Page images
PDF
EPUB

je m'ordonnai les eaux de Saint-Gervais, comme étant celles où ces deux ingrédients se rencontrent en plus grande quantité.

Assez vieux pour apprécier toutes les douceurs du chemin des écoliers, je ne manquai pas de le prendre, et je traversai la moitié de la France.

Un jour enfin, sur la route de Lyon à Chambéry, à force d'interroger l'horizon, nous vimes s'élever au loin quelques crêtes bleuàtres, et nous arrivâmes, assez fatigués déjà et fort affamés, dans la vilaine petite ville que l'on appelle Pont-de-Beauvoisin, sans doute par ironie. Cette ville est divisée en deux parties par un ruisseau qui forme la frontière entre la France et la Savoie, et sur lequel enjambe un pont, ridiculement vieux et bossu. Les voisins de la rive droite et ceux de la rive gauche parlent le même langage, portent le même costume, et se mêlent incessamment pour leurs plaisirs et pour leurs affaires. Pourtant, si le signal des combats était donné (comme on dit en style héroïque), ils seraient tenus de se haïr et de s'entr'égorger. Cela prouve que la guerre est une belle chose.

Pendant que les gendarmes français examinaient nos passeports, communiqués ensuite aux gendarmes sardes; pendant que les douaniers savoyards farfouillaient nos bagages, j'expédiais un détestable repas, où dominait déjà cette fameuse sauce aigre-douce dont se délectent les palais piémontais, comme si ce n'était pas une alliance monstrueuse que celle du sucre et du vinaigre. Heureusement qu'à quelques heures de là, je rencontrai, pour me guérir de ma mauvaise humeur, un des plus beaux points de vue qui puissent s'offrir aux regards d'un voyageur mal nourri. C'était le magnifique panorama que l'on découvre du passage de Chailles, taillé dans la roche vive, par ordre de l'empereur Napoléon. Après ce défilé pittoresque, on aperçoit devant soi une longue chaîne de montagnes, et comme le soir approchait, toutes ces cimes s'illuminaient de la manière la plus brillante et la plus fantastique. A mesure que nous avancions, l'ombre des monts que nous avions dépassés s'élevait graduellement sur ceux qui nous faisaient face, jusqu'au moment où le dernier faîte s'éteignit à son tour, pour laisser l'œil se reposer de toutes parts, dans la sérénité du crépuscule. Cependant une masse de rochers, sombre et gigantesque, semblait former devant nous une barrière infranchissable, et, en effet, il n'y a qu'un moyen de la traversor, c'est de s'engloutir dans une caverne, longue de trois cents mètres, que l'on a percée au cœur même de la montagne, et qui s'appelle la grotte des Échelles. Pendant le passage de cette grotte, je m'avisai de suivre à pied la diligence; mais bientôt je la perdis de vue dans les ténèbres; je restai seul, en arrière, clapotant dans une boue gluante, recevant de temps en temps sur la tête quelques filets d'eau, qui suintaient le long de la voûte; supposant, sous mes pieds, tous les piéges d'un marécage; révant, sur ma tête, toutes les épées de Damoclès imaginables; et m'écriant à chaque minute: - C'est beaucoup trop pittoresque!

Au sortir de la voûte, on se trouve entre deux murailles de roc, puis on descend pendant plus de deux heures, et l'on comprend alors quelle est la hauteur de ces montagnes, surtout quand on songe que la grotte est encore bien loin de leur sommet.

A Chambéry, je n'ai rien vu qui mérite d'être noté, si ce n'est l'absence d'industrie des habitants. Quoi que vous trouviez chez eux, soyez sûr que cela vient de Paris. En vérité, cette pauvre capitale a manqué sa vocation; elle était née pour former le chef-lieu d'un de nos départements. J'y ai seulement remarqué une habitude assez

singulière. A Chambéry, on achète un appartement comme nous achetons une maison. Ainsi, pour dix, vingt ou trente mille francs, on aura à tout jamais la propriété de tel étage dans tel hôtel. Comment cette propriété indivise peut-elle être entretenue? Je ne le comprends pas trop. Comment un seul portier peut-il suffire à plusieurs propriétaires? Je le comprends encore moins. Il est vrai que comme il n'y a point de portiers, la difficulté que je soulève là paraît plutôt théorique que pratique..

A quatre lieues de Chambéry, à une demi-lieue du lac du Bourget, s'élève la ville d'Aix, renommée pour ses sources chaudes et pour ses plaisirs non moins bouillants. Un casino splendide, d'où l'on aperçoit le lac et la Dent de-Chat, vient d'y être construit. Là s'étalent, sur les banquettes de bal, les toilettes recherchées et les cols goitreux des dames de Chambéry et des environs; là fleurit, comme dans une serre, la passion ou plutôt la rage du jeu. Souvent on voit les joueurs acharnés rester jusqu'à l'aurore autour des tapis verts, et ne quitter le casino que pour s'aller jeter, non point sur leur lit, mais dans leur bain.

La diligence de Chambéry à Genève, passant par Aix et par Annecy, me laissa dans cette dernière ville, après quelques heures d'une route charmante. C'est à Annecy qu'a eu lieu un duel célèbre entre deux touristes britanniques, qui avaient besoin d'échanger quelques balles pour se connaître et s'apprécier. Voici le fait. Dans la maison, croisée de châlet, où s'arrêtent les diligences et où se prennent toutes les voitures, deux gentlemen, récemment échappés d'Oxford, marchandaient, chacun pour soi, une calèche de montagnes, c'est-à-dire un de ces`ustensiles à quatre roues, où l'on monte par un côté et où l'on est enveloppé, sur les trois autres, de rideaux de cuir fort malpropres. Les deux Oxfordiens trouvaient que le prix du véhicule n'était point cheap enough, mais tous les deux auraient cru indécent et compromettant de s'adresser la parole sans introduction, afin d'exécuter leur voyage à frais communs. Cependant, comme leur Murray les obligeait également à faire le tour du lac d'Annecy, tous deux conclurent leur marché, et le plus diligent étant parti par la droite, l'autre fit signe à son conducteur de le mener par la gauche; puis ils accomplirent leur pèlerinåge, en l'accompagnant, par forme de litanies, de cet aoh! modulé, si cher à la vieille Angleterre. A moitié chemin, ils se croisèrent, sans se saluer, bien entendu ; mais enfin, revenus à la table d'hôte, ils y trouvèrent un troisième Anglais (l'Anglais abonde dans ces parages), qui les connaissait tous les deux et qui les introduisit l'un à l'autre. Malheureusement l'un de nos Englishmen, pris d'un accès de loquacité inaccoutumée, s'avisa de dire à son confrère:

How beautiful these blue waters! (Que cette eau bleue est belle!)

[blocks in formation]

tons ne doivent jamais être remises au lendemain, on y procéda immédiatement. Heureusement que le vin et la discussion avaient singulièrement agité les nerfs des partes belligérantes, de sorte que l'un de nos gentlemen en fat quitte pour un sillon d'une ligne de profondeur sur la peau du crâne, l'autre pour un séton dans le bras droit. Cela fait, il devenait facile de s'expliquer, et l'on recontut alors que chaque touriste, assis de côté, ayant toujours regardé devant soi, par l'unique ouverture du véhicule, l'un d'eux n'avait vu que le côté intérieur de la route, c'est-à-dire celui du lac; l'autre, que le côté extérieur, c'est-à-dire celui des montagues. Hélas! que de touristes anglais dans ce monde!

D'Annecy à Bonneville, la route devient de plus en plus intéressante. Les montagnes s'élèvent par gradins cultivés, jusqu'à ces longues murailles perpendiculaires, toarmentées, déchirées, surmontées de pitons ou d'aiLailles, qui donnent aux Alpes un physionomie particuliere. Quelquefois le bas de la montagne est abrupte; easuite viennent des pentes plus douces, sur lesquelles verdoient de charmants pâturages; puis, à mi-hauteur, s'étendent des champs de blé en longues bandes jaunâtres quasiment horizontales; plus haut, reparaissent les pentes rapides, les gazons, les sapins, et enfin la muraille de calcaire ou de granit, lorsque la montagne n'atteint pas la limite des neiges éternelles. Du reste, quand l'air est lucide, tout cela s'étage si bien qu'on n'en comprend pas l'altitude démesurée, et qu'on croirait volontiers voir un de nos coteaux, un peu déplumé vers le sommet.

J'étais dans le coupé de la diligence avec un Savoyard, on Savoisien, lequel me parlait montagnes.

- Ces taches d'un vert foncé, là-haut, qu'est-ce que c'est? lui disais-je.

- Ce sont des forêts de sapins.

- Et ces bandes d'un vert plus clair?

[blocks in formation]

-Ah! ah! ce sont apparemment les chamois qui la broutent, car les bestiaux ne peuvent pas arriver jusque-là. - Pardonnez-moi; il y des troupeaux de vaches. -Ah! fis-je, comme le bourgeois de Fontenelle; c'est étonnant, je n'en ai pas vu.

Mon Savoisien eut la politesse de ne pas me rire au nez. Il se contenta de m'expliquer que si les vaches en queston étaient grosses comme l'église Notre Dame, on aurait encore de la peine à les apercevoir de la route; et, comme preuve, auprès de ces bandes jaunâtres, qui représentient des champs de blé, il me fit remarquer un village et une église que j'eus beaucoup de peine à identifier. Cette petite leçon augmenta singulièrement mon respect pour les Alpes. J'avais entendu dire, comme tout le monde, combien on est trompé sur les distances, dans les pays montagneux; mais là, comme dans bien des choses de la vie, il n'y a qu'une expérience personnelle qui puisse nous convaincre de l'étendue de nos erreurs.

On raconte à ce sujet l'histoire d'un capucin qui, se trouvant à Saint-Paul, c'est-à-dire à trois lieues du lac de 1 Genève, disait aux personnes qui l'entouraient :

-Attendez-moi un peu: le temps de dire un Pater et un Ave; je vais laver mes pieds dans le lac

On eut beaucoup de peine à lui faire entendre que le temps de dire une grand'messe ne lui aurait pas suffi. Bonneville, bâtie sur le bord de l'Arve, au lit plat et caillouteux; Bonneville, surmontée par le Môle, énorme pain de sucre couvert de pâturages; Bonneville, dont les maisons ressemblent déjà à ce qu'on appelle chez nous

des chalets; Bonneville suffirait à amuser un Parisien pendant huit jours, s'il ne se trouvait pas si proche des vallées de Maglans, de Sallenches et de Chamonix.

C'est l'Arve qui a ouvert une communication entre toutes ces vallées, et pour y pénétrer, on a soin de suivre son cours. La roule serpente avec lui, le côtoyant dans les endroits resserrés, mais s'éloignant de son lit aussitôt qu'elle le peut, car il est assez mauvais coucheur. Cependant, en adoptant l'excellent système des trains articulés de M. Arnoux, je suis convaincu qu'on pourrait établir sur ses rives un chemin de fer peu coûteux. On irait alors de Genève à Chamonix en quelques heures, et l'on pourrait s'arrêter à Bonneville, à Cluses, à Sallenches, à SaintGervais, à Chède, pour admirer à loisir les environs. On rendrait ainsi la vue du Mont-Blanc accessible à tout le monde, et l'on enrichirait ces contrées, encore un peu sauvages. Certaines gens prétendent que les horribles beautés des glaciers perdraient tous leurs charmes, en perdant une partie des difficultés qui les entourent: je ne saurais comprendre cela. Ce qui est beau est beau par soi-même; et je ne crois pas qu'on augmentat le prix de la Vénus de Milo, en la logeant dans la lanterne du Panthéon. En tout cas, les amateurs de difficultés pourraient toujours se délecter à escalader le Mont-Blanc.

Le premier étranglement de montagnes que l'on rencontre après Bonneville est celui de Cluses, dont le nom signific, en effet, cloture. Là, s'ouvre la vallée de Maglans, large d'un kilomètre, en moyenne, sur une longueur de quatre lieues. Des deux côtés s'élèvent presque perpendiculairement des masses calcaires, dont les couches, inclinées en divers sens et souvent dégradées, présentent des aspects sauvages du plus grand effet. Des chalets, des cascades, des grottes complètent cette décoration merveilleuse.

A Saint-Martin, nouveau rétrécissement, au sortir duquel on se trouve dans la vallée de Sallenches. Celle-ci étale ses jardins cultivés sur une surface plane de plusieurs lieues dans tous les sens; mais elle est entourée de montagnes si prodigieuses que, de toutes ses parties, l'œil jouit à la fois des effets pittoresques des vallées étroites et du grandiose des plaines étendues. Les trois aiguilles. granitiques de Warens, hautes de 7,200 pieds, et les dômes neigeux du Mont-Blanc forment les traits les plus caractéristiques de ce tableau.

Un peu au delà de la gorge boisée où se cachent les bains de Saint-Gervais, la vallée de Sallenches se termine par un défilé, obstrué d'énormes blocs de granit. L'Arve bondit de l'un à l'autre, comme fait l'eau moisie de la cascade de Saint-Cloud. Mais ici, c'est la nature toutepuissante qui a disposé les gradins: cette chute, ou plutôt ces chutes, blanchissantes d'écume, sont véritablement admirables. Pour y arriver, il faut grimper, par mille détours, à travers les quartiers de rec. Mon guide me disait en me les montrant :

Ces cailloux-là se détachent de la montagne, au printemps, quand il dégèle.

Merci des cailloux! il y en avait de gros comme une maison. De temps en temps, on marche dans le lit d'un ruisseau, puis on traverse un petit torrent sur une planche tremblante, que l'on tire après soi pour opérer un autre passage du même genre. Enfin, on arrive au pont des Chèvres, formé de solides madriers, assis sur deux roes inébranlables, mais ayant pour garde-fou une simple perche à peine attachée; de sorte que l'étourdissement produit par le tonnerre des eaux et l'éblouissement causé par leur blanche écume mêlent à l'admiration inspirée par

[merged small][merged small][graphic]

Bon souper, bon gite et le reste.

Vue de l'établissement des bains de Saint-Gervais. Dessin de M. A. de far. être fatigué de rouler quand on arrive à Sallenches. Au delà de cette ville, malgré la beauté du panorama, on cherche avec anxiété la demeure où l'on espère trouver

(1) Depuis que ceci est écrit, il parait que l'Arve a emporté le pont des chèvres, les rocs inébranlables, un autre pont où passaient les diligences, enfin une bonne partie de la route; de sorte qu'il faut faire un long détour pour aller de Saint-Gervais à Chamonix,

Inutiles désirs! la voiture roule éternellement, sans paraître approcher des montagnes. Cependant on dépasse un faible hameau; on voit s'ouvrir sur la droite une gorge étroite et sauvage, surmontée de noirs sapins. La diligence s'y engage hardiment; elle s'enfonce dans un bois taillis, dont les éclaircies laissent apercevoir un torrent couvert d'écume; on croit alors descendre vers quel

[merged small][merged small][graphic][subsumed][subsumed][ocr errors][merged small][merged small]

Pour terminer, en un mot, ce chapitre médical et obligé, je dirai que l'établissement est dirigé par un médecin fort instruit, M. le docteur de Mey, et renferme toutes les ressources des bains les mieux organisés. On y mène en même temps la vie de château la plus agréable.

Si les vertus des eaux gervaisiennes ont droit au profond respect des malades, les beautés de la nature environnante doivent enchanter les yeux et embaumer la mémoire des touristes. De la galerie de bois où l'on se promène après boire (de l'eau chaude, s'entend), on contemple, chaque matin, les montagnes qui dominent la vallée de Sallenches et qui s'étagent au delà de l'ouverture étroite du vallon. C'est un spectacle toujours nonveau et toujours varié, suivant l'heure, la saison et l'état de l'atmosphère. Le lendemain de mon arrivée, un nuage épais s'était accroupi sur la montagne; au-dessus, le ciel était limpide; mais, à l'endroit où le nuage cessait, mes yeux distinguaient quelque chose que mon esprit ne pouvait pas admettre; c'était comme une église gothique, avec son grand portail et son transsept formant la croix. Je n'avais jamais vu à cette hauteur que le soleil ou la lune, et il me fallut beaucoup d'attention et de réflexion pour m'assurer que cette église aérienne n'était pas autre chose que les aiguilles granitiques de Warens, dépassant les vapeurs dont le reste de la montagne était enveloppé. Cette disposition des nuages est ce qui m'a le mieux fait comprendre l'altitude inouïe de ces cimes. Il y a encore un autre effet de vapeurs qui m'a paru fort curieux: c'est quand les nuages, qui se modèlent volontiers sur les formes des montagnes, prennent la même couleur que celles-ci, et paraissent les exhausser démesurément.

Le soir, j'avais un autre spectacle; c'était l'illumination du Mont-Blanc. Je me rendais pour en jouir au pont des Fayets, et alors, par-dessus les montagnes voisines, déjà plongées dans l'ombre, et qui formaient un vigoureux repoussoir, je découvrais les neiges éternelles du glacier de Miage et de l'épaule droite du Mont-Blanc. Au moment où le soleil se couche, ces croupes arrondies, d'une blancheur éblouissante, se colorent par degrés d'un rose tendre qui arrive bientôt à la chaude nuance du saumon, et qui s'enlève sur un ciel verdâtre ; mais peu à peu, à mesure que le soleil s'abaisse, la coloration de la neige s'efface et est remplacée par une teinte livide, cadavéreuse, tandis que le firmament, à son tour, s'éclaire de nuances rosées. Un peu plus tard, le ciel luimême s'éteint, et il ne reste plus que des dômes argentés, se détachant sur une voûte d'un sombre azur. Alors, parait dans tout son éclat le chœur des étoiles, beaucoup plus brillantes et plus volumineuses que dans nos basfonds.

Plein de l'enthousiasme qu'inspire à un Parisien la magnificence de semblables scènes, je résolus bientôt d'entreprendre un voyage d'ascension et de recherche, rêvant déjà la gloire de l'Anglais Peacock, lorsqu'il découvrit l'évêché et l'évêque de Sallenches, le prieuré et le prieur de Chamonix. Comme lui, je me voyais cité dans tous les Guides du voyageur, et j'espérais fournir aux désoœuvrés de l'univers de nouveaux sujets d'étonnement et d'admiration.

Derrière l'établissement, une courte allée s'élève en zigzag jusqu'à une petite esplanade, d'où l'on aperçoit en plein une des plus belles cascades des Alpes. Ses eaux, toujours abondantes, se précipitent par une fissure de deux énormes rochers perpendiculaires. Un torrent montagnard, comme le Bonnant, pouvait seul imaginer de passer par là. Quand vous êtes sur cette esplanade, la

chute qui gronde vous assourdit; l'écume qui tourbil lonne vous éblouit; la terre qui tremble vous refroidit. Si vous continuez à suivre le sentier, il se perd sous T'herbe humide; mais vers la droite, aussi haut que la vue peut s'étendre, se dessine un espace ouvert, qui doit être, pendant l'hiver, le lit d'un torrent. Les ressauts de l'onde furicuse y ont creusé des espèces de marches, que je me hasardai à escalader avec un courage digne de me conduire aux plus grands résultats. Je n'étais point armé du bâton ferré, si utile dans les montagnes; mais, en m'accrochant aux racines des buissons, quand la mousse était glissante, quand les pierres roulaient sous mes pieds, j'eus bientôt gravi une centaine de mètres. Je me retournai alors, et je vis, au bas de la sente, le Bonnant qui se tordait comme un furieux. Cette vue diminua beaucoup mon ardeur gravissante; je pouvais y rouler, en compagnie assez dure, et je me demandai s'il ne serait pas plus prudent de rétrograder. Nul ne m'avait vu entreprendre cette aventure: je n'aurais donc à rongir devant personne de l'avoir abandonnée. - Oui; mais je rougirais devant moi-même. Et puis, d'ailleurs, tout le monde sait qu'il est bien plus aisé de grimper que de descendre, et ce diable de Bonnant était là, avec sa voix rauque, pour m'avertir qu'il ne serait pas sain de dégringoler trop vite. On l'appelle le bon Nant, c'est à-dire le bon ruisseau, probablement parce qu'on a peur de lui. Je relevai donc la tête vers le haut de la montagne. Cette pente verte, solitaire, garnie d'arbres à droite et à gauche, avait quelque chose d'innocent et d'engageant, qui me fit repartir avec une nouvelle ardeur. Cependant, à mesure que j'avançais, les difficultés de la route augmentaient et le sommet du mont se reculait de plus en plus. Je marchais depuis vingt minutes, quand je me trouvai à la hauteur de deux ou trois grottes que l'on voit de la cour des bains, et qui, d'en bas, semblent inaccessibles. Un sentier bien indiqué, quoique fort étroit, y conduisait, le long du rocher perpendiculaire. Je crus ne pouvoir pas me dispenser d'aller m'y asseoir. Là, pendant un instant de repos et d'admiration, je contemplai à mes pieds l'établissement, en forme de cloître, dans lequel je distinguais à peine quelques habitants rampant sur la terre comme des fourmis. Malheureusement, je n'eus pas la consolation d'être aperçu par eux dans ma grandeur et mon isolement.

[ocr errors]

A peu de distance des grottes, j'atteignis un endroit où le sentier, le lit du torrent, je ne sais comment l'appeler, passait sous des sapins. C'était une assurance contre la dégringolade; toutefois les aiguilles desséchées, entassées sur le sol, étaient extrêmement glissantes, et j'étais obligé de louvoyer d'arbre en arbre. J'allais sortir de ce bois, lorsqu'à l'extrémité d'un ravin gazonné, qui semblait la seule issue possible, voilà que j'aperçois un animal singulier, qui me fait arrêter court. Il était couché, ramassé sur lui-même, et plus gros qu'un mouton. Son pelage était d'un brun foncé, et l'idée d'un ours me vint à l'instant même, quoique je n'eusse jamais entendu parler d'ours dans le vallon que j'avais si imprudemment quitté. Pendant que je jetais un coup d'œil en arrière (car un bon général doit toujours assurer sa retraite), pendant que je tirais de ma poche mon couteau à mouche, l'animal fit un mouvement, et j'entendis, à mon grand soulagement, retentir le son d'une clochette qu'il portait à son cou. Je m'approchai alors, et je vis cet être singulier se dresser lentement sur ses pieds de derrière, en se balançant d'un air nonchalant. Pour le coup, sa taille, sa peau brune, ses mouvements d'une patte sur l'autre, démontraient que j'avais affaire à un ours, mais, grâce au

« PreviousContinue »