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se leva vivement, et, tendant les mains vers son mari, s'écria:

- Mon Dieu! mon Dieu! Smet, il reste encore septante-cinq florins à payer chez le bijoutier ! Oh! de notre vie nous ne pourrons payer une dette pareille! Etre pauvre n'est pas encore si terrible, mais avoir des dettes! Et elle ajouta d'un ton dolent:

- Il y a moyen d'en sortir; il est pénible, c'est vrai, mais mieux vaut encore accepter tout à fait notre malheureux sort qu'avoir des dettes! Je reporterai mes bijoux chez le marchand!

Le ramoneur lui prit la main et lui dit d'une voix joyeuse:

-Non, non, chère Thérèse, tu n'as rien à reporter, tu peux tout garder.

Mais qui payera cette dette?

- Moi, moi, Thérèse.

- Toi!

- Oui, moi; j'avais mis à part un petit tas d'argent en cas d'accident et pour le mariage de notre Paul. Attends!

Il plaça une chaise sous la cheminée, enfonça la tête. dans celle-ci, en tira le mouchoir dans lequel l'argent était enveloppé, et, s'approchant de la table, y répandit les pièces d'or.

A la vue de ce reste de son héritage, la mère Smet fut profondément émue; un joyeux sourire illumina son visage, tandis que, muette et le sein palpitant, elle fixait son regard sur l'or étincelant.

-Vois-tu, Thérèse, dit son mari, cet argent t'appartient; tu peux en disposer comme tu le voudras. Mais, je t'en prie, consacrons-en la plus grande partie au mariage de Paul avec Trinette, et servons-nous-en pour leur monter une petite boutique.

La femme ne répondit pas et parut enfoncée dans une profonde méditation !

Tout à coup le cri: ape! ápe! qui semblait sortir de la cave, vint surprendre tout le monde et chacun regarda de ce côté, en ne doutant pas que ce ne fût la voix de Paul, En effet, on l'entendit bientôt chanter avec transport:

Ramoneur, sors de ta ch'minée,

Bon compagnon,

Joyeux luron,

Sors, ta journée est bien gagnée!

Et, en même temps, il entra dans la chambre en dansant.

Il avait mis ses habits de ramoneur, tenait une baguette en main et avait noirci son visage.

- Hourrah! s'écria-t-il, Paul le rieur est ressuscité! Père, mère, Trinette, comme je suis heureux! Soyons gais; le chagrin a peur d'une face noire! Allons, chantons, dansons, et vive la joie!

Paul prit Trinette par la main et voulut danser avec elle autour de la chambre; mais la jeune fille résista à son amicale violence.

A la vue du costume de ramoneur qu'il avait porté depuis son enfance et sous lequel il avait savouré tant de joie et de bonheur, le père Smet ressentit un trouble indéfinissable; ses yeux s'emplirent de larmes et sa poitrine se gonfla sous une douce émotion.

-Brave Paul! ah! voilà qui est bien, mon garçon !

s'écria-t-il. Il n'y a pas de métier au-dessus de celui de ramoneur! Si ce n'était à cause de ta mère, je mettrais aussi ma défroque noire... Oui, oui, Paul, vive la joie! C'est très-bien!

La mère fit un signe pour réclamer le silence, comme si elle avait une chose importante à dire.

Elle se tourna vers le cordonnier, et, lui tendant la main avec un sourire affable, elle lui dit :

-Père Dries, j'avais beaucoup de chagrin hier; j'ai été rude envers vous, n'est-ce pas ? Voulez-vous me le pardonner? Voulez-vous que nous soyons bons amis comme auparavant?

Le cordonnier lui serra la main avec cordialité : -Tout est pardonné et oublié, répondit-il les larmes aux yeux. Nous clochons tous les deux du même pied: nous nous fâchons promptement et nous nous raccommodons de même. Enfin, nous ne sommes pas nés pour être ennemis, nous qui avons joué ensemble étant enfants et avons toujours été bons voisins depuis.

La mère Smet se tourna vers son fils, et dit en désignant la table:

Paul, cet argent que ton père avait mis de côté pour te monter une petite boutique, je te le donne. Épouse Trinette aussitôt que possible; mais si tu m'aimes véritablement, je t'en prie, continue à demeurer avec nous. J'aimerai bien Trinette et lui enseignerai les bonnes manières d'ici à ce que mon héritage arrive.

- Nous demeurerons avec vous, mère; nous resterons unis jusqu'à ce que la mort nous sépare, dit Paul.

-Oh! oui, vous serez ma bonne mère! dit la jeune fille.

Est-ce bien possible, mon Dieu? s'écria la mère Smet, surprise et charmée. Etre pauvre et pourtant être heureux!

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- Êtes-vous heureuse, mère? demanda Paul avec tendresse.

Oui, oui, mon enfant, réjouis-toi, va! répondit la bonne femme émue.

Allons, chantons et dansons en vrais ramoneurs, s'écria le jeune homme. Prenons une avance sur la noce; en avant la nouvelle chanson de Paul le rieur!

Et, prenant par la main ses parents, Trinette et le père de celle-ci, il les força à danser une ronde.

Tous se mirent à sauter gaiement autour de la chambre, tandis que le jeune homme chantait d'une voix qui retentissait jusque dans la rue:

Ramoneur, sors de ta ch'minée!
Bon compagnon,
Joyeux luron,

Sors, ta journée est bien gagnée !
Le ramoneur est bon enfant ;
Noir au dehors, au dedans blanc;
Si le visage est plein de suie,
Le cœur est gai, l'âme hardie!
Du matin jusqu'au soir
Il monte, grimpe, rampe, gratte;
Le tuyau vide, il tend la patte,
Et par son museau noir,
Après chaque cheminée,
La pinte est vidée!

HENRI CONSCIENCE.

FIN.

L'ART ET LES ARTISTES
ARTISTES DRAMATIQUES (9).

Mme ROSE CHÉRI-MONTIGNY.

Un événement au Gymnase. Orage et réaction. Un nom improvisé. Antécédents. Touchante histoire. Les patriarches de la comédie. La famille Cizos. Curieux épisodes. Effets du beau temps. La lettre oubliée. M. Romieu. Mile Pujet. A Paris. Obstacles. Triomphe. Le dévouement récompensé. M. Scribe. La première communion et le mariage. Mme Montigny. Le Théâtre-Français au Gymnase.

Ce nom aurait dû figurer en tête de notre galerie dramatique, car il n'y en a pas au théâtre de plus pur, de plus irréprochable et de plus considéré. Mieux que personne, Mme Montigny résume en elle la supériorité du talent, l'éclat de la renommée, les grâces de la vertu et les hommages de l'estime publique. Enfin l'auréole de mère de famille, qui vient de couronner cette vie exemplaire, est un titre de plus, et un titre sacré, à la page d'honneur que nous lui devons.

L'apparition de Mlle Rose Chéri sur le théâtre du Gymnase a été un événement.

Le 5 avril 1842, on jouaiț ou du moins on devait jouer une pièce encore nouvelle et dont le succès attirait la foule.

Cette pièce était intitulée Une Jeunesse orageuse.....

Le moment de relever la toile arriva et la toile ne se releva point. Du parterre au pigeonnier, l'impatience du public se livra à ses manifestations habituelles. On frappa des pieds, on cria: Le rideau. On demanda la Marseillaise!

En vain l'orchestre exécuta cette chanson sur un air plus doux, sur l'air de la Gráce de Dieu. En vain les marchands s'époumonèrent à offrir des oranges! de la limonade et de la bonne bièrrre ! les noms et les rrrôles des acteurs! l'Entrrr'acte et le prrrogrrramme de la pièce!

Il était évident que le programme était compromis, que les acteurs manquaient à l'appel, ou du moins quelqu'un d'entre eux, et que l'entr'acte prenait des dimensions intolérables.

Enfin, un hourra général répéta: Le rideau! le rideau ! Et le rideau obéissant se leva... pour laisser voir... le régisseur !

Autre désappointement trop connu du parterre.

Le régisseur, en effet, a beau mettre le frac noir, les gants blancs et la cravate idem; il a beau prodiguer les saluts à droite, à gauche et au milieu; il a beau prendre ses airs les plus respectueux et les plus aimables; il a beau rouler dans le miel ses phrases artistement combinées..., on sait que ces phrases sont toujours des pilules amères, l'annonce d'un changement de spectacle, l'absence ou l'indisposition d'un acteur favori, et la substitution d'un ours du vieux répertoire exécuté par des doublures à la pièce en vogue où l'on attendait l'élite de la troupe.

Cette fois, le régisseur du Gymnase (M. Monval, un régisseur modèle de tenue, de tact et de sang-froid), avertit le public que Mile Nathalie, au moment de jouer le principal rôle dans Une Jeunesse orageuse, s'était trouvée prise d'une indisposition subite, et qu'en conséquence les spectateurs seraient privés de la représentation de la pièce nouvelle...

(1) Voyez la Table générale des vingt premiers volumes, et les tables particulières des tomes XXI et XXII.

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- A la bonne heure! Voyons l'inconnue !

Non, non! Connu l'inconnue ! Nous chuterons la débutante. Nathalie! - L'inconnue! etc., etc.

Les uns applaudirent mollement, et les autres sifflèrent de plus belle... Ceux-ci se levèrent en réclamant le prix de leur place, et ceux-là coururent tout droit le reprendre au bureau... Bref, la majorité resta, mais fort agitée et fort mécontente, et toute prête à faire payer sa mésaventure à l'artiste ignorée, qui entendait dans la coulisse ce vacarme si menaçant pour elle, et dont personne ne s'avisa de demander le nom au régisseur...

Ce dernier se retira en renouvelant ses saluts, et la pièce commença devant ces dispositions orageuses.

A la place de cette éclatante et fière beauté de Mlle Nathalie, qui venait d'éclore en ce temps-là, et qui mûrit présentement à la Comédie-Française, on vit paraître une jeune fille timide et tremblante, presque une enfant, toute pâle malgré son rouge, assez mesquinement coiffée et vêtue, mais d'une fraîcheur si pure, d'une contenance si modeste, d'une dignité si touchante et d'une décence si angélique..., que l'étonnement remplaça la mauvaise humeur, et qu'on daigna attendre pour juger...

Bientôt une voix douce, attendrie, pénétrante, alla remuer les cœurs en frappant les oreilles. On écouta, on fut surpris; on se regarda; on se dit: Mais ce n'est pas mal! Des murmures recommencèrent; mais des murmures flatteurs; quelques gens d'esprit crièrent: Bravo!... Quelques mains prophétiques applaudirent çà et là....

Ce fut un coup d'éperon pour la débutante. Elle se sentit renaître et devint jolie... On reconnut la grâce, « plus belle encore que la beauté. » Son organe raffermi déploya tous ses charmes; son geste simple et franc, ses manières exquises, la justesse de son débit, la noblesse et la finesse de tout son jeu éveillèrent les plus indifférents, retournèrent les plus prévenus, et finirent par enlever la salle entière.

Bref, la pièce se déroula au milieu d'une réaction crois

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Mme Rose Chéri Montigny (à droite); Mme Anna Chéry-Lesueur (à gauche); M. Lesueur.

Inant toujours, mais en vainqueur, et jetant aux bravos et aux applaudissements ces deux noms adorables: Mlle ROSE CHÉRI!

Or, ces deux noms venaient d'être improvisés dans la coulisse, et voici de quelle façon :

-Comment vous appelez-vous? avait demandé Monval à la débutante.

Rose Cizos.

Cizos! mauvais nom! Jamais je n'annoncerai mademoiselle Cizos. Trouvons autre chose et tout de suite; le public va se facher encore.

Mon père, en province, se faisait nommer Chéri. Chéri à la bonne heure. Voilà un nom que la gloire peut accepter.

Et Monval courut annoncer Mile Rose Chéri. D'où venait donc ce talent ignoré la veille, et qui surgissait tout à coup au premier rang?

C'est une histoire pleine de sourires et de larmes, de simplicité et d'édification. C'est la plus touchante preuve en action que le talent et la vertu ne sont pas incompatibles au théâtre, comme le prétendent certains moralistes pour qui les vices dramatiques ont leurs profits.

Il y a quelque trente ans, Jean-Baptiste Cizos et sa femme Juliette Garcin jouaient la comédie et l'opéra-comique en province, et surtout à Etampes et à Chartres, avec leurs parents, leurs frères, leurs sœurs et leurs cousins. Cette troupe de famille était connue, estimée et aimée de tout le monde pour sa probité, sa décence, ses manières et ses mœurs irréprochables. Jamais un scandale, jamais un désordre, jamais un sou de dette!

Le 27 octobre 1824, une fille naquit à ces patriarches du Roman comique, entre deux représentations à Etampes. Cette fille était Rose Marie Cizos, présentement Mme Rose Chéri.

Elle eut bientôt une sœur, Anna, qui brille auprès d'elle au Gymnase, et un frère, Victor, qui se distingue au Conservatoire de musique.

Dès l'âge de cinq ans, Me Rose joua de petits bouts de rôle, avec ses grands yeux bleus, ses longs cheveux d'or, sa taille de guêpe et ses pieds de Cendrillon.

Elle portait des lettres dans la comédie, dansait dans le ballet et figurait à l'opéra dans les chœurs de bandits, de montagnards et de conspirateurs. C'était sa récréation après les leçons de géographie et d'histoire, de dessin et de musique, de couture et de broderie; car rien n'était négligé dans son éducation morale, intellectuelle et domestique.

En Bretagne, Miles Rose et Anna jouèrent les Enfants d'Edouard dans une grange ornée de feuillage; à Guimgamp, elles les représentèrent sur un billard érigé en scène pour la circonstance, et que le public attendri joncha de bouquets et de couronnes.

Quand Victor eut dix ans, il vint au dénoûment, avec une barbe monstre, étouffer les deux orphelins royaux. Dans le Chalet, Me Rose, habillée en tambour, conduisait quatre pompiers de l'endroit, figurant l'escorte du sous-officier, et chantait avec une crânerie militaire :

Vive le vin, l'amour et le tabac !

Voilà! voilà! voilà le refrain du bivouac!

Si l'uniforme de tambour manquait, on le remplaçait avec avantage par un costume de marmiton.

Dans l'opéra de la Muette, Mile Rose cumulait tous les rôles du corps de ballet

Les spectateurs lui criaient bravo et l'embrassaient dans les entr'actes, en se la passant de bras en bras; car ils vivaient comme en famille avec ces bons comédiens, En voici deux preuves charmantes, citées par M. de Mirecourt dans sa spirituelle galerie des Contemporains : -Parfois, le dimanche, au moment où l'affiche venait d'être collée aux murs, le ciel prenait tout à coup une sérénité fort inquiétante pour la recette du soir, et la ville tout entière émigrait aux champs.

Les habitués passaient devant le théâtre et voyaient le directeur préparer tout pour le service, en regardant le soleil d'un air médiocrement satisfait.

Quoi! monsieur Cizos, disaient-ils, est-ce que vous allez donner une représentation aujourd'hui?

-

Parbleu ! répondait le père de Mlle Rose, il le faut; c'est affiché,

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-Voyons, point de cérémonies. Amenez tout le monde, et n'oubliez pas Miles Rose et Anna. Si vous nous suivez ce soir, demain nous viendrons chez vous.

L'affaire s'arrangeait sans plus de difficultés, et le lendemain la salle était pleine.

Cette affection du public pour la troupe ne se démentait en aucune circonstance. Un jour, dans nous ne savons plus quelle pièce où elle jouait avec sa mère, Mile Anna s'aperçut tardivement qu'elle avait oublié un accessoire. Impossible de retourner sur ses pas; elle était en scène.

Qu'as-tu done? lui dit à voix basse Mme Cizos.

Mon Dieu! je n'ai pas songé à prendre la lettre, murmure sur le même ton la jeune fille tremblante. Son rôle exigeait qu'elle donnât, une minute plus tard, un message écrit,

-

Ah! malheureuse! dit Mme Cizos, qui tressaille et se trouble visiblement; nous sommes perdues!

La jeune actrice devient pâle; son cœur se gonfle. Dans l'intervalle, M Rose arrive. Elle demeure interdite en voyant l'embarras de sa mère et de sa sœur.

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on dételle leurs chevaux, on enlève leurs bagages, on se dispute la joie de les avoir pour hôtes, et on obtient ainsi une soirée « où les bravos allèrent jusqu'an délire.»

A quinze ans, Mile Rose jouait les rôles de Mile Plessy, et de plus était une musicienne de premier ordre. Elle l'a montré depuis à Zimmermann, qui la citait comme sa meilleure élève, et dans le Piano de Berthe, où le clavier résonne si mélodieusement sous ses doigts.

Le célèbre préfet Romieu, l'auteur futur de l'Ère des Césars, administrait la cité de Périgueux, lorsque la troupe ambulante y vint récréer les mangeurs de truffes. En voyant Miles Rose et Anna jouer ensemble, le préfet s'écria, du fond de sa loge:

- Quelle jolie paire de Cizos!

Le mot fit fortune, comme tous ceux de l'homme au lampion; mais il contraria vivement le chef de la troupe, qui dès lors substitua sur les affiches, au nom de Cizos, celui de Chéri, que lui donnaient sa femme et ses enfants. Romieu, d'ailleurs, offrit au père de famille un dédommagement de son calembour, en lui remettant une lettre de recommandation pour Bayard, l'auteur en vogue à Paris. Ce fut aussi à Périgueux que Mile Rose Chéri vit accourir à elle, dans un entr'acte de la Grâce de Dieu, une femme inconnue qui lui prit les mains et la combla de félicita

tions.

Cette femme était Mile Loisa Pujet, aujourd'hui Mme Gustave Lemoine et belle-sœur de notre artiste, alors auteur de cent romances fameuses, notamment de celle qui se répète avec tant d'effet dans la Grâce de Dieu.

Mile Rose Chéri savait par cœur et chantait à ravir toutes ces romances. Les deux femmes s'embrassèrent avec effusion, et ce fut Me Pujet qui obtint de Romieu la lettre pour Bayard, ancien collaborateur du préfet.

Muni de ce passe-port pour la fortune et la gloire, CizosChéri brûla ses vaisseaux, quitta la province et gagna Paris avec toute sa famille.

Malheureusement la vertu réussit difficilement sur les théâtres parisiens. Malgré la haute protection de Bayard, qui devina tout de suite l'avenir de Mlle Rose Chéri, celle-ci n'obtint au Gymnase que deux débuts insignifiants, et resta sans emploi jusqu'à l'aventure de la Jeunesse orageuse.

Encore cette aventure, qui devait la lancer au premier rang, n'eut-elle ses fruits complets qu'en 1844, lorsque M. Lemoine-Montigny prit la direction du Gymnase.

Cet homme d'esprit et de cœur, ce juge habile et cet administrateur intègre, secondé de son digne frère Edouard Lemoine, ancien rédacteur en chef de la Patrie, mit bientôt en pleine lumière la grâce exquise et le talent supérieur de sa jeune pensionnaire. Mlle Rose Chéri joua avec des succès croissants Emma, Rebecca, Mme de Cérigny, un Changement de main, Geneviève, Clarisse Harlowe, etc. Des acteurs dignes de lui tenir tête se groupèrent autour d'elle, sa sœur Anna, MM. Lesueur, Geoffroi, Lafontaine, Dupuis, et toute cette troupe d'élite, qui offre au Gymnase un ensemble rival de la ComédieFrançaise.

Mile Rose Chéri devint tellement à la mode que tous les théâtres se la disputèrent.

On lui proposa dix mille francs par mois à l'Odéon pour jouer l'Agnès de Méranie, de M. Ponsard. M. Buloz, alors directeur de la maison de Molière, lui offrit un engagement en blanc pour notre première scène.

-Je ne puis accepter, répondit-elle simplement; je suis engagée au Gymnase, et je resterai fidèle à mon engage

ment.

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- Je ne puis reconnaître au ministre un droit que je ne me reconnais pas à moi-même.

Il fallut bien s'arrêter devant le mur d'airain de cette délicatesse, si rare, pour ne pas dire sans exemple, en fait de traités dramatiques.

Mile Mars ne ressuscita donc point à la Comédie-Française, et Mile Rose Chéri demeura au Gymnase. C'était un malheur pour l'art, sans doute, mais ce fut un triomphe de plus pour l'artiste. M. Montigny comprit, au reste, à quoi l'engageait une telle préférence. Il fit de son petit théâtre un autre Théâtre-Français, par la valeur littéraire des pièces et par la supériorité de l'interprétation.

La Protégée sans le savoir, Irène, le Collier de perles, Manon Lescaut, le Mariage de Victorine, le Piano de Berthe, le Fils de Famille, Philiberte, Diane de Lys, la Crise, le Gendre de M. Poirier, Flaminio, Ceinture dorée, et hier encore le Demi-monde et Françoise, montrèrent au public enthousiasmé les œuvres de nos premiers écrivains dramatiques, de Bayard, de Scribe, de Mazères, de Georges Sand, de Barrière, d'Emile Augier, de Jules Sandean, d'Alex. Dumas fils, jouées par Mme Rose Chéri et ses camarades avec une perfection sans rivale.

M. Montigny devait faire mieux encore. Au commencement de 1847, la famille Cizos était rassemblée dans son petit salon, lorsque M. Scribe entra cérémonieusement et en grande tenue.

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Sachez d'abord comment elle débute.

Et M. Scribe, tirant sa révérence à M. et à Mme Cizos, leur demande solennellement la main de leur fille aînée pour M. Lemoine-Montigny, directeur du Gymnase.

C'était le digne couronnement d'une vie exemplaire, d'un talent hors ligne et d'un dévouement sans exemple. La proposition fut acceptée, et le mariage fixé à deux mois de là.

Pourquoi ce retard? Parce que Mme Rose Chéri est aussi bonne chrétienne qu'artiste admirable.

La nécessité d'aider sa famille de son talent, sans relâche et sans repos, l'avait empêchée de faire sa première communion en province, où l'on avait exigé la suspension des exercices dramatiques pendant la durée des exercices religieux.

Sa sœur Anna était dans la même situation.

Toutes deux sollicitent une audience de monseigneur Affre, archevêque de Paris. Elles l'obtiennent de suite, arrivent près du saint prélat, qui allait être un glorieux martyr, et lui demandent la grâce de rester artistes honnêtes, en accomplissant leurs devoirs de catholiques.

L'archevêque les écoute, les félicite, les exauce et les bénit avec une effusion paternelle.

Dès le lendemain, et pendant deux mois, Miles Rose et Anna, en sortant des répétitions du Gymnase, vont recevoir l'instruction religieuse d'un vicaire de SainteElisabeth.

Au bout de ces deux mois, par un beau matin de prin

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