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sommeil vint me surprendre et tromper un peu mon chagrin.

-Cœur à Dieu! qu'on se lève en silence!... La seconde journée commençait.

N'allez pas croire que je veuille vous conduire pas à pas dans les phases de cette existence nouvelle, ni vous ni moi n'y trouverions notre compte; mais ce jour-là fut marqué par un examen, à la suite duquel Mme de Chanzeaux, alors directrice des études, me plaça dans la classe de ma sœur. Ma joie ne peut se décrire, et, de même qu'Epaminondas, après la victoire de Leuctres (pardonnez la citation à une véritable écolière), je m'écriai avec transport: Ce qui me touche le plus, c'est la joie que mon père en éprouvera!

En revenant, je tins un instant ma sœur en suspens sur mon sort; et lorsqu'enfin je lui appris mon succès, elle en parut fort étonnée et passablement satisfaite.

Après le diner, elle me prit à part, et jugea indispensable de me faire un peu de morale. La matière était délicate, aussi l'aborda-t-elle avec précaution; car elle sentait que nos idées ne seraient pas en harmonie, et elle tenait essentiellement à me convaincre; voici à quel sujet :

- Tu ne connais pas les habitudes de la maison, me dit-elle; mais, je t'en supplie, fais-moi la grâce de ne pas parler de ta manière de vivre chez papa. On peut, sans blesser la vérité, ne pas raconter certaines choses; et si tu disais que nous n'avons pas de bonne et qu'une pauvre femme du dehors venait t'aider dans les soins du ménage, nous serions couvertes de ridicule.

Pourquoi cela?

Pourquoi? parce que toutes ces demoiselles ont des idées de grandeur plus ou moins bien fondées; qu'elles s'entretiennent fort peu de détails domestiques, et que, parmi nous, le ridicule se sent et ne se raisonne pas.

Du ridicule! c'est un peu fort!

-Non, c'est comme je te le dis. Pour rien au monde, je ne voudrais être l'objet de chuchotements ou de plaisanteries déplacées, et tu me sauras gré du conseil que je te donne, quand tu te seras faite à nos manières. - Je ne m'y ferai jamais!

veras.

Tu auras plus de peine qu'une autre, mais tu y arri

— Il faudra donc rougir de ce qui me plaisait?

- On ne rougit pas; on se tait, et voilà tout. Me promets-tu de suivre mes avis?

Si je le peux...

- Cela n'est pas si difficile; et, je te le répète, tu en seras contente plus tard.

Faut-il l'avouer? elle avait raison; je reconnus bientôt qu'il existait une convention tacite de ne jamais paraître avec infériorité aux yeux de ses compagnes. Les plus sages gardaient le silence; d'autres mettaient une certaine ostentation à parler négligemment de leur fortune; mais, au reste, ce sujet était rarement traité, et les élèves, n'ayant aucune idée de la valeur réelle des choses, ne comprenaient guère les différentes positions de la vie. Les apparences étaient tout pour elles, et, sous ce rapport, grâce à l'inépuisable bonté du meilleur des pères, nous n'avions rien à envier aux plus riches et aux plus heureuses. Je n'avais pas de vanité, mais un juste orgueil me fit toujours garder ma place, et, à part quelques légères imprudences que ma sœur, toujours aux aguets, répara habilement, je ne compromis pas l'honneur de la famille.

Plusieurs réponses inattendues, un caractère naturellement enjoué et un certain tact pour parler ou pour me

taire à propos, m'acquirent une faveur aussi prodigieuse qu'éphémère... Hélas! oui, trop éphémère; car, au bout de quinze jours, la nouveauté étant épuisée, et mes travers s'étant successivement fait connaître, je tombai de l'échafaudage où je me pavanais follement, et je restai quelque temps étourdie de ma chute.

V. Avénement et chute d'une poupée. Un sommeil intéressé. Aventures d'une bayadère et d'un moineau. Le mea culpa mortel.

Il y avait quelques jours que l'indifférence générale m'avait abandonnée à moi-même, lorsqu'un jeudi, sachant que je ne devais pas aller au parloir, je me décidai à ouvrir une grande et mystérieuse boîte de sapin, que j'avais placée dans un coin de la classe. A peine me voit-on mettre la clef dans la serrure qu'un cercle de curieuses m'environment; je lève le couvercle, et j'en tire... une poupée.

- Une poupée ! s'écria-t-on en chœur autour de moi; oh! voyons, voyons!... Elle est charmante! qu'elle est gentille !... Elle a un bien joli trousseau !

J'étais heureuse et fière, car j'aimais beaucoup celle poupée; et Hortense s'était opposée à son entrée dans la maison, en m'affirmant que je ne la conserverais pas. J'espérai donc, vu le bon accueil qu'elle recevait, que non-seulement elle serait admise, mais que même elle en attirerait d'autres... Je connaissais bien peu l'esprit de corps! une des reines me dit bientôt, d'un air à la fois insinuant et impérieux :

- Vous n'avez pas l'intention de garder cela ici?
- Si vraiment, je vous assure.

- Vous plaisantez, ma chère! jamais il ne sera souffert rien de semblable dans la classe aurore-uni!

Que me fait la couleur de la ceinture, pourvu que je m'amuse?

- Mais on vous prendra pour une verte! (Les vertes étaient les plus jeunes des élèves, et composaient la dernière division.)

Quel mal cela me fera-t-il?

Il ne s'agit pas de vous, mais de l'honneur de la classe, et nous vous prouverons que nous savons le défendre!

Je vous prouverai, à mon tour, que si je tiens à ne dominer personne, je ne veux pas non plus être dominée. -Ah! ah! petite mauvaise tête, on vous mettra bien à la raison !

Je serais curieuse de voir comment.
Avant peu vous serez satisfaite !

Dès ce moment, on ne me parla plus. Les reines et les gentilles me fuyaient dédaigneusement; les autres, craiguant d'être enveloppées dans ma disgrâce, m'évitaient avec affectation. J'étais devenue un être mixte, sans parti, sans défenseur; mais une guerre d'indépendance ne m'effrayait pas, et je ne reculai devant aucune attaque. Ma poupée fit encore deux ou trois apparitions triomphantes; je la protégeais héroïquement.

Et, quoique seul pour elle, Achille furieux Épouvantait l'armée et partageait les dieux.

Mais, hélas ! la pauvre Iphigénie devait être sacrifiée au salut et à l'honneur de la Grèce. Un jour, je ne la retrouvai plus! Il ne me restait pas un chiffon qui pût me la rappeler, et pas un indice qui me mît sur la trace de ses ravisseurs, tant le secret fut bien gardé! Jamais nous ne faisions intervenir les dames dans de semblables démêlés,

ct, malgré mon indignation, je dissimulai ma colère, afin de diminuer un peu le triomphe de mes ennemies.

Au milieu de tant d'épreuves, je voyais mon père une ou deux fois par semaine, et c'était mon seul bonheur; car, je dois en convenir, les lauriers de la gloire ne me dédommageaient pas des injustices de la fortune; loin de là! Je n'apprenais rien, et si je faisais peu de fautes en écrivant, Hortense avait raison de répéter que je n'aurais su dire pourquoi.

Bientôt le chagrin me prit, et je formai mille projets pour retourner à la maison, soit en congé, soit pour toujours; mais ce n'était pas facile. En dépit de ma mélancolie, je mangeais parfaitement et dormais mieux encore. Je résolus de tirer parti de cette dernière faculté pour rompre d'odieuses chaînes; et quand le projet fut bien mûri dans ma sagesse, je me hâtai de le mettre à exécution.

Un matin, après avoir bien déjeuné, au lieu de lire en me promenant, comme j'en avais l'habitude, je vais m'étendre au pied d'un tilleul, dans un endroit retiré, et je m'endors profondément. Revenue à la classe, je dors sur ma case; on me réveille, je balbutie quelques excuses, et me replonge dans mon assoupissement. Je deviens insensible à tout; le sommeil triomphe en tous lieux; à la chapelle, je fais comme au dortoir; je bâille en répétant mes leçons, que je sais moins que jamais, et, pourrait-on le croire? au parloir même, je tombe sur l'épaule de mon père, qui ne comprend rien à ce qui m'arrive. -Elle est toujours comme cela depuis quelque temps, lui fait observer ma sœur ; c'est vraiment extraordinaire ! Il faut voir le médecin, répond mon père avec inquiétude.

En effet, il en parle à la dame infirmière, et lui demande si le changement d'air ne me serait pas bon. Cette

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dame le rassure en lui promettant que, dès le lendemain, elle me ferait appeler à la visite du docteur Vergès, et qu'elle lui soumettrait son idée. Je m'applaudissais en silence; mais, vanité des vanités! le lendemain, M. Vergès, après m'avoir examinée et interrogée, ne me trouve aucun symptôme inquiétant.

-Le pouls est excellent, dit-il; la peau fraiche, l'œil vif; on parle d'un bon appétit ; il n'y a rien à faire; cela changera de soi-même; c'est un caprice de la nature.

La nature, hélas ! était bien innocente; mais ma ruse ingénieuse n'obtint pas le succès qu'elle méritait, et force me fut de me réveiller de bonne grâce.

Après ce cruel désappointement, un changement favorable s'opéra dans mes idées. Renonçant à de trompeuses espérances, je me tournai vers la réalité, et pris le parti de m'occuper sérieusement de mes devoirs.

Je parvins à dominer ce qu'on appelait la légèreté de

mon caractère, à me montrer plus attentive aux leçons, plus recueillie à la chapelle, plus silencieuse partout, et enfin plus soumise au règlement; ce qui me valut beaucoup d'éloges.

Telle est pourtant la fragilité humaine,' qu'un moment d'oubli faillit compromettre ma brillante position. N'osant mettre la Providence en jeu pour un fait de cette nature, on me permettra de dire que je dus mon salut au hasard; et il me rendit un signalé service en me tirant du mauvais pas où je m'étais fourrée.

On s'occupait beaucoup alors d'ouvrages en perles, qu'une Espagnole avait mis à la mode parmi nous; et, quand une mode quelconque était adoptée, c'était une contagion à laquelle personne ne résistait. J'avais mis mon père à contribution; il m'avait apporté des perles de toutes les couleurs, et, en échange, je l'avais comblé de paniers, de croix, de cordons de montre, et d'autres objets

du même genre, qu'il recevait avec une admiration sans bornes comme mes talents.

Un soir, après avoir terminé une bayadère (espèce de collier en sautoir et à glands), je m'empressai d'aller la montrer à droite et à gauche, pour recueillir quelques compliments auxquels j'attachais beaucoup de prix, lorsque j'aperçus Virginie B..., assise sur les marches du vestibule. Virginic me répondit à peine, tant elle était occupée à donner la becquée à un moineau qui absorbait toute on sattention.

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A cette vue, j'oubliai tout moi-même; je contemplai l'oiseau qui battait des ailes en jetant un petit cri charmant, et dont les yeux, pleins de vivacité, annonçaient la constitution robuste. - Cette dernière observation n'est pas inutile, car rarement les malheureux moineaux qui passaient par nos mains vivaient plus de quelques heures. - Celui-ci donc, réunissant toutes les conditions d'avenir qu'on pouvait lui souhaiter, devint l'objet de mes désirs les plus ardents, et je ne songeai plus qu'à l'avoir en ma possession. Or, à cette heureuse époque, rien ne

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me coûtait pour arriver à l'accomplissement de mes vœux, et quand la maudite fièvre me prenait, je me rendais irrésistible. Virginie caressait son oiseau, lui faisait monter l'échelle d'un doigt sur l'autre, et ne voyait dans mes exclamations que la chose du monde la plus naturelle. Un regard d'intelligence, renfermant sans doute la plus éloquente prière, intéressa en ma faveur plusieurs de ses amies, qui me secondèrent merveilleusement. Après l'avoir félicitée sur un bonheur que je tenais autant à conquérir qu'elle tenait à le conserver, je me hasardai à lui proposer un échange.

OCTOBRE 1835.

Non, non, merci, me dit-elle; le pauvre petit est trop gentil pour que je m'en sépare jamais!

Quelle folie! s'écrièrent les autres, il sera peut-être mort demain, au lieu que ce qu'on te propose pourra te rester.

Elle se défendit assez longtemps contre mes instances, mais enfin la curiosité l'emporta; elle me demanda ce que je lui offrirais en retour. Je lui montrai ma bayadère. - C'est impossible! me répondit-elle en rougissant de plaisir.

Malheureusement, un coup d'œil rapide, jeté sur l'inVINGT-TROISIÈME VOLUME.

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téressant objet de notre négociation, lui rendit toute sa fermeté: elle reprit donc :

- C'est impossible, je l'aime trop!

Il fallait frapper un coup décisif, et je m'y préparais, lorsque les officieuses conseillères, devinant mon projet, essayèrent à leur tour de m'en dissuader. C'était, selon elles, une proposition ridicule; ma bayadère valait dix anoineaux comme celui-là.

Qu'importe ? leur objectai-je vivement, puisque je le désire?... Écoutez, Virginie, je vous donnerai, en outre, deux caliers de papier blanc et une aune de faveur cerise.

C'en était trop, elle était vaincue, et il n'y avait plus que les apparences à sauver.

-

Vous n'en aurez peut-être pas soin, me dit-elle avec émotion; et s'il allait mourir comme tous ceux que vous avez eus jusqu'ici!...

Les séductions de Féloquence ne furent employées que pour la forme; je triomphai promptement de son apparente irrésolution, et l'oiseau me fut abandonné. La prière sonna sur ces entrefaites; j'emportai mon trésor et le mis délicatement dans mon fichu. Après avoir pris place au fond de mon banc, je me disposais sans doute à joindre à la formule habituelle quelques actions de grâces particulières pour la nouvelle faveur que le ciel m'accordait, lorsque j'en fus soudainement empêchée par un cri aigu que poussa mon hôte mystérieux. Ce cri, qui m'avait paru si touchant à la promenade, me fit frémir en me rappelant le danger que je courais: impiété, profanation, telles étaient les épithètes qu'on allait prodiguer à ma conduite imprudente. Quelle angoisse! cependant mor martyre commençait à peine; la maudite bête cachait une poitrine d'Hercule dans un corps de moineau; tous les yeux se dirigeaient de mon côté; je fis bonne contenance et feignis de regarder comme les autres; puis, après cette pantomime expressive, je rentrai dans un recueillement profond. Mais l'oiseau était infatigable; il avait une voix si perçante, que, poussée par l'imminence du péril, je profitai du med culpâ pour me frapper la poitrine avec une componction dont il ressentit les effets immédiats; ce qui le calma un peu. Bref, j'en fus quitte pour la peur. Néanmoins, quand, le soir même, je vis approcher son heure fatale, je puisai dans le souvenir de mies appréhensions récentes la force de supporter cette perte douloureuse.

VI. Avancement. La classe bleu-liséré. Caractères et portraits. Les reines. Les pelites. Les grandes. Les amies de cœur, de classe, de bras, etc.

.... A peine le terme fixé pour notre réhabilitation dans nos droits fut-il accompli, que je réclamai l'accomplissement d'une promesse sur laquelle étaient fondées toutes mes espérances et peut-être aussi toute ma vertu.

Le lendemain, vers deux heures, on me fit appeler, ainsi qu'Hortense et mes deux autres compagnes, dans le salon de madame la surintendante.

Qu'on juge si le cœur nous battait!

Après quelques remontrances, que nous écoutâmes d'un air pénétré, madame la surintendante déclara qu'une seule avait bien mérité de la patrie..., c'est-à-dire de la inaison; et celle-là, c'était moi-même!

- C'est égal, me dit ma sœur en revenant, je préfère ne passer qu'au concours, et je te plains bien d'entrer scule dans la classe bleu-liséré.

Je compris qu'elle n'aimait pas les raisins verts, et cc n'était pas le moment de contrarier son goût. Pour mon

compte, je n'étais pas non plus sans inquiétude; j'allais changer de classe... Quel bonheur ! mais aussi quelle situation difficile! D'ancienne que j'étais il fallait redevenir nouvelle, et me présenter isolément au milieu d'une assemblée dédaigneuse, sans doute, et jalouse de faire comprendre sa supériorité à l'esprit le plus rebelle que cette auguste enceinte eût encore enfermé dans ses murs.

O vous, heureuses et aimables élèves, qui peuplez aujourd'hui cette demeure où la protection la plus auguste veille sur vous avec tant de sollicitude, n'aurez-vous pas quelque peine à croire ce que je vous raconte et ce qui me reste à vous dire?

Quels favorables changements ont dû apporter dans vos usages et dans vos manières le contact du monde qu'il vous est enfin permis de connaître, et le séjour prolongé que vous faites dans vos familles ! Vous n'avez pas connu le joug des reines, et vous n'admettez plus, j'en suis persua dée, l'injuste distinction des anciennes et des nouvelles ; mais, au temps dont je vous parle, ces préjugés subsistaient dans toute leur force; et, si je me plais à reconnaître que la royauté était abolie de droit dans la classe bleu-liséré, je dois avouer également que les priviléges n'y perdaient rien, et que la féodalité y brillait encore du plus vif éclat.

Ce fut un mardi, vers deux heures, que je reçus ma glorieuse ceinture, et qu'après avoir mis dans mon tablier tout le contenu de ma case, je me préparai à transporter mes pénales dans un lieu plus élevé. Ce pas des pelites aux grandes était le plus difficile à franchir. Selon mon père, dont l'adorable bonté se mettait toujours an niveau de nos idées, il en était de cela comme du grade de capitaine à celui de chef de bataillon. Je crois superflu de parler ici de l'agréable surprise que lui causa mon succès. Il ne cessait de me regarder, en me disant que le bleu me seyait fort bien; puis, pour ne pas trop affliger Hortense, il écouta ses raisons, les accepta, et finit par convenir avec elle qu'il valait autant être la première des aurores que la dernière des bleues. C'était penser comme César; mais nous ne devions ni l'une ni l'autre être première ou dernière.

Chargée de mon petit bagage, après un moment d'hésitation et de palpitation, je frappai doucement à la porte de la classe bleu-liséré, et j'entrai dans le sanctuaire avec une contenance modeste, mais assurée.

Tous les yeux se portèrent impitoyablement sur moi, et, quoique je connusse la plupart des élèves, puisque je venais de les quitter au précédent concours, et que parmi les anciennes il y en eût beaucoup qui me recherchaient aux récréations, quand j'étais disposée à rire et à causer, aucune ne m'adressa un sourire amical ou un sourire encourageant. Un air glacial, une ironie cachée sous les formes d'une politesse remplie d'affectation, telle fut la manière dont en accueillit mon arrivée inopportune.

Beaucoup (et c'était les plus influentes de cette division), après m'avoir un instant considérée, reprenaient leur ouvrage, avec une physionomie qui semblait dire: Qu'est-ce que cela vient faire ici?

Je m'attendais à cette réception peu courtoise, et je savais l'immense différence qu'il y a entre la nouvelle qui arrive du dehors par droit de naissance et celle qui se présente ainsi chez vous par droit de conquête. La bizarrerie de mon élection semblait aussi n'être faite que pour moi; j'en ai été l'unique exemple.

Quoi qu'il en soit, on se lie vite à l'àge que nous avions, et, le lendemain, je comptais déjà quelques amies de plus.

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Amies de cœur. J'ai recherché l'origine des amies de cœur, et je crois l'avoir trouvée dans une institution fort sage, qui, rappelant les patrons et les clients de Romulus, avait pour but de donner, parmi les grandes, une protectrice aux petites. Le titre de mères, que prenaient les élèves chargées de ces fonctions, prouve quelle était leur bienveillante sollicitude. Dans la suite, des enfants ingrats voulurent s'affranchir d'une tutelle qui gnait leurs inclinations turbulentes; l'esprit de classe soutint leur révolte et le patronage fut aboli; mais il resta toujours un sentiment de déférence pour les divisions supérieures, dont les élèves intervenaient bien souvent en faveur de leurs anciennes protégées; et, en conséquence même de ces relations volontaires des deux parts, on se choisit un objet de préférence. Cet usage se conserva avec diverses modifications qui affaiblirent la trace primitive, mais qui feront néanmoins comprendre ce que je vais essayer de développer.

L'amie de cœur était rarement de la même classe que celle qui lui avait voué un attachement particulier. La familiarité aurait détruit le prestige qui l'environnait d'une sorte de respect, d'une espèce d'attrait mystérieux qui commandait les égards et inspirait mille prévenances. Vous la distinguiez pour certaines qualités solides ou brillantes, selon votre caractère ou votre fantaisie, et dès lors vos soins empressés la suivaient en tous lieux. C'était elle qui, au jour du triomphe, mettait le sceau à votre gloire en attachant votre nouvelle ceinture. Pour elle, vous consacriez votre récréation à la fastidieuse copie de cahiers d'étude auxquels vous ne compreniez rien. C'étaient ceux de la division dans laquelle elle devait passer au concours suivant; et, quand votre tâche était remplie, vous lui offriez avec orgueil un véritable grimoire où les fautes d'orthographe le disputaient à celles de style, et où les anachronismes et les noms historiques mutilés et défigurés rappelaient le fameux ne sultor ultra crepidam, qu'Apelles ne dit certainement pas en latin. Quant à la géographie, c'était quelque chose de tout à fait idéal. Imaginez ce que vous voudrez, prononcez-le comme vous le pourrez, et vous serez aussi avancées que moi, le jour où, pour ma part, je reçus un cahier d'Asie. C'était divinement bien écrit, à l'exception des noms que, par une adresse ingénieuse, on avait rendus indéchiffrables.

Toutes ces bévues étaient consignées sur le papier le plus fin, et ensevelies sous des montagnes de faveurs.

Pour l'amie de cœur étaient réservées nos fleurs les plus belles, mais jamais de friandises; c'eût été trop vulgaire! Pour elle enfin, on se livrait à mille excentricités ridicules; on se singularisait dans ses manières et dans sa conduite, afin d'attirer son attention. L'insubordination de beaucoup d'entre nous n'avait souvent pas d'autre cause que le besoin de se faire remarquer à tout prix. Une réponse hardie, une action bizarre et imprévue qui se transmettait de bouche en bouche, en faisant dire : Qu'elle est drôle ! quel sang-froid! excitaient notre érnulation et donnaient la direction la plus fausse à nos meilleurs instincts. Nous bravions stoïquement les puni

tions les plus sévères, et nous acceptions volontiers le martyre, en vue de l'apothéose.

Amies de classe. C'était vers l'amie de classe que nous attiraient une irrésistible sympathie et une aimable conformité de goûts et de sentiments. L'amie de classe était, à vrai dire, l'objet de l'affection la plus douce et la plus intime, de l'attachement le plus véritable et le mieux senti; cependant, par une singularité assez étrange, ce n'était pas ordinairement avec elle que s'écoulaient, au dehors du moins, nos heures de récréation. Des exigences particulières de convenance ou de parenté la réclamaient à la promenade; mais nous la retrouvions tout à fait au retour. Elle étudiait avec nous, s'asseyait à nos côtés, connaissait nos pensées, nos moindres espérances, et nous confiait également les siennes; car elle nous rendait du fond du cœur l'amitié qu'elle nous inspirait.

Amies de bras. Maintenant, comment définirai-je l'amie de bras?... C'était une conversation ambulante, une sorte de tonique ou de digestif qui accélérait en nous le travail bienfaisant de la nature. La similitude de ses idées avec les nôtres, ou même une analogie quelconque dans la manière de sentir, n'étaient point au nombre des conditions obligées de cette liaison superficielle; l'esprit ou la gaieté étaient un apport suffisant. La discussion provoquait une animation salutaire dont nos actions se ressentaient. Autorisée par un engagement réciproque, notre amie de bras avait, en sortant du réfectoire, le droit de se promener côte à côte avec nous, et nous nous livrions ensemble à un exercice oratoire, également favorable à notre développement physique et à notre perfectionnement moral; car nous marchions, en gesticulant vivement, sous les tilleuls de nos belles allées ou dans les cloîtres humides que dallaient en partie les pierres tumulaires des moines dont nous occupions la place.

Tels étaient les liens plus ou moins aimables qui nous unissaient les unes aux autres. Quant à l'affection générale des compagnes, chose inappréciable aux yeux de toutes, elle ne s'acquérait que lentement et après une suite d'épreuves dont il fallait triompher, pour ainsi dire, à son insu; mais, une fois la faveur acquise, on ne la perdait presque jamais.

VII. Un souvenir rétrospectif. Les Cent-Jours. L'Empereur à Saint-Denis. Ovation. Les reliques partagées. Catastrophe.

Parmi les traditions de l'Empire qui vivaient à SaintDenis, voici celle dont on s'entretenait le plus souvent et que je dois consigner dans mes souvenirs.

Au commencement de la funeste période des Cent-Jours, l'Empereur venait de monter en voiture, lorsque son cocher lui demanda ses ordres: - Je vais voir mes enfants, répondit-il; et on l'amena à Saint-Denis, c'est-à-dire à la Maison impériale Napoléon.

Les élèves étaient à table, lorsque Mme du Bonzet, alors surintendante, accourut au réfectoire, en s'écriant: - Mesdemoiselles, du calme, du silence; voici l'Empereur !...

Du calme, du silence! était-ce possible? Il entrait en ce moment; et il eût été plus facile d'arrêter l'explosion d'une mine enflammée que l'élan inexprimable causé par sa présence.

Les unes pleurent de joie, d'autres tendent leurs bras vers lui, en répétant ce cri de: Vive l'Empereur ! auquel il avait été si longtemps habitué, et qui jamais ne lui fut adressé avec plus d'amour. On monte sur les tables pour

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