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L'épitaphie est digne du maître. La voici dans son laconisme tout antique :

<< Ci-gît un honnête homme allemand, un bon chrétien et un mari fidèle, Christophe, chevalier de Gluck, maître dans l'art de la musique, mort le 15 novembre 1787. »

En apprenant la mort de son rival, Piccini fit une démarche qui donne la mesure de cette belle âme et de ce cœur généreux, Il proposait de fonder, par souscription, en l'honneur de l'homme, disait-il, à qui notre théâtre lyrique doit autant que la scène française au grand Corneille, un concert annuel qui aurait lieu à chaque anniversaire de sa mort, et composé uniquement de sa musique. Ce projet eut le sort de bien d'autres inspirations généreuses: il séduisit quelques esprits plus enthousiastes que constants, qui se refroidirent vite, et fut abandonné par ceux auxquels avait le plus souri la proposition de Piccini. Mais ne se sent-on pas attendri jusqu'aux larmes de la mansuétude de l'Italien? Gluck eût-il été capable d'une telle abnégation? En bonne conscience, nous en doutons.

Si, dans sa lutte avec ce géant, Piccini avait eu trop manifestement le dessous, il est juste de constater que l'œuvre la plus remarquable de l'auteur de Roland et d'Atys, son chef-d'œuvre, pour tout dire, ne parut qu'après la retraite de son illustre rival. L'on se doute bien que nous voulons parler de Didon. Didon, cette reine infortunée, si tendre, si cruellement délaissée, était le sujet le plus approprié au naturel aimant, affectueux, sensible à l'excès, de Piccini.

- Même quand je ne composais pas, disait-il, je ne faisais que pleurer en pensant à Didon. Je me disais sans cesse: « La pauvre femme! >>

Piccini écrivit cette belle partition, chant et basse, en dix-sept jours. L'orchestration ne lui coûta que quinze jours au plus. Les idées affluaient; la verve l'étouffait; sa plume était impuissante à seconder l'inspiration débordante. Il y allait pourtant plus que d'un succès ordinaire. Maintenant que Gluck avait quitté la partie, il fallait bien qu'on lui opposât un antagoniste autre, et cet antagoniste, autour duquel se réunirent les gluckistes, fut Sacchini, Sacchini qui ne devait qu'au seul Piccini la possibilité d'entrer en lutte avec lui; car sans doute ne fût-il pas venu sans son secours à bout des difficultés qu'il rencontra tout d'abord.

Celui-ci débutait par une partition dont on disait merveille, et qui, en effet, est demeurée une très-belle chose, Chimène. L'on affectait, dans la coterie gluckiste, d'élever Chimène aux nues et de semer les bruits les plus fàcheux sur le compte de la Didon. Il fallait que l'œuvre de Piccini fût véritablement puissante pour triompher de pareilles insinuations, perfidement colportées de la conlisse au salon. Mais telle fut la gloire de Didon, que Mme SaintHuberti interprétait, il est vrai, avec tant d'intelligence, de passion et de sentiment, que Chimène, si prônée à l'avance, fut écrasée par sa rivale, représentée trois fois coup sur coup à Fontainebleau. Le roi fit de cette dernière le plus grand éloge qu'on puisse adresser à une partition:

-Cet opéra, dit-il, me fait l'impression d'une belle tragédie.

Si Didon n'est pas la dernière œuvre de Piccini, ce fut son dernier succès. Les ouvrages qui suivirent, et parmi lesquels nous citerons Pénélope et Clytemnestre, ne réussirent que faiblement. La Cecchina et Didon furent les deux seuls oasis du désert aride de cette vie d'artiste si constamment troublée. Aux souffrances et aux déboires

de l'amour-propre allaient succéder les transes et les détresses de la misère, ou de ce qui y ressemble fort. La Révolution venait d'éclater; le trône, en s'écroulant, emportait avec lui bien des fortunes et des existences en dehors du monde de la politique et des affaires. En un instant, Piccini vit lui échapper et la pension de six mille livres, qui avait été la condition de son établissement en France, et les trois mille livres que lui faisait l'Opéra. Il perdit, en outre, une pension sur le Trésor, souscrite par M. de La Borde, pour prix des leçons données à ses filles. Il fallait partir, partir au plus tôt, et quitter cette terre bouleversée, qui avait autre chose à faire que de tenir les contrats du passé.

Piccini prit cette résolution extrême au mois de juillet 1791, et posait le pied, lui et sa famille, dans Naples, au mois de septembre. Un an après, il mariait l'une de ses filles à un négociant français, dont les idées de liberté et d'indépendance devaient attirer sur l'inoffensif Piccini l'animadversion de la cour et de la noblesse, Voilà l'auteur d'Atys et de Didon métamorphosé en jacobin, et bientôt consigné dans sa maison par le ministre Acton, qui lui défendit de se montrer en public, comme si son aspect seul eût dû être l'étincelle d'un immense incendie. Cette claustration ne dura pas moins de cinq ans, après lesquels il obtint du roi la permission d'aller à Venise, où le chanteur David lui avait trouvé un engagement. Mais le voyage à Venise n'était qu'un prétexte : Piccini prit la route de Rome, où on lui fournit les moyens de retourner en France, après une absence de sept années.

Il y fut reçu avec de grands honneurs par Gossec, Chérubini, Méhul, Le Sueur et Martini, les maîtres de l'école française, qui commençait à se former. On lui accorda un logement à l'hôtel d'Angevilliers, avec cinq mille francs pour s'installer, et quatre mille francs, tant sur l'Opéra que sur les encouragements littéraires. C'était peu, et il était grand temps pour lui, comme pour la France, que vint le 18 brumaire. Il adressa au premier Consul une requête, qui ne demeura pas sans réponse. Bonaparte l'invita à le venir voir au Luxembourg, et se montra charmant pour l'illustre vieillard. Il alla au devant de lui, lui prit les mains affectueusement, et, malgré ses résistances, le fit asseoir :

· Asseyez-vous, je vous prie, lui dit-il, un homme de votre mérite ne doit se tenir debout devant personne.

Des jours heureux, des jours tranquilles pouvaient encore luire pour le pauvre Piccini, autour duquel se groupaient, d'ailleurs, une femme adorée et des enfants bienaimés. Mais il était écrit que sa vie se passerait à voir fuir le bonheur comme un mirage, sans l'atteindre jamais. Épuisé, malade, il alla chercher à Passy un air plus pur et plus salubre. Mais il était trop tard, rien ne pouvait plus éloigner sa fin prochaine. Il mourut dans cette dernière retraite, le 7 mai 1800, à l'âge de soixante-dix-sept ans, au milieu des siens, dont il était l'amour et la providence.

Il fut inhumé à Passy même. Voici l'inscription qu'on traça sur la pierre en marbre noir qui recouvrait sa tombe:

« Ici repose Nicolas Piccini, maître de chapelle napolitain; célèbre en Italie, en France, en Europe; cher aux arts et à l'amitié ; né à Bari, dans l'État de Naples, en 1728, mort à Passy, le 17 floréal an VIII. »

GUSTAVE DESNOIRESTERRES.

FIN.

LES INONDATIONS DE 1856.

Les inondations de 1856 resteront une des plus cruelles pages de l'histoire des désastres de la France, en même temps qu'une des preuves les plus glorieuses de son dévouement et de sa charité.

Voici deux épisodes entre mille qui donneront l'idée des ravages du Rhône, de la Saône, de la Drôme, de la Loire, du Cher, du Loiret, de l'Isère, du Lot, du Drac et de presque tous les fleuves débordés. C'est 1° l'état de la Guillotière et des autres faubourgs de Lyon après l'écoulement des eaux, et 2° la catastrophe de Barjac dans la Lozère, la plus affreuse de toutes, et celle dont on a le moins parlé. De part et d'autre, les renseignements nous viennent de témoins oculaires.

1o Les quartiers de la rive gauche du Rhône ne sont plus qu'une vaste ruine. On trouve des maisons couchées dans tous les sens, suivant les capricieuses directions de l'ouragan des eaux. Des appartements partagés par le milieu laissent voir, jusqu'à la hauteur du troisième, des ustensiles de cuisine, des métiers, des rideaux, des lits, des vêtements accrochés aux murailles. Sur le sol, c'est une mare fétide et boueuse où se mélangent les détritus du fleuve et les débris des ménages dispersés. Le long des chemins, tout est bouleversé sens dessus dessous, enchevêtré avec ce désordre que le vent met dans la paille ou les feuilles mortes, quand il les emporte en tourbillons. Nous avons entendu des soldats s'écrier au milieu du cataclysme, accablés moins encore par le poids de la fatigue que par l'horreur du drame : Nous regrettons les tranchées de Sébastopol ! Les rues, ou plutôt ce que l'on appelait des rues, sont bordées de monceaux de meubles et d'outils, de linges et de hardes, brisés, souillés, que les malheureux habitants arrachent des ruines par fragments et par lambeaux pour les faire sécher. Eux-mêmes sont parqués au milieu de leurs effets, faisant cuire quelques aliments sur des feux improvisés en plein air, et couchant sur des tables, des bancs, des paillasses humides. Quelques-uns se mettent avec énergie à débrouiller le chaos semé autour d'eux; d'autres paraissent démoralisés ; ils pleurent ou regardent fixement, d'un œil sec et hébété. Des vêtements en lambeaux ou souillés d'une boue liquide les défendent mal contre l'humidité du sol et la fraîcheur malsaine des nuits. Quelques femmes ont des enfants suspendus à leurs mamelles, et n'ont, hélas! à leur donner qu'un lait appauvri par des souffrances de toute sorte. La foule des curieux circule dans ce dédale de misères morales et matérielles; elle s'y perd, et quand elle trouve une issue, elle sort triste, morne, silencieuse et navrée.

Et d'autres maux vont succéder à ceux-là, car la température est redevenue très-chaude; le soleil pompe les eaux dont l'écoulement a lieu avec peine, et auxquelles sont mélangées des substances de toute nature. D'insupportables odeurs commencent à s'en exhaler. Jugez-en par ce simple fait, que vous ne lirez pas sans frémir. En bouleversant les cimetières, l'ouragan en a arraché les cadavres anciens et nouveaux, qu'il a dispersés dans la campagne, semés dans les faubourgs, accrochés aux branches des arbres, et lancés jusque dans les chambres des

vivants! Des orphelins ont reconnu leur père, des veuves leur mari, des mères leurs enfants; et plus à plaindre encore sont ceux qui cherchent en vain dans ce chaos de débris humains les restes de ce qu'ils ont aimé !...

2o A Barjac, entre Mende et Marvejols, dans la plus fertile vallée de la Lozère, le débordement du Lot a entraîné la chute d'une montagne, l'écrasement de plusieurs villages, et toutes les conséquences que vous pouvez imaginer.

Le premier jour, des bruits souterrains avaient été entendus sans causer une crainte qui aurait paru exagérée.

Le jour suivant, plusieurs craquements dans les habitations occasionnèrent de sérieuses inquiétudes. La terre semblait frémir convulsivement: un grand drame se préparait. Dès le soir, quelques habitants donnèrent le signal du départ, et entraînèrent heureusement le reste de la population. Il fallait bien éviter une mort certaine... Le moment fatal était arrivé; les sourds grondements se multipliaient, le déchirement et l'engloutissement de la montagne étaient imminents.

A peine descendus de ce riant coteau qui n'a que fleurs et verdure, tout a changé derrière les fugitifs!... Un effroyable événement a dû s'accomplir de onze heures à minuit, mais les malheureux n'ont pu le voir. Un immense roulement, mêlé à un bruit qu'aucun mot ne peut dépeindre, leur a seul appris qu'ils n'avaient plus ni champs ni habitations.

L'ancienne pente de la montagne, sur une étendue de quarante-huit hectares, présente aujourd'hui, à côté d'un abîme sans fond, une surface presque uniforme. Un verger entier, qui dominait la colline, remplace l'ancien lit de la rivière. Les traces de la route impériale, interceptée sur une longueur de cinq cents mètres, se retrouvent à une grande distance du lieu où cette route était tracéc.

Des haies vives, des murs, des fossés ont été transportés à plus de cent mètres de leur position sans éprouver un changement de forme. Plusieurs maisons ne paraissent plus, d'autres, plus rapprochées de la plaine, laissent voir quelques ruines, etc., etc.

L'élan des souscriptions en faveur des inondés a été admirable en France. Voici un exemple que nous citons aux plus petites communes. A Marly-le-Roi, dans l'ancienne résidence de Louis XIV, on a imaginé de faire tourner les plaisirs de la fête patronale au profit des victimes des désastres. Un concert a été donné sous la tente des bals champêtres. Les cuirassiers de la garde en ont fait les honneurs avec des artistes fort amusants et fort obligeants de Paris. On a quêté fructueusement dans un intermède, et tout le monde a été généreux et content. Que chaque commune de France en fasse autant, et bien des millions seraient à joindre aux millions déjà encaissés par la Commission de secours.

P.-C.

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taient, aux premières piqûres du froid, de regagner le soleil du tropique. Un jeune officier de marine, en retour de congé, charmait ces dames par ses saillies spirituelles et sa verve galante. Enfin, à la tête de notre société flottante, siégeait un conseiller colonial, magistrat de mérite, qui n'a pas cru déroger à la dignité de la toge en dotant notre petite patrie d'outre-mer d'une histoire fort intéressante et fort curieuse (1).

Dès nos premières entrevues, la conversation roula, vous le pensez bien, sur les événements que nous laissions après nous, et sur le pays vers lequel nous naviguions. Les rapprochements étaient piquants à établir, et nous ne pouvions souhaiter des narrateurs plus compétents.

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Une jolie histoire à écrire, disait le conseiller, serait celle des îles devenues célèbres, soit parce qu'elles ont été le berceau de personnages illustres; soit parce qu'elles ont servi à ces personnages d'asile pendant leur vie, ou de tombeau après leur mort. Le programme en serait riche sans parler de l'archipel grec, dont chaque écueil est un souvenir, on trouverait aux époques récentes de glorieuses pages à tracer. Brilleraient, en première ligne, la Corse, l'île d'Elbe, Sainte-Hélène, noms immortels, comme le nom même de Napoléon !

a Là fut son berceau! là sa tombe ! »
Pour les siècles c'en est assez.

Ces mots, qu'un monde naisse ou tombe,
Ne seront jamais effacés!

Notre petite île de la Martinique, la Madanina des Caraïbes, la Suisse des Antilles, comme aiment à l'appeler les marins, cette terre si française et pourtant si peu connue, n'occuperait pas assurément la dernière place dans cette statistique insulaire. Dans le cours d'un siècle et demi, a Martinique a donné une reine et une impératrice à la France, une sultane à la Turquie. Christophe Colomb, en découvrant ce point imperceptible du nouveau monde, le même jour que les Portugais découvraient Sainte-Hélène, préparait le berceau de trois des plus illustres souveraines du monde ancien. La reine eut la mission d'assister les dernières années du plus puissant des monarques, dont la voix expirante lui murmurait ces paroles J'avais cru qu'il était plus difficile de mourir! La sultane exerça sur les mœurs barbares de l'empire ottoman cette influence française, source de réformes qui rendent le règne de son fils célèbre dans l'histoire de l'islamisme; l'impératrice, enfin, eut l'insigne mérite d'avoir encouragé la gloire naissante du plus grand des héros que les siècles aient produit.

Ce n'est pas tout, et voici précisément le côté singulier de ces rapprochements historiques: la sultane et l'impératrice, nées la même année et presque du même sang; placées, par le jeu bizarre de la fortune, aux deux extrémités de l'Europe, devaient, en 1853, par leurs petits-fils réunir l'Occident et l'Orient. Ainsi, dans la grande question qui tient actuellement en éveil les nations du globe, la petite île oubliée de l'Amérique septentrionale revendique la plus belle part, puisque Napoléon III et AbdulMedjid, alliés contre la Russie, ont l'un et l'autre pour aïeule une créole martiniquaise...

Ici, une troupe de pétrels et d'albatros, qui tournoyaient sur le sillage du gouvernail, détourna l'attention de l'auditoire. Déjà notre ingénieux conteur allait descendre

(1) Je suis heureux de rappeler ici l'Histoire de la Martinique de mon compatriote, M. Sidney-Daney.

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C'était vers la fin de l'année 1636. D'Enambuc, le fondateur des premières colonies françaises de l'Amérique, victime des fatigues et des souffrances qu'il avait éprouvées, voyait s'approcher le terme de sa laborieuse carrière, lorsqu'il apprit la nouvelle que son lieutenant à la Martinique avait péri dans un naufrage. Ne pouvant quitter sa résidence de Saint-Christophe où l'enchaînait la maladie, il nomma l'un de ses neveux, Du Parquet, gouverneur de son établissement naissant. Le jeune Du Parquet, accompagné de quinze habitants de Saint-Christophe, partit donc de cette île pour aller prendre la direction de la Martinique. Parmi ces quinze habitants de Saint-Christophe se trouvaient Constant d'Aubigné et Pierre Dubuc, tous deux fuyant leur patrie; le premier, calviniste obstiné, proscrit et criblé de dettes; le second, à la suite d'un duel, où, âgé de dix-huit ans, il avait tué son adversaire. Constant d'Aubigné se fixa à l'ouest de l'île, d'où sortira la reine du plus puissant royaume de l'occident de l'Europe; Pierre Dubuc à l'est, d'où nous verrons surgir, cent trente ans plus tard, la sultane de l'Orient. Constant d'Aubigné, véritable chevalier d'industrie, sans peur, mais non sans reproche, avait déchiré de la pointe de son épée l'axiome trop gênant: Noblesse oblige. Ses beaux faits et gestes lui avaient valu pour tout héritage la malédiction de son père.

<< Comme Dieu n'attache pas ses grâces à la chair ni au sang, dit Agrippa d'Aubigné dans ses Mémoires, mon fils aîné, nommé Constant d'Aubigné, ne ressembla pas à son père, quoique j'eusse pris tous les soins possibles de son. éducation. Je l'avois élevé avec autant d'application et de dépense que s'il eût été un prince. Mais ce misérable s'adonna au jeu et à l'ivrognerie à Sedan, où je l'avois envoyé aux académies..... Il perdoit vingt fois plus qu'il n'avoit vaillant. >>

La suite de la vie d'un tel compagnon n'a pas démenti ces honteux commencements. Toutefois, son inconduite ne l'empêchait pas de plaire: il avait la beauté du diable. Il eut l'art de toucher le cœur d'une noble et vertueuse personne, Mlle de Cardillac, et il l'épousa.

Constant ne tarda pas à manger la dot de sa femme. N'ayant plus ni sou ni maille, il avait noué avec le gouvernement anglais des intelligences intéressées, qui, ayant été découvertes, le firent enfermer au Château-Trompette, à Bordeaux, puis dans la prison de Niort. Mme d'Aubigné, à force de sollicitations, obtint enfin l'élargissement de son mari. C'est alors que, voulant tenter de nouveau la fortune, il se rendit à Saint-Christophe, d'où vous l'avez vu s'embarquer pour la Martinique.

Il établit son habitation sur la côte occidentale, au lieu

connu aujourd'hui sous le nom de Précheur. A peine y avait il bâti une case, que sa femme mit au monde une fille, qui reçut le prénom de Françoise (1). La mère de Françoise, pieuse, sévère, courageuse, résignée, éleva sa fille dans la pratique de la plus stricte vertu. Après la Bible, le premier livre qu'elle mit dans les mains de l'enfant fut un volume de Plutarque. La petite Françoise profitait déjà de ces austères leçons. Dès ses plus jeunes années, elle montrait de la réflexion, de la fermeté, de l'élévation dans les sentiments.

Jouant un jour avec la fille d'un économe-planteur, qui avait un ménage d'argent :

-Fanchette, lui dit son amie, n'est-ce pas que mon ménage est beau?... Toi, tu es trop pauvre pour en avoir un pareil.

- C'est vrai, répliqua Françoise; mais je suis demoiselle, et vous ne l'êtes pas.

Après les chaleurs brûlantes du jour, les canotiers de la côte voyaient la jeune créole, aux longs cheveux bouclés, aux yeux vifs et brillants, courir sous les cocotiers de la plage du Précheur, et ramasser les coquillages que lui jetait la vague.

Un soir, ces marins furent attirés par des cris de détresse. Ils descendirent de leurs pirogues, et trouvèrent Françoise enlacée dans les anneaux d'un énorme serpent. Le monstre s'était précipité sur sa victime des touffes de halliers qui bordaient le rivage. Les matelots délivrèrent l'infortunée et la transportèrent inanimée sur l'habitation.

Sa mère, éperdue, essayait de ranimer ses sens. Constant d'Aubigné lisait tranquillement un volume de Plutarque, à la page marquée le matin par sa fille.

Pourquoi s'alarmer? dit-il à sa femme avec son flegme imperturbable; Alexandre, dans son enfance, n'a-t-il pas failli être dévoré par un serpent ?... Puisque Françoise a échappé au même danger, c'est que le sort lui réserve, comme à Alexandre, l'immortalité!

La prédiction, toute brillante qu'elle fût, et quoique renouvelée des... Macédoniens, ne calma que médiocrement l'anxiété de la mère, qui, d'ailleurs, avait peu de foi dans le prophète Constant. Mais l'avenir la justifia; d'Aubigné, une fois en sa vie, avait dit vrai. Françoise fut quitte pour la peur des étreintes du reptile; son nom est immortel.

Cependant l'habitation du Précheur touchait à la ruine. Mme d'Aubigné et sa fille furent réduites à travailler la terre pour vivre. Françoise, en attendant une cour plus splendide, avait le département d'une petite basse-cour.

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(1) M. le duc de Noailles, dans son Histoire de Mme de Maintenon, fait naître cette femme célèbre dans la conciergerie de la prison de Niort. Saint-Simon dit qu'elle est «<née aux lles de l'Amérique ». La version du chroniqueur du règne de Louis XIV est très-accréditée, seulement on n'est pas d'accord sur l'ile. Les uns veulent que Françoise ait reçu le jour à SaintChristophe, les autres à la Martinique, d'autres pendant la traversée de Saint-Christophe à la Martinique, et ils rapportent même que l'enfant fut sur le point d'être jetée à la mer, parce qu'on la croyait morte. Dans tous les cas, Françoise d'Aubigné serait venue à la Martinique à peine âgée de un an.

elle aux passants, qui riaient et se moquaient de son humiliation.

Constant d'Aubigné, harcelé par ses créanciers, avait sollicité, dans sa profonde misère, une place militaire. La pauvre famille attendait de jour en jour la nomination. Mais lorsqu'enfin le courrier s'arrêta, un matin, au seuil de l'habitation, on aperçut, au même instant, le corps du misérable habitant, étendu sur un brancard et baigné dans son sang. Au milieu de ses orgies, le gentilhomme ruiné avait provoqué en duel un adversaire plus adroit ou plus heureux que lui; il avait été frappé mortellement. La veuve et la fille laissèrent les créanciers se disputer les bribes de la succession, et rentrèrent en France.

Il y avait en ce temps, à Paris, dans une chétive maison du Marais, un salon, pour ne pas dire un taudis, qui rivalisait d'esprit avec la société élégante et recherchée de l'hôtel de Rambouillet. Le ton y était moins châtié, le langage plus libre. Des gens de la cour et des gens de lettres s'y trouvaient en compagnie de Marion Delorme et de Ninon de Lenclos. Turenne et Boisrobert, Sévigné et Patru, Mignard et la Sablière, Scudéry, Lebrun, Segrais, La Molte, Balzac... s'y coudoyaient à l'avenant, tous, au demeurant, bons vivants et gais commensaux. La joie, la folie, des soupers où chacun apportait son plat, tels étaient les frais de ces réunions. Au milieu de l'assemblée trônait un petit homme d'une figure grotesque, devenu difforme par la maladie et constamment rongé par la souffrance, mais riant toujours et faisant toujours rire autour de lui. Il s'intitulait « le cul-de-jatte, le doyen des malades de France, le raccourci de la misère humaine. » Ce petit homme était Paul Scarron, l'auteur du Roman comique, de l'Enéide travestie, de la Mazarinade, etc.

Parmi les courtisans du burlesque Apollon se présenta, un beau soir, un certain commandeur de Poincy, naguère aussi peu ingambe que le cul-de-jatte, et cloué sur son fauteuil par la goutte.

Que vois-je? s'écria le poëte bouffon de sa voix stridente; l'ombre de Poincy sans l'ombre d'une béquille! Non pas l'ombre, répartit le commandeur; mais Poincy en personne.

-

Et ta goutte ?... si tant est que tu n'es pas une ombre !

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Nous cúmes la taille bien faite dans notre jeunesse. Je veux tenter des climats coloniaux : du diable si les feux du tropique ne dégèlent pas mes membres (1)!

Des compagnies nombreuses se réunissaient pour se transporter aux colonies; il était de mode de prendre des actions dans ces compagnies. Non-seulement Scarron y plaça une somme de trois mille livres, mais il s'était décidé à s'embarquer.

«Mon chien de destin, écrit-il à Sarrazin, m'emmène dans un mois aux Indes occidentales... Adieu, France,

(1) D'après La Baumelle, ce fut à la suite d'une équipée de carnaval, au Mans, que, s'étant élancé dans la Sarthe glacéc, Scarron en ressortit paralysé.

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