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Parfaitement égal.

Eh bien, je préférerais un petit verre, un simple petit verre. Vous savez, nous autres trombones, nous avons besoin d'un tonique vigoureux pour nous raffermir les poumons, et je vous avoue que le café, c'est un peu fade pour moi, aujourd'hui.

Ainsi donc, un petit verre, dis-je en souriant.

Allons, allons, je vois que vous êtes décidément un bon homme. Mettons-en deux, et n'en parlons plus,

Je fis venir un carafon de cognac; je plaçai entre les mains de mon trombone un cigare de trois sous, qu'il reçut avec une vive reconnaissance. L'heureux mortel se renversa sur sa chaise, en savourant tour à tour son petit verre et son cigare, et clignotant des yeux, comme un chat qui dévore voluptueusement une souris, il commença avec lenteur:

Où en étions-nous resté? Ah!... j'étais venu à Paris pour me créer un nom dans les lettres. Je me figurais, parce que j'avais fait mes classes presqu'à moitié, et que je commençais à mettre un peu de mesure et beaucoup de rime dans mes vers, que je n'aurais qu'à me baisser pour ramasser la gloire et la fortune. Vous connaissez cette histoire-là, on l'a racontée plus de cent fois; il paraît, que c'est très-risible. La mienne ressemble à toutes les autres. Au bout de quatre ou cinq ans, durant lesquels je parvins à écrire dans des journaux paraissant quelquefois, disparaissant souvent et ne payant jamais, j'en étais venu à rédiger des prospectus et des réclames flamboyantes pour les dentistes qui ne savent pas l'orthographe. Mais cela ne me rapportait guère plus d'honneur que d'argent; il fallut voir ailleurs. Je ne veux pas vous narrer toutes les péripéties par lesquelles je passai; c'est trop long et ça vous ennuierait. Seulement, je marchai si bien, je fis tant de progrès, qu'un beau matin je me trouvai entre le pont des Arts et le pont des Saints-Pères, tenant sur le parapet une boîte de savon à dégraisser, tendant un petit papier à tous les passants, et profitant de l'inexpérience des bourgeois naïfs et des provinciaux, pour m'emparer du collet de leur habit et le frotter à tour de bras. C'est un métier calomnié et méconnu, monsieur, il est bien plus difficile qu'on ne croit. Il y a tout un art, dont on n'a pas encore écrit la théorie compliquée, pour savoir découvrir, à la physionomie, à la mise, à la démarche, les victimes débonnaires qu'on peut exploiter sans crainte, pour tomber d'un coup d'œil d'aigle et d'un doigt prompt sur la moindre tache blottie en un réduit obscur, pour happer son homme au passage et le dégraisser, avant qu'il ait eu le temps de se reconnaître, pendant qu'il lit bénévolement le papier que vous lui avez tendu; enfin, pour le faire payer de bonne grâce et sans trop de réclamations. Le camarade, chargé de me styler, m'avait fait une recommandation curieuse :

« Adresse - toi de préférence, m'avait-il dit, aux passants que tu verras munis d'un parapluie, s'il fait beau ou que le temps soit simplement douteux: celte précaution indique des gens de caractère et d'humeur calmes,

qui ont peur du bruit et qui payeront sans souffler mot, ou bien des bourgeois soigneux qui veillent sur leur chapeau et leur redingote comme sur la prunelle de leurs yeux, et qui doivent, en conséquence, avoir horreur de la moindre tache (il est facile d'en faire une soi-même, quand il n'y en a pas!) ou bien enfin, des savants, des membres de l'Académie des sciences, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, messieurs toujours absorbés dans leurs recherches, et qui ne s'apercevront de ton opération que lorsqu'elle sera finic. >>

Eh bien, monsieur, croiriez-vous que, malgré ces précieuses instructions, dont vous ne méconnaîtrez pas la justesse, sans doute, je ne fus jamais qu'un fort médiocre industriel en ce genre. Je n'étais pas né pour être marchand de savon; le peu d'éclat de ces fonctions humiliait mon orgueil. J'avais encore de l'orgueil dans ce temps-là ; il y a bien longtemps! Il m'est arrivé de rentrer le soir, sans avoir placé une seule tablette. Bref, mon maître, car j'avais oublié de vous dire que j'appartenais, comme tous mes compagnons, à un exploiteur qui nous lançait chaque jour sur les passants, m'annonça brutalement qu'il n'était pas assez riche pour user plus longtemps de mes services; ce qui me démontra une fois de plus qu'il y a de déplorables lacunes dans l'éducation classique. Telle fut ma première étape.

Le narrateur soupira, se versa un petit verre dont il ingurgita la moitié en faisant claquer sa langue, et s'aperçut, en voulant tirer une bouffée de son cigare, qu'il était éteint.

--

Allons donc, lui dis-je, voyant qu'il se préparait à le rallumer; un cigare rallumé ne valut jamais rien. -Oui, ce sont là de vos maximes, à vous, jeunes gens dissipateurs, qui ne savez pas le prix des choses, et qui l'apprendrez plus tard. C'était aussi mon genre, à moi, du temps que je mangeais la fortune paternelle, en faisant de petits vers en style poitrinaire sur les vanités des joies du monde; mais, je suis bien revenu de tous ces grands airs, depuis le jour surtout où, jeté sans ressources sur le pavé, il fallut me résoudre, en l'absence de toute espèce de capitaux, à m'enrégimenter dans la vaste corporation des ramasseurs de bouts de cigares et ouvreurs de portières. Oui, monsieur, ç'a été là pendant deux mois ma position sociale. Avant d'en venir là, je m'étais fait successivement crieur d'almanachs et de complaintes dans les rues, chanteur nomade, Bédouin marchand de dattes, débitant de cirage à vernir les planchers et les meubles, d'onguent pour faire pousser les cheveux, de préparations chimiques contre les cors aux pieds, de pâte à faire couper les rasoirs, de jarretières élastiques, d'encre parfaitement noire et indélébile. J'échouai honteusement dans la plupart de ces états, surtout dans le dernier, pour lequel il faut une belle main; car le marchand, afin d'allécher la pratique, dessine devant elle, sur un grand papier, toute sorte de traits à la plume, de lettres majuscules, rondes, coulées, bâtardes, gothiques, avec des enjolivements capricieux la pratique se figure volontiers alors qu'il n'y a qu'avec cette encre-là qu'on peut faire de si jolies choses, et elle achète. Mais moi, accoutumé à écrire ma version en hiéroglyphes que M. Champollion n'aurait pas pu toujours lire, et qui ne m'étais jamais exercé qu'à dessiner, avec des courbes fantastiques, le profil nasal de mon maître d'études, je me perdais dans ce travail d'ornementation, et ne pouvais déguiser mou incapacité. J'essayais bien de me rattraper par l'éloquence de l'improvisation, mais le trait de plume n'y était pas, et, dans cet état-là, le trait de plume est tout.

Je ne sais par où je n'ai pas passé; j'allais au hasard, tombant, à chaque fois, un cran plus bas, absolument comme un voyageur égaré, qui a perdu la tête et court de sentier en sentier, s'éloignant de plus en plus de sa route. N'ai-je pas été quinze jours marchand de chaussons aux pruneaux, et de ces petites pommes à un sou le tas, qu'on donne dans mon pays à manger aux pourceaux, et que le gamin de Paris ne dédaigne point, je vous assure? J'ai failli me faire marchand de coco et joueur d'orgue de Barbarie, mais il fallait des frais d'établissement qui dépassaient mes moyens.

Enfin, sentant bien que je me perdais, que j'enfonçais de plus en plus, par un effort suprême et désespéré, j'essayai de me relever à la hauteur où m'appelaient ma naissance et mon éducation. Je me dis qu'il n'y a rien d'impossible à l'homme intelligent, et, comme j'avais cru remarquer que, parmi les artistes du pavé et du macadam, les hercules étaient encore les plus grassement entretenus par la charité du public, et que, d'ailleurs, il y avait là quelque chose de majestueux et d'éclatant qui me séduisait, j'osai aspirer à cette rude position. Hercule, moi ! Il est vrai que j'avais au moins la longueur de l'emploi ; mais je n'en avais ni l'abdomen, ni les bras, ni les forces. Aussi, monsieur, passais-je tout le temps de la séance à promettre, sans rien tenir : je remplaçais les tours de force par quelques cabrioles parsemées de bons mots. On savait partout où j'allais que j'étais un Paillasse déguisé en Alcide, et l'on ne m'en demandait pas davantage. J'étais pourtant forcé, si peu que ce fût, de manier quelques poids et quelques pavés: il n'en fallut pas davantage pour m'abattre et tuer le peu que j'avais de force.

Le métier de casseur de pierres m'acheva. Vous êtes étonné peut-être, continua le trombone, en exhibant des mains de dimension fort ordinaire, qu'avec des poings aussi médiocres que ceux-là, j'aie osé me croire capable de pulvériser des cailloux? Mais la présomption, monsieur, la présomption, dont je n'ai pu me guérir qu'au bout de vingt ans de cette vie, au moment où j'ai vu grisonner mes cheveux ! Et puis, il faut tout vous dire, à l'époque où je m'étais consacré à ouvrir les portières, un de mes amis, un casseur de pierres émérite avec qui je m'étais lié par l'admiration que m'inspiraient ses talents, un jour de recette extraordinaire où je m'étais émancipé jusqu'à Ini payer un litre à six à la barrière, m'avait révélé, dans un moment d'expansion, le secret du métier. Il se croyait sur, à voir mes formes malingres, que je ne songerais jamais à me poser en rival.

- Et ce secret? interrompis-je tout intrigué. -Oh! fit mon interlocuteur, en lançant au plafond un superbe jet de fumée, quoique le foyer du cigare Ini brùlåt les lèvres; par un reste de prudence instinctive, il ne m'avait fait cette révélation qu'en termes assez vagues. J'avais compris seulement qu'il fallait choisir une certaine espèce de cailloux se rapprochant de la pierre morte, quoiqu'ils n'en eussent aucunement l'apparence; plutôt longs, inégaux, raboteux, que courts, ronds et ramassés sur eux-mêmes; qu'il fallait diriger son coup de manière à frapper obliquement sur les veines qui les sillonnent. Mais avec tout cela, monsieur, le mieux est encore d'avoir un fameux poing, c'est moi qui vous le dis: voilà, après tout, le moyen le plus sûr d'en venir à bout. Je sais bien que, malgré cette belle théorie, j'y perdis souvent mon latin. Dans ces cas-là, je déguisais l'échec du mieux que je pouvais, en disant, par exemple : « Allons, décidément, il ne veut pas se laisser casser : c'est qu'il manque encore dix sous. Il sent ça, ce caillou ; il n'est pas si bête

qu'il en a l'air. » J'étais bien sûr que je ne parviendrais jamais à obtenir mes dix sous. Quand on en avait jeté trois ou quatre : « Alors, disais-je, puisque la société ne se décide pas à donner les dix sous, le caillou ne veut pas qu'on le casse. Nous allons en prendre un autre. » Et j'en choisissais un parmi les doux et les faciles. Mais ces caslà se multiplièrent tellement, et j'étais quelquefois si embarrassé pour me tirer d'affaire, quoiqu'on ne manque pas de bagout, monsieur, que ma réputation fut bientôt compromise. Je saisissais dans le cercle des rires et des murmures équivoques, et je jugeai qu'il était temps de battre en retraite et de me porter sur un autre point. Voilà tout ce que j'ai gagné à cette profession-là.

Et il me présenta la partie inférieure de sa main droite, qui semblait revêtue d'un cuir ou plutôt d'une semelle jaune sale, picolée d'une multitude de petits points rouges, qui formaient autant de cicatrices indélébiles.

Plus, ajouta-t-il, une pile de mon ancien camarade, qui me rencontra un jour dans l'exercice de mes fonc-, tions, et trouva mauvais que j'eusse abusé de ses révélations amicales pour lui faire concurrence. Ce fut même là, à dire vrai, ce qui me décida définitivement à renoncer au métier.

- Pardon si je vous interromps, fis-je, en lui offrant un autre cigare qu'il accepta délicatement entre le pouce et l'index; mais j'aurais désiré avoir votre avis sur la meilleure manière d'assembler le monde et de former le cercle; ce qui m'a toujours paru un des points les plus difficiles et les plus dignes d'étude. Bon pour ceux qui ont un orchestre, mais les autres ?

- Effectivement, monsieur, vous avez mis le doigt sur la principale difficulte du métier, sur la pierre de touche du véritable saltimbanque. Le plus sûr et le plus expéditif, comme vous disiez fort bien, est d'avoir de la musique, ne fût-ce qu'un orgue de Barbarie, ne fût-ce qu'un flageolet, qu'une sonnette. Il est bon aussi de revêtir un costume voyant, de formes extravagantes. Le Turc est bien usé, pourtant il fait toujours son effet. Si, avec tout cela, vous êtes doué d'une belle taille de tambour-major, et surtout que vous soyez debout, à six pieds du sol, sur le devant d'une voiture attelée de deux chevaux en panache, vous produirez une sensation profonde, sans efforts. Le peuple aime la représentation: là où il en voit il court, que ce soit un roi ou un saltimbanque qui passe.

Mais à terre, les deux plantes des pieds sur le plancher des vaches, ah! c'est un peu plus difficile Il y a mille manières de s'y prendre. Si l'on n'a pas d'orchestre, on peut commencer par chanter un grand air. On entremêle chaque couplet de bons mots ; on amuse les quelques badauds qui se sont arrêtés d'abord, afin de les faire attendre ; on ne reste pas un moment tranquille, parce qu'ils s'en iraient peut-être; pas tous, cependant, car rien n'égale la patience héroïque du vrai badaud, du badaud pur sang; de celui qui reste une demi-journée au soleil, sans lever le nez, pour voir manquer une ablette à un pêcheur à la ligne. Malheureusement, monsieur, ils ne sont pas tous de ce calibre-là. Ainsi vous, je crois bien que vous vous en iriez?

- Hum! fis-je d'un ton équivoque, ne voulant pas le détromper.

Mais oui, mais oui, je vous dis que vous vous en iriez, quitte à raconter le soir à toutes vos connaissances que vous êtes resté deux heures devant un saltimbanque. La perspicacité du trombone m'effraya, et je me tins coi.

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tournant ainsi cinq ou six fois de suite, en apostrophant les gamins, ou même en leur tirant les oreilles. Les gamins sont un public que les industriels bien avisés ne méprisent pas, quoiqu'ils aient rarement de la monnaie dans leur poche. Ils font nombre, forment le noyau, et tracent les contours de l'assemblée. On peut aussi raconter une histoire sans queue ni tête, mais lardée de calembours; car la foule adore le calembour, quel qu'il soit, On exécute quelques menus tours, de ceux qui font plaisir et ne sont pas malins, sans se prodiguer toutefois; et puis, on prend son temps pour arranger la table, les chai

Un magnétiseur endormant une somnambule.

ses, le tapis, les bouteilles; on fait, on défait; on place, on ôte, toujours en chantant et en disant des bêtises. De temps en temps aussi, on a l'air de vouloir s'y mettre définitivement on porte la main aux kilos ou à la pierre, qu'on laisse tout à coup pour crier: « En arrière, gamins! Voyons, messieurs, élargissez les rangs. >>

Quelquefois, monsieur, c'est le diable; vous avez beau faire, vous ne raccolez que de rares spectateurs. Ça ne prend pas, et vous sentez bien que ça ne prendra pas. Il faut se résoudre à travailler dans la solitude.

J'en étais resté à l'époque où je renonçai à casser des pierres. Je n'étais pas fait pour ces métiers brutaux: il me fallait quelque chose de plus délicat, de plus distingué. J'avais la langue bien pendue, de l'audace, un certain coup d'œil, quelque instruction; tout cela, c'était l'étoffe d'un charlatan en grand.

Je commençai par le magnétisme, après m'être préalablement associé avec une somnambule lucide, cuisinière sans ouvrage, chassée par je ne sais quelle baronne sans entrailles, pour avoir fait danser trop rudement l'anse du panier. Vous avez probablement rencontré déjà quelquesuns de ces industriels établis sur une place, avec leur sujet assis les yeux bandés. Ils l'endorment rien qu'en lui passant les deux mains devant les yeux. La dame y met beaucoup de bonne volonté. Ensuite, le public est tout émerveillé de la voir, sur les questions de son maître, désigner la nature, la forme et la couleur de l'objet qu'il tient à la main, la longueur de cette tabatière, le nombre des trous de ce mouchoir ou des taches de ce paletot, etc. Pauvre public! il n'a pas seulement l'esprit de s'apercevoir que la demande du magnétiseur est arrangée de manière à contenir la réponse elle-même, d'après un système qui consiste à attribuer à chaque lettre de l'alphabet une idée, une épithète, une qualité correspondantes, et à commencer chacune de ses questions par la lettre qui désigne l'idée dont il a besoin.

Je me consacrai ensuite à la bonne aventure. Un dimanche soir, j'allai m'établir, pour la première fois, sur la place de la Bastille, avec environ deux mille petits paquets de toutes couleurs, renfermant une feuille de papier sur lequel était imprimé un horoscope quelconque. J'avais pour tout attirail un escabeau qui me servait de piédestal, et une boîte d'un mécanisme ingénieux, où se voyait un bonhomme tenant une plume à la main et que je représentais comme mon génie familier; je pris aussi un aide, qui servait en même temps de Jocrisse. On s'empressa autour de nous, car vous ne sauriez croire, monsieur, comme à Paris on est friand de la bonne aventure, dans la classe ouvrière, parmi les gamins, les maçons, les couturières et les blanchisseuses, qui, bien entendu, font semblant de n'y pas croire et de ne consulter le sorcier que pour s'amuser.

Mon aide distribuait de petits carrés de papier à chacune des personnes qui voulaient affronter la redoutable épreuve, et leur donnait en même temps un numéro d'ordre; puis il les ramassait, en recevant un sou en échange. Je les introduisais dans ma boîte, à portée de mon génie familier, lequel, mu aussitôt par un ressort que je pressais sans qu'on pût s'en apercevoir, agitait sa main, armée d'une plume, et semblait griffonner la sentence des Destins sur chaque morceau de papier.

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- Tiens, interrompis-je, c'est comme les feuilles volantes de la sybille de Cumes.

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- Trop savant, vrai, trop savant; bon, quand j'étais homme de lettres. Je suis donc debout, l'air inspiré : je domine la foule; mon coude gauche, appuyé sur ma boîte, soutient ma tête inclinée. J'ai devant moi le monceau de carrés de papier. J'appelle : - Numéro un! - Voilà, répond un petit bonhomme en blouse rapiécée. J'inspecte mon drôle du haut en bas, puis je fais semblant de lire d'un air absorbé la sentence des Destins sur le premier papier : -Toi, mon garçon, il n'y a pas encore longtemps que tu as mangé une tartine de pain sec pour déjeuner, et que tu as acheté des pommes de terre frites, là-bas, tu sais

bien où je veux dire, hein? Tu loges en garni avec une quinzaine d'ouvriers, de braves gens, mais qui te taquinent un peu; et je suis bien sûr que, dans ta chambrée, il y a quelqu'un qui s'appelle Jean. - C'est vrai! fait le moutard abasourdi; et je passe à un autre, pour battre le fer pendant qu'il est chaud.-Numéro deux.- Présent. Il s'agit cette fois d'un grand gaillard, qui me regarde d'un air crâne, en riant, la casquette sur l'oreille gauche. Vous, mon brave, vous êtes un bon ouvrier, habile, intelligent, un excellent cœur, oui, un excellent cœur; mais là, la tête un peu trop près du bonnet. Voyons, entre

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Le diseur de bonne aventure, et ses clients et clientes.

nous, avouez-le. C'est ce qui est cause que vous avez déjà mis à vos pieds ce que vous aviez entre vos mains, parce que vous ne voulez pas qu'on vous marche sur le pied, vous. Voyons, est-ce vrai? Démentez-moi, si je me trompe. Numéro trois ! C'est une fille toute rouge, qui interrompt brusquement, pour me répondre, une causerie effrénée avec deux voisines qu'elle tient par le bras: sa langue semble encore frétiller. Vous, mademoiselle, vous êtes une brave fille, mais vous aimez un peu trop à causer. Ah! vois-tu, s'écrient les voisines. Aussi,

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chez la fruitière du coin, vous savez, il y a quelquefois des cancans, des choses dites qu'il aurait mieux valu ne pas dire, vous me comprenez bien. Ah! vois-tu, c'est chez la mère Philippe, tu disais que ça n'était pas vrai. La malheureuse devient écarlate et balbutie. J'ai pitié d'elle et je continue, pour la consoler :- On s'occupe de vous, en ce moment-ci : je vois plusieurs jeunes gens qui vous recherchent. Prenez garde! Il y a parmi eux un brave garçon, qui vous va, qui vous aime bien, pour le bon motif; méliez-vous des autres. Numéro quatre!

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C'est un ouvrier tirant sur le grison, aux membres solides et ramassés, l'air sérieux, les deux bras croisés sur la poitrine. Ah! ah! la vie est dure, n'est-ce pas? On ne mange pas tous les jours des ortolans à dìner. Mais, courage; il va vous arriver quelque chose à quoi vous ne vous attendez pas, et que vous avez bien mérité, oui. - Vous envoyez de l'argent, comme çà, tous les deux mois, à peu près, à des membres de votre famille, qui sont en province, car vous n'êtes pas de Paris, vous; vous y êtes venu pour gagner votre vie, etc. Ainsi de suite, pendant six, sept, huit heures, devinant le caractère et le genre de vie de chacun, d'après sa figure et ses habits, variant avec art chaque formule pour dire toujours la même chose.

Ah! monsieur, le beau métier! Voilà où il faut de l'esprit, de la verve, de l'habileté, de l'éloquence; et je les convainquais, ces gaillards-là. Je les entendais se répéter l'un à l'autre : C'est vrai. Il vient de me dire une chose que personne ne pouvait savoir.

Ce n'est pas pourtant que le métier ne possède aussi ses désagréments: il n'est si bel homme qui n'ait au moins sa verrue. Je vous assure qu'au bout de quatre ou cinq heures de séance il me devenait fort difficile de varier. Aussi arrivait-il qu'un habitué, qui revenait m'écouter à la fin de la séance, était tout étonné de m'entendre répéter les mêmes choses et dans les mêmes termes qu'au commencement: cela l'ébranlait dans sa croyance. Quelques-uns même, de ces natures massives d'Auvergnats, qui aiment à rester où elles se plaisent, quand il n'en coûte rien, s'implantaient là pour toute la séance, de cinq heures du soir à onze heures ou minuit. C'est leur manière de s'amuser, à ces hommes.

Il s'en trouvait aussi de plus hardis qui me démentaient, quelquefois tout bas, quelquefois tout haut, quand je poussais l'audace jusqu'à leur promettre l'héritage d'un oncle qui n'existait pas, ou que je me lançais dans toute autre assertion par trop positive.

Enfin, il fallut renoncer encore à ce métier: je n'étais plus si drôle; on me trouvait usé. Voilà l'ingratitude du public envers les artistes.

Le trombone soupira, se versa lentement un petit verre, et poussa sans rien dire une douzaine de bouffées superbes. Je respectai ce grand silence, trouvant seulement qu'il buvait beaucoup.

-- Du moins, continua-t-il au bout d'une minute, j'avais fait quelques économies. Forcé d'abdiquer, je me jetai sur une autre branche de la magie, science pour laquelle j'ai toujours eu beaucoup de penchant. J'achetai d'un confrère enrichi, qui rentrait dans la vie privée, un attirail complet d'escamoteur, qui ne me coûta pas cher, et, pendant trois ans, je plantai successivement ma tente sur toutes les places et dans tous les carrefours de Paris. Mes recettes atteignaient chaque jour des chiffres assez ronds, parce qu'au lieu de borner mon bénéfice à la vente des petits cahiers où est renfermée l'explication des tours, je ne passais à mes plus brillants exercices qu'après avoir prélevé sur l'assemblée un impôt proportionné au nombre des assistants. Ainsi il me fallait dix sous, au minimum, pour me traverser la main avec un énorme couteau, et le bras avec une épée de quatre pieds de longueur, qu'on voyait dépasser de chaque côté. C'était mon triomphe: cela faisait frémir tout le monde, y compris messieurs les militaires, gradés ou non gradés; cela faisait tomber la monnaie dru comme grêle.

- Je le crois bien, interrompis-je. Je n'ai jamais vu un tour aussi fort. Quel était donc votre secret?

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Si vous me l'aviez demandé autrefois, je vous aurais répondu Achetez mon petit livre, et vous le saurez. Mais vous ne l'auriez pas su davantage. Maintenant, je n'ai pas de raison pour vous le cacher, puisque je ne suis plus dans la partie. Vous saurez donc... Ma foi, non, reprit-il tout à coup, ce serait rendre un mauvais service aux pauvres diables que cela fait vivre, sans compter que moi-même, quand je serai fatigué du trombone, je pourrai bien revenir à mon ancien métier. J'aime mieux garder mon secret.

J'eus beau prier, supplier, flatter, et, lui voyant jeter avec regret l'imperceptible bout de son second cigare, pousser la bassesse jusqu'à lui en offrir un troisième, qu'il accepta avec une facilité déplorable.

Non, non, non, dit-il, inébranlable comme le Jupiter olympien; je suis sûr que vous êtes trop raisonnable pour vous fâcher de mon refus. Nous ne sommes que trois ou quatre dans Paris qui connaissions ce tour; si je vous le révélais, vous ne pourriez vous empêcher de le répéter à d'autres, ne niez pas! Ce serait dommage de tuer une si belle branche de spéculation; et puis, je vous l'ai dit, il peut bien se faire que j'y revienne sur mes vieux jours. Il fallut me rendre à ce dernier argument. Il continua: Une de mes plus agréables ficelles consistait à faire venir au centre, près de ma table, un homme de bonne volonté, que je choisissais de figure placide et de rustique encolure, afin d'amuser le cercle à ses dépens, sans qu'il s'en doutât. Je lui faisais, par exemple, soutenir, à bras tendus, un mouchoir où j'avais enveloppé un caillou devant lui, et je le priais de le tenir ainsi, sans laisser retomber son bras, jusqu'à mon commandement, l'assurant que, dans ce cas, le caillou se trouverait changé en un louis d'or, sinon, qu'au moment même où il le laisserait retomber, il recevrait d'un être invisible un coup de pied au bas des reins. Vous ne sauriez vous figurer tout ce qu'un vrai saltimbanque peut faire de son public, la docilité qu'il trouve en lui pour se faire aider dans les choses les plus saugrenues, les plus difficiles, les plus invraisemblables. Mon homme tendait le bras; aussitôt j'entamais un long discours au public, et j'exécutais une interminable série de tours de passe-passe, que j'interrompais de temps en temps pour lui crier :- Ne pliez pas le bras! C'était plaisir de voir le pauvre homme se roidir, devenir rouge, trembler enfin, lassé de fatigue, laisser tout à coup tomber son bras malgré lui, et recevoir à l'instant même un coup de pied lancé avec prestesse par mon paillasse, qui était particulièrement habile dans ce genre d'exercices, pour avoir appris à fond les différentes variétés de la savate chez l'illustre M. Lecourt.

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- Et si votre homme s'était fâché?

Jamais, monsieur. Est-ce que nous ne savons pas choisir? Allez donc vous fâcher, d'ailleurs, devant cent personnes qui se tiennent les côtes! Comme ce serait ridicule! Il faudrait avoir le caractère bien mal fait!

Mais, à mesure que mes finances croissaient, mon ambition montait avec elles, et prenait des proportions gigantesques. Je rêvais la voiture à deux chevaux, et les speechs solennels du haut d'un trône, élevé à dix pieds au-dessus du sol, devant une foule compacte et béante.

J'avais lu, tout jeune, dans un almanach, une anecdote qui avait lentement germé dans mon esprit. Un médecin rencontre, un jour, sur la place publique, en costume de charlatan, avec une clarinette, un chapeau chinois, une cymbale et une grosse caisse, un de ses anciens amis, docteur en médecine comme lui, qu'il avait perdu de

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