- « Je ne sais, écrit Mme de Sévigné, auquel des courtisans la langue a fourché le premier; ils appellent tont bas Mme de Maintenon Mme de Maintenant, et cette dame

de Maintenon ou de Maintenant passe tous les soirs, depuis huit heures jusqu'à dix, avec Sa Majesté. »

Après la mort de la reine, il avait couru de grands bruits de mariage du roi avec l'infante de Portugal; et on disait même que c'était Mme de Maintenon qui voulait faire réussir ce mariage.

Mais, soit effet de la mécanique de l'habile intrigante, selon l'expression de Saint-Simon, soit effet de l'amour absolu du maître, il en advint autrement qu'on avait présumé.

Une nuit, tandis que tout dormait, le père La Chaise, assisté de Bontemps, premier valet de chambre, célébra

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une messe basse dans l'oratoire particulier de Versailles; et l'archevêque de Paris, en présence de M. de Montchevreuil et de Louvois, comme témoins, bénit le mariage secret de Louis XIV avec la marquise de Maintenon.

A partir de ce moment, où elle fut mise « à la place la plus singulière et la plus enviée, » jusqu'à la mort du roi, c'est-à-dire durant trente-deux ans, la créole martiniquaise gouverna la France et l'Europe.

Constant d'Aubigné et Paul Scarron ne s'étaient pas trompés dans leurs prédictions: Françoise reçut de Louis le Grand la couronne de l'immortalité.

Le magistrat-historien achevait à peine de couronner

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sionné pour la vie romanesque de la sultane créole. Je vais vous la conter comme je l'ai apprise.

Nos voyageuses, qui ne désiraicnt rien tant que d'entendre leur galant cavalier, lui adressèrent des regards d'approbation, et l'officier, prenant à son tour la parole dans un style qu'il essaya de rendre le plus oriental possible, s'exprima à peu près en ces termes:

II. LA SULTANE.

Le sultan Abdul-Hamed, qui régnait sur la Sublime Porte en 1784, venait de perdre sa sultane favorite. Dans sa douleur, il se montrait insensible à tous les charmes et à toutes les tentations. Il passait des heures entières, seul, sur la terrasse la plus isolée de son palais, suivant d'un œil distrait la voile blanche des tartanes qui fendaient les flots du Bosphore; ou bien il s'égarait à travers les lieux témoins de son bonheur passé, afin de donner un libre cours à ses regrets.

Un jour, sa tristesse avait conduit ses pas dans les sombres allées d'un massif de cyprès, tout à coup les sons plaintifs d'une harpe le tirèrent de sa rêverie. Une voix de femme, suave et pleine d'harmonie, quoiqu'un peu voilée par les larmes, vint s'y mêler et lui fit entendre distinctement ce vers d'un opéra:

Ah! laissez-moi, laissez-moi la pleurer!

Le sultan n'eut pas un instant de doute sur les intentions de l'air et de la voix. Il s'élança dans la grande salle du sérail, souleva d'une main tremblante le rideau de pourpre de la porte principale, et pénétra dans un frais boudoir byzantin d'où s'échappaient les flots mélodieux.

Une jeune captive d'une beauté séduisante était couchée sur des coussins de drap cramoisi brodés en soie de diverses couleurs. Sa harpe était encore dans ses mains. A ses pieds était assise une veille négresse qui semblait partager son attente mélancoli que. Les bandeaux de perles de sa coiffure s'étaient détachés et tombaient avec ses cheveux noirs autour de son blanc visage et sur ses épaules d'albâtre. Sous ses paupières languissantes brillaient des yeux de créole.

Le sultan se fit répéter l'air sympathique, et voulut noyer son deuil dans un nouveau mariage.

- Je te fais sultane, dit-il à la sirène enchanteresse. A toi le monde, à toi mon trône et mes jours! A toi tout mon peuple, à toi Stamboul, Bassora, Trébizonde, Chypre, Erzeroum, Smyrne !... Ne songe plus, ma princesse, qu'aux frais bosquets de platanes, aux bains parfumés d'ambre et de nard, aux esclaves soumises à tes caprices, au bonheur de ton sultan !...

Des larmes brillaient au bout des cils abaissés de la candide jeune fille.

-Magnifique seigneur, répondit-elle, je ne suis pas enfant du Koran. Je suis une captive étrangère. J'aime une rive que ne visite jamais le souffle froid de l'hiver, où les arbres sont toujours couverts de fleurs, les oiseaux toujours gazouillants, où le palmier se berce avec la brise de la mer... Pourtant j'aimerais ces champs, ces flots d'azur, ces astres étincelants qui me rappellent mon pays..., si je retrouvais mon frère !

Quel est le sort de ce frère que tu pleures ? demanda Abdul-Hamed de plus en plus subjugué, et en s'assayant sur le divan auprès de la captive; quelle fut ta naissance, quel est ton pays?

-

Une île française de l'Amérique fut mon berceau, répondit la jeune fille. De toutes les îles qui composent

notre riche archipel aucune n'est plus riante que la Martinique, aucune n'élève vers le ciel une chevelure plus touffue; aucune n'étale au soleil des savanes plus fleuries! Je suis née sur l'habitation la Pointe-Royale (1), au fond d'une anse aussi belle que le beau croissant de la Corned'Or, qui sert de rade à vos flottes. Mon père y possède de grandes terres et commande à des troupes d'esclaves. Aussi loin que remontent mes souvenirs d'enfance, je m'y vois avec mon frère, libres, heureux, toujours unis, jouissant des faveurs de l'opulence et des trésors de notre doux climat. Tout ce que peut inspirer la tendresse paternelle et maternelle fut employé pour développer par l'éducation les dons précieux que nous a prodigués le ciel. Rien ne manquait à notre bonheur, rien..., sinon qu'il ne devait pas durer! Vers l'âge de douze ans, nos parents ré...olurent de nous envoyer en France.

Nous préférons, disaient-ils en mêlant leurs larmes à nos larmes, la douleur de la séparation à la douleur de voir s'épanouir dans l'ombre deux fleurs écloses pour les splendeurs du monde !

Nous partîmes. Arrivés à Nantes, j'entrai comme pensionnaire au couvent des Dames de la Visitation; mon frère fut placé à l'Ecole militaire. Après six ans d'étude, notre famille nous rappela. Nous nous embarquâmes pour retourner dans notre patrie. Hélas! le moment qui devait nous en rapprocher fut celui qui nous en éloigna pour jamais! Il était écrit que nous ne mettrions plus les pieds sur notre terre natale!... Le navire qui nous portait fut atteint d'une voie d'eau. Il allait sombrer, lorsqu'il fut rencontré par un bâtiment espagnol faisant voile pour Majorque. L'Espagnol nous recueillit et continua sa route. Déjà, après une heureuse navigation, nous ne sommes plus qu'à quelques lieues du port de Palma; déjà nous apercevons les bâtisses blanches qui couronnent les collines voisines, lorsqu'un coup de mistral d'une violence extrême nous pousse du nord au sud... Le navire espa gnol est capturé par un corsaire algérien. On m'attache avec mon frère à la même chaine; on nous conduit à Alger. Là, malgré nos larmes et nos prières, le dey de cette régence nous sépare... Je tombe inanimée... En recouvrant mes sens, je me trouve en pleine mer sur un bâtiment barbaresque. Je veux mourir, je refuse tout soin, toute nourriture:

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Mam'selle Aimée, me dit Zara, vivez, vivez, ma bonne maîtresse! Le grand jeu m'annonce que vous rencontrerez de suprêmes destinées, et que rien ne vous sera plus facile que de retrouver votre frère. Prenez courage, ne vous abandonnez pas ainsi à la douleur. Allons, relevez vos cheveux, revêtez vos plus beaux ornements, parezvous à la mode des riches créoles de votre pays. Essuyez vos larmes, les larmes nuisent à l'éclat des yeux, accordez votre harpe !

J'écoute les consolantes paroles de ma vieille compagne. Je suis ses inspirations : je me lève, je me pare de mes atours. L'espoir de délivrer celui que j'aime le plus au monde me réconcilie avec la vie.

(1) L'habitation-sucrerie la Pointe-Royale, située au quartier du Robert (Martinique), appartient aujourd'hui à MM. Emile et Jules Beaufrand.

Cependant nous abordons à Smyrne. Achmet, le maître du vaisseau et des esclaves, vante tellement mes grâces, que le consul de cette ville veut m'acheter. Je proteste ! Autre extrémité : me voilà sur le point d'être enfouie dans le harem de quelque obscur Osmanli... Alors j'ouvre franchement mon cœur à Achmet:

-Tu ignores, lui dis-je, les destins réservés à Aimée. Cesse donc de la confondre avec les esclaves géorgiennes et circassiennes entassées sur ton navire. Les cartes de Zara, qui lisent dans l'avenir aussi clairement que tes yeux dans le livre du Prophète, m'ont révélé des grandeurs suprêmes!

Achmet croit entendre dans mes paroles les ordres mêmes d'Allah, Il n'a plus qu'un but: l'accomplissement des prédictions fatidiques de Zara. Nous partons pour Slamboul. Vous savez le reste, magnifique seigneur : Achmet me vendit à un chef des douanes; et, grâce à l'influence de ce chef, les portes du sérail s'ouvrirent devant votre humble captive.

Le sultan Abdul-Hamed avait son âme suspendue aux lèvres éloquentes de la belle odalisque. Il se retira plus enivré encore qu'à son entrée dans le boudoir enchan-teur. Les charmes de la jeune créole avaient séduit son cœur; la mystérieuse prédiction de la vieille sibylle séduisait son orgueil.

Quelques semaines s'écoulèrent; puis un beau matin le sultan revint plus gai que d'ordinaire dans le boudoir de la sirène. Comme la mélancolique beauté ne se montrait pas plus sensible à sa tendresse, Abdul-Hamed fit un signe à un muet qui se tenait à la porte du fond. Le mnet souleva l'épais rideau de tapisserie qui obstruait l'entrée, et Aimée, la bien nommée, vit paraître... son frère tant pleuré, tant désiré !

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Je vous laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines!

Ils, c'est-à-dire le frère, la sœur et... le sultan; car Abdul-Hamed, pour prix de sa trouvaille, obtint le cœur et la main de l'adorable créole, qui devint sa sultane favorite.

Aimée, parvenue au faîte des grandeurs, n'oublia pas sa famille et son pays. Elle s'empressa de mettre fin au désespoir de ses parents en les informant de ses vicissitudes, suivies de sa prodigieuse fortune.

Des lettres et des présents entretinrent, durant tout son règne, des relations fréquentes entre Constantinople et la Martinique.

Plus tard, lorsque son père et sa mère moururent, T'habitation la Pointe-Royale échut à sa sœur, devenue Mme Marlet.

M. et Mme Marlet vivaient depuis longtemps à la PointeRoyale, lorsque, par une matinée de l'année 1817, les nègres de l'habitation vinrent avertir leurs maîtres qu'une goëlette ottomane avait mouillé dans la baie du Robert, qu'il était descendu de la goëlette un personnage en turban, couvert de draperies avec du dor dessus, et que ce personnage sollicitait une audience.

-Qu'il entre! répondit le colon.

Un Turc au teint foncé, aux moustaches en croissant, parut dans le salon.

Il porta trois fois sa main droite de son cœur à ses lèvres, ce qui, chez les fils de Mahomet, remplace avec avantage nos coups de chapeau; et déjà il débitait une magnifique tirade dans le français le plus irréprochable... lorsqu'il s'arrêta subitement à la vue d'un portrait placé sur la console...

Monsieur et madame, dit-il après un long silence, je suis drogman de Sa Hautesse le sultan Mahmoud II. Man seigneur et maître m'a expédié dans cette île pour faire une enquête sur sa mère, l'illustrissime sultane Validé, que le Grand-Esprit a rappelée dans son paradis '... Ce portrait me prouve assez que je m'adresse à sa famille. Après les premières larmes données à la mémoire de son immortelle belle-sœur, M. Marlet dicta au drogman la note suivante, qui résume cette existence si surprenante, qu'elle semble appartenir plutôt aux Mille et une Nuits qu'à l'histoire: «Mile Aimée Dubuc de Rivery, ma belle-sœur, née (en 1766) à la Martinique, fut élevée à Nantes, aux Dames de la Visitation, où elle reçut l'éducation la plus soignée, et tous les talents d'agrément dont pouvait être susceptible une jeune personne d'une famille distinguée. Elle joignait à tous les avantages la plus grande beauté, réunie à toutes les grâces de nos plus aimables Françaises. Rappelée dans son pays par ses parents, avant la Révolution, elle fut prise par un corsaire barbaresque, et, après plusieurs incidents qu'on aurait pu considérer comme fâcheux pour la belle créole, mais qui, dans l'ordre de sa destinée, n'étaient qu'autant d'acheminements à sa grandeur future, elle fut placée au sérail, où bientôt sa beauté et les avantages d'une éducation soignée la firent remarquer par le sultan alors régnant, Abdul-Hamed, qui en fit sa sultane favorite.

« Signé: MARLET. »

Le drogman fit trois nouveaux saluts plus majestueux que les premiers, et regagna sa goëlette, qui mit à la voile le jour même.

La note dont il était porteur fut déposée aux archives de l'ambassade française, à Constantinople, où je l'ai vue, de mes yeux vue, ce qu'on appelle vue, et elle y restera comme témoignage de l'excentrique mais providentielle destinée de la créole de la Pointe-Royale.

Durant ce récit, qui captiva particulièrement l'attention des voyageurs, et valut force œillades au poétique officier, le conseiller colonial, historien scrupuleux, n'avait pu s'empêcher de grommeler sur certains détails qu'il traitait d'apocryphes, notamment sur l'existence du frère de la sultane. Mais, tandis qu'il soutenait chaudement sa critique, le temps avait changé: un grain menaçait, et les vagues se mirent à moutonner. Force fut aux passagers de se retirer dans leurs cabines. Enfin, au bout de quelques jours, les nuages livides qui ceignaient l'horizon se dissipèrent; nous regagnâmes le haut de la dunette.

- Et la troisième souveraine? demandèrent les femmes créoles, les plus curieuses des filles d'Ève.

Finis coronat opus! répondit sentencieusement le magistrat; ce qui signifie, mesdames, que nous avons gardé le bouquet pour la fin. Après la femme du sultan, la femme de César.

Chacun reprit sa place sur sa banquette et prêta une oreille attentive.

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jamais de ma mémoire, est celle que je fis au quartier des Trois-llets.

Je venais de descendre du canot-poste qui m'avait transporté de Fort-de-France aux Trois-Ilets, lorsque je rencontrai un vieux nègre courbé, à la tête crêpue et blanchie comme une toison. Ce vénérable descendant de Cham cumulait sur l'habitation La Pagerie les fonctions de janitor et de cicerone.

Père Sabin, lui dis-je (son nom était connu de tout le pays), je désire voir la place où naquit l'impératrice. Le noir octogénaire ôta de la poche de son tablier une grosse clef de bois, et me fit signe de le suivre.

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meilleure, mais le vent, quand il se fâche, est le pire. C'est une langue invisible qui passe et qui lèche tout ce qui recouvre le sol. Il fallait être là comme Sabin pour entendre hurler l'ouragan. Tout était emporté par la rafale chrétiens comme troupeaux, maisons comme récoltes. La purgerie n'a pas grouillé, parce que son mur est soudé avec le rocher; et puis... le maître des tempêtes réservait cet asile à celle qu'il envoyait... Et dire que c'est là, dans ce coin obscur, que Mme Tascher de La Pagerie a mis au monde Mlle Joséphine-Rose, l'impératrice des Français!... Après tout, l'enfant Jésus est né

dans une étable; et pourtant le fils de la Vierge est le souverain des rois et des reines.

Il était visible qu'un grand destin était réservé à Mlle de La Pagerie. Elle a reçu le jour au milieu des éclairs et des tonnerres; et, quand elle a quitté son ile pour son royaume, toute la foule, accourue au rivage pour la saluer et la bénir, aperçut une flamme de feu qui couronnait son vaisseau. Les matelots de la côte prétendent que c'est le (1) Lieu où l'on cristallise et blanchit le sucre.

(2) Gouttières très-évasées sur lesquelles filtrent les boucants de sucre.

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