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c'est que ma fortune n'est pas faite, et que j'ai besoin de gagner mon pain à la sueur de mon front. Si j'avais dix mille livres de rente, je resterais chez moi, au lieu de me briser le corps à faire des tours de force dans la rue. Il n'en faut qu'un pour mettre tous les autres en train. Allons, messieurs, un peu de courage, ne m'oubliez pas : voilà mon petit bureau.

Dès qu'on a vu la tournure que prenait le dialogue, la moitié du cercle s'est esquivée en tapinois. Le Sauvage poursuit dix minutes sur le même ton, après quoi, un sou roule ordinairement sur le pavé.

- Il n'en manque plus que six, crie-t-il. Il n'en manque plus que cinq. Il n'en manque plus que quatre. Ça va, ça va venir.

Et il chante à tue-tête, d'une magnifique voix de ténor, une romance sentimentale ou un grand air: Amis, la matinée est belle. Il faudrait avoir le cœur bardé d'une triple cuirasse d'airain pour résister à tant de coquetterie.

Je m'étais donc laissé absorber dans la contemplation de ce vieil ami que je retrouvais aux Champs-Elysées, quand j'entendis retentir tout près de là un cri prolongé, rauque, puissant, guttural, qui n'avait rien d'humain, quelque chose comme le rugissement d'un lion, mêlé au bruit de la bise et du torrent. A cet appel strident et sauvage, tout le monde courut de ce côté; je courus avec tout le monde, effaré et palpitant, et l'hercule se vit aussitôt presque seul. Nous nous trouvâmes en face d'un petit homme trapu, au nez puissant et coloré; il avait placé ses deux mains devant sa bouche et hurlait (j'emploierais un mot plus expressif, si j'en connaissais un) à travers ce porte-voix improvisé, l'appel classique des saltimbanques:

-Ah! ah! ah! nous allons voir, nous allons rire; ah! al! ah! c'est ici, c'est ici qu'on s'amuse! Ah! ah! ah! Et la voix éclatait en rugissements épouvantables: Stentor n'était qu'un drôle près de cet organe-là. Son compagnon, tout en ôtant la blouse qui protégeait son costume fantaisiste contre les intempéries de l'air, le regardait, puis regardait la foule, en souriant avec une fierté naïve, comme un homme qui admire les bons mots de son loustic favori. Au bout d'un instant, le crieur se retourna vers son camarade, en souriant de la même façon, puis il recommença d'un signe de tête qui voulait dire: - Tu vas voir ça: voilà comme je fais les choses, moi! Qu'estce que vous dites de ce gosier-là, vous autres?

El! mais c'est mon casseur de pierres, m'écriai-je; car je les connais tous, et je me suis presque habitué à le regarder comme ma propriété, ma chose, à la façon de l'abonné fidèle qui dit : Mon journal à moi.

Le casseur de pierres est un industriel qui fleurit depuis peu de temps sur les pavés de la capitale. Sa profession, qui n'est pas définie dans le Dictionnaire de l'Académie, non plus que dans les Manuels Roret, consiste, comme son nom l'indique, à briser des cailloux avec son poing. La chose semble difficile; mais où est la limite qui sépare le possible de l'impossible, dans ce siècle qui a inventé les tables tournantes et parlantes, revu, corrigé et considérament augmenté le magnétisme, les baflons et les chemins de fer?

Ces deux garçons-là sont les rois du genre. Au lieu de s'écraser par la concurrence, ils ont associé leurs talents: l'union fait la force. Chacun a sa spécialité, du reste: l'un brise les pierres, l'autre abat les culs et les goulots de bouteilles. Ils vivent dans une fraternité touchante tant mieux, car on ne peut penser sans frémir à ce qui arriverait, s'il leur prenait jamais fantaisie de boxer l'un contre l'autre. Milon de Crotone assommait un bœuf d'un seul

coup de poing; ces messieurs assommeraient Milon de Crotone lui-même. Qu'on dise encore que l'antiquité grecque est un tissu de fables sans vraisemblance!

Je sais bien qu'il y a des langues assez méchantes pour prétendre que les cailloux mettent beaucoup de bonne volonté à se laisser casser; mais que ne prétendent pas les méchantes langues, et que pourrait-on admirer désormais, si l'on voulait les croire? Une fois, il est vrai, l'une de ces pierres, fort dure en apparence, que l'industriel avait jetée, sans prendre les précautions nécessaires, sur le piédestal qui lui sert d'enclume, se brisa d'elle-même aux éclats de rire des sceptiques. C'est là un accident malencontreux, qui prouve tout au plus contre la pierre, et non contre notre homme. Celui-ci, du reste, eut bientôt fait taire les ricurs, en les invitant à entrer dans le cercle, et à se servir, en place de leurs mains, de leurs gros souliers ferrés pour lutter avec lui. Que répondre à de pareils arguments, appuyés par des poings pareils? Puis, pour mieux

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Le Sauvage de la place des Écoles.

venger cette honte passagère, il choisit le plus rond, le plus noir, le plus ramassé de tous ses cailloux, le fit circuler parmi les spectateurs pour qu'on pût juger de sa solidité; et entortillant sa main d'un mouchoir, d'un seul coup, accompagné d'un han formidable, tel qu'en poussent les boulangers de mon pays quand ils pétrissent la pâte, il le fit voler en éclats. Après quoi, moyennant une nouvelle somme déterminée d'avance, il reprit un autre caillou de même forme, et cette fois le broya comme du verre avec son poing nu.

Bientôt, sans doute, il le fera avec les dents.

Vers la fin de la séance, l'orateur prit la parole, pour annoncer qu'ils allaient aussi en ville, dans les sociétés qui voulaient bien les honorer de leur confiance, et qu'ils avaient été plusieurs fois déjà appelés à paraître dans les plus brillants salons de Paris. Au fait, pourquoi pas? Ce serait peut-être aussi amusant dans une soirée que de jouer au whist ou même au trictrac.

Voici devant moi un bâtoniste, artiste célèbre et vraiment inimitable, qui conserve dans les exercices les plus étourdissants l'aisance et l'aplomb qui sont le cachet de la perfection. Tout rempli de la conscience de son mérite, loin de quémander les sous, à la façon des industriels ordinaires, il se borne à dire ce qu'il veut avant de commencer, et il attend, sans presser en rien son public. Après avoir ainsi fait d'abondantes récoltes, il trouve encore moyen de prélever un impôt extraordinaire pour finir, en annonçant ses tours les plus remarquables.

- Je vais, dit-il d'abord, mettre mon bàton en équilibre sur le bout de mon nez, comme ceci; je placerai deux sous sur le bout du bâton, puis, d'un petit coup sec appliqué avec le doigt, comme cela, je ferai tomber le bâton, que je rattraperai de l'autre main, et les deux sous viendront d'eux-mêmes s'engouffrer dans le gousset de mon gilet. Mais il me faut deux sous.

Et on lui jette les deux sous, et il fait le tour.

Ne vous en allez pas, s'écrie-t-il alors, je vais maintenant entasser une pile de cinquante sous... que vous allez me jeter (et il rit d'une façon narquoise en voyant la mine des spectateurs) sur l'extrémité de mon bâton, et je ferai le même tour, sans qu'un seul roule à côté. Ah! c'est beau... mais c'est cher. Tenez, moi, je mets vingtcinq sous.

Et il finit toujours par obtenir les vingt-cinq autres; quelquefois, il est vrai, au bout d'une demi-heure au moins d'attente, pendant laquelle il pousse, à certains jours, l'ironie jusqu'à fumer sa pipe. Mais on ne s'en va pas, parce qu'on est curieux de voir un tour pareil. Les cinquante sous disparaissent, en effet, comme un torrent dans la Mer noire, suivant son expression, puis il salue la foule.

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Messieurs, dit-il, la séance est... dans ma poche. Et l'on s'en va émerveillé.

Cependant j'approchais du carré Marigny. J'entendais de loin la puissante harmonie des cuivres et des clarinettes, au milieu de laquelle retentissaient comme des coups de canon les boums de la grosse caisse, et comme des roulements de tonnerre les fugues échevelées du tambour. C'était là le centre et le foyer de la fêle. Une douzaine au moins de baraques en toile, ornées de grands tableaux de genre, s'étalaient de chaque côté de la place; sur le devant, au milieu des musiciens, grimaçait le paillasse; la bourgeoise faisait des ronds de jambes; le bourgeois crachait et se mouchait, tenant son porte-voix de la main gauche, et prêt à l'emboucher pour déclamer son pallas, dont il repassait les triomphantes périodes. Cà et là, afin d'allécher les badauds, les comédiens mimaient en dehors une scène bouffonne, dansaient une cachucha ridicule ou un rigodon effréné; des hommes, coiffés d'un chef de cheval en carton, ou d'une tête gargantuesque qui leur descendait jusqu'au milieu du ventre, adressaient, au milieu des fanfares, des allocutions burlesques à la foule ravie ; tandis qu'à côté, d'autres orateurs, à la parole majestueuse, mais à la redingote râpée, haranguaient passionnément cette houle vivante qui s'agitait en bas, curieuse, agitée, pleine de tumulte et de bruit: mer de têtes, de casquettes, de bonnets, de chapeaux de toutes formes et de cheveux de toutes couleurs.

Ces hommes se livraient à la pêche du badaud, gros poisson qui devient de plus en plus rare, de plus en plus défiant; je parle du vrai badaud, le badaud qui paye.

Si je vous disais que j'entrai successivement dans ces douze baraques, me croiriez-vous? Je ne sais. Mais je ne prétends pas m'en faire un mérite, car il ne m'a pas fallu

tant de courage que vous croyez peut-être; il ne s'agil que de mépriser, comme il sied, le respect humain et la mauvaise honte. Je me garderai bien, toutefois, de vous donner la description complète de toutes les merveilles que je vis. Je choisirai seulement quelques traits détachés du tableau.

Dans la première baraque, outre deux danseuses de corde, au teint basané et au jarret nerveux, on voyait une cheffe (style du lieu) de tribu sauvage, enduite du plus beau vernis, et qui dévorait des carottes crues avec une férocité inconcevable, en roulant des yeux farouches et en poussant des petits grognements de satisfaction

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La baraque suivante, étroite et malingre, renfermait pourtant deux phénomènes, d'abord un mouton à huit pattes, puis un jeune garçon d'une dizaine d'années, ayant un côté de la figure tout noir, et orné, suivant le style de l'endroit, d'un joli favori qui frisait comme celui d'une personne de vingt ans. Il venait lui-même, entre chaque exhibition, le visage recouvert d'un voile épais, exposer au public cette bizarre anomalie, en un boniment superbe, tout embaumé de fleurs de rhétorique. Quand nous fumes réunis sept ou huit dans l'intérieur, -Hélène, cria l'entrepreneur, qui restait au dehors, expliquez le spectacle à la société, mon enfant. Oui, monsieur, répondit une charmante petite fille, qui se leva aussitôt d'un coin obscur où nous ne l'avions pas vue, Elle entr'ouvrit le rideau qui cachait le sanctuaire, et nous vîmes un énorme mouton, qu'elle nous apprit être un mérinos venu de l'autre bout du monde : il avait l'air bénin, et ruminait d'un air grave je ne sais quelles mélancoliques pensées, songeant sans doute à la patrie absente, à la vanité de la gloire, à la morne solitude où vivent les prodiges. La pauvre bête éiait douée de huit pattes, dont quatre desséchées, et ressemblant à s'y méprendre (bizarrerie de la nature) à des vessies qu'on eût attachées tant bien que mal aux pattes primitives. Hélène nous dit qu'on pouvait y toucher, mais le mouton était sur une espèce de piédestal, dans le lointain mystérieux de la scène, et tout le monde aima mieux la croire sur parole. Au bout de cinq minutes, elle appela, et le petit phénomène apparut, vêtu d'un coquet costume de hussard, dont il semblait tout fier; il s'avança sur le devant du théâtre, n'offrant d'abord que sa joue gauche à nos yeux-Vous voyez, messieurs, dit Hélène, comme l'enfant a le visage bien fait et gracieux de ce côté. Il se retourna ensuite du côté droit, et l'on vit une vraie peau de nègre, couverte dans presque toute sa surface d'une rangée de longs poils, qui lui donnait une vague ressemblance avec la hure d'un sanglier.

Tout près de là s'était abrité un panorama portatif, de quatre pieds carrés environ. A cet établissement modeste, on avait adapté un banc, sur lequel pouvaient s'asseoir trois personnes, quatre en se serrant un peu. Dès que le public était au complet, on le recouvrait d'un rideau, qui cachait le spectacle aux avides regards des gamins rôdant alentour, et les tableaux se succédaient, représentant les scènes les plus variées et les plus actuelles. Le directeur du spectacle se tenait au dehors, pour expliquer et changer les images.

Ce point de vue, messieurs, disait-il d'une voix traînante et solennellement monotone, vous représente la Chine. Remarquez que dans cette ville habite un mandarin; il y a beaucoup de maisons pour les prêtres chinois, avec une superbe tour en porcelaine.

Ce point de vue vous représente Saint-Pétersbourg, capitale de la Russie, vue au clair de lune, à 2,400 kilomètres de Paris; 400,000 habitants. Ce vaste empire, qui

occupe la septième partie du globe, fut fondé au septième siècle, mais il ne fut connu que deux cents ans plus tard, quand il fut pénétré par le christianisme, et même encore, sous ce règue, il ne fut pas bien connu : ce n'est que depuis Pierre le Grand, dont on peut voir la statue sur une des places de cette capitale, qu'il a commencé à devenir célèbre. Vous remarquerez que la Russie est la patrie des Tartares et des féroces Cosaques du Don.

Ce point de vue vous représente l'entrée des ChampsElysées et ki place de la Concorde, une des plus belles de l'Europe. Remarquez l'obélisque et les candélabres qui font l'ornement de cette place. Remarquez aussi les chevaux de Marly, ainsi nommés parce qu'ils étaient à Marly, sous le règne de Louis XIV, surnommé le Grand. Vous voyez à droite le bouquet du fameux feu d'artifice qui fut tiré, en 1844, avec vingt mille fusées, quinze mille pétards et une immensité de feux de Bengale, comme vous les voyez. Vous voyez aussi l'intérieur du bal Mabile, un des plus beaux bals de la capitale; vous y voyez un grand nombre de personnes.

Ce point de vue vous représente une forêt vierge du Brésil, vue au clair de lune, Vous remarquerez que le Brésil est peuplé de sauvages et de cannibales qui se mangent les uns les autres, et que ces forêts sont pleines de bêtes féroces qui dévorent les voyageurs.

Ce point de vue représente Venise, superbe ville d'Italie, pays qui a la forme d'une botte, et où poussent les orangers. Cette ville est bâtie sur pilotis au milieu de la mer, comme vous le voyez, et le soir les matelots y chantent des sérénades dans leurs gondoles.

Ce point de vue représente Naples, et à côté la fameuse montagne qu'on appelle le Vésuve. Cette montagne est un volcan qui vomit de la fumée et des flammes, comme vous le voyez. Vous remarquerez que la ville de Naples est habitée par les lazzarones, qui passent la journée entière à dormir et à manger du macaroni.

Ce point de vue représente Constantinople, capitale des Turcs, alliés du peuple français et de l'empereur Napoléon III. Cette ville magnifique possède un sérail et plusieurs mosquées. Remarquez sur votre gauche un groupe de palmiers qui cachent les murs du sérail. »

Je regrette amèrement de n'en avoir pas retenu davantage. Cela dura un gros quart d'heure, car les tableaux, qui se composaient de gravures richement coloriées, à la nanière de celles de Pélerin, d'Epinal, étaient en fort grand nombre.

Dans la baraque voisine, on jouait la Tour de Nesle, Buridan et Marguerite, beau couple aux grands airs de tête et au torse fièrement cambré, se tenaient debout sur le seuil, grignotant une pomme et un petit pain, en attendant leur entrée en scène. Marguerite avait recouvert ses épaules d'un long châle rouge, sous lequel on voyait briller les paillettes de sa basquine, serrant de près une taille aux puissants contours. Marguerite était coiffée à la Marie Stuart. Quant à Buridan, il était revêtu d'un superbe manteau rouge, où il trouvait moyen de se draper, comme un sénateur romain dans sa toge, quoique le tailleur eût singulièrement ménagé l'étoffe. Sa bonne lame pendait à son côté, sous la forme de ces sabres placides dont s'arment encore les gardes champêtres dans certaines provinces. Buridan portait culotte comme un marquis de l'ancien régime, et il était coiffé à la malcontent. On voit que la couleur locale était scrupuleusement observée.

Les cabanes suivantes contenaient des cirques, des gymnases, des Alcides enlevant plusieurs hommes à la

force du poignet, et plusieurs centaines de kilos à la force des mâchoires; des phoques intelligents, des singes et des chiens savants, des ânes qui indiquaient l'heure, et pouvaient battre aux dominos le prince de la critique lui-même; mais j'en veux aux ânes savants, depuis que, dans mon enfance, un membre de cette docte corporation eut l'effronterie de me désigner, par-devant mes compatriotes réunis, pour le plus gourmand de la société, malgré mes cris de désespoir et mes dénégations formelles : je prends soin de ne plus m'exposer à parcille avanie.

Sur le devant d'une des plus petites, parmi ces baraques, se tenait, la baguette en main, un homme au bonnet pointu, en longue robe d'enchanteur, constellée de signes cabalistiques. La toile et le discours promettaient merveille; des subtilités, des escamotages, des transformations à faire jaunir d'envie les Bosco et les Robert Houdin; en un mot, des miracles, des vrais miracles. On voyait sur un grand tableau peint à l'huile des pierres se changer en serpents, et des bouteilles en pièces de canon; un homme sortait d'un chou et se métamorphosait en un gigantesque radis; du canon d'un pistolet, s'élançait, avec la décharge, un groupe de trois Grâces souriantes et court-vêtues, qui exécutaient une polka sur des coques d'œufs; ici, une jeune fille était suspendue, sans point d'appui, en plein air, par la seule force du fluide magnétique; là, un gros gaillard marchait en portant entre ses mains sa tête, qu'on lui remettait ensuite d'un coup de poing. L'imagination déréglée de l'artiste s'était donné pleine carrière; il avait fait un chef-d'œuvre fantastique, digne d'illustrer les pages d'Hoffmann, et qu'eût signé Callot.

J'entrai donc, fasciné, avec ce mystérieux tremblement du novice ès arts occultes qui a trouvé la poule noire, et qui s'apprête à faire apparaître le diable, L'opérateur se plaça devant une table; je frémissais de ce que j'allais voir. Il prit de petites billes qu'il posa aux deux extrémités, plaça sur chacune un gobelet, et les fit disparaître et reparaître tour à tour, en s'admirant complaisamment dans l'exercice de ses fonctions. Quand il eut fait cinq ou six fois ce tour merveilleux, il se reposa un moment, pour laisser quelque loisir à notre admiration haletante, puis il recommença, et recommença encore. Enfin, il appela le paillasse:

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- Si vous en avez déjà vu, disait-il, parmi ceux qui demandent vingt et trente sous, pour exécuter un tour pareil, vous m'en donnerez des nouvelles. On dit que M. Bosco est un grand sorcier, je voudrais bien le voir à ma place, avec des clous de six pouces dans les fosses nasales. Car, messieurs, continua-t-il en retirant délicatement les deux instruments de torture, il n'y a pas à dire qu'ils sont à ressort et qu'ils rentrent quand on les enfonce; on peut les toucher.

Et, suivant l'usage immémorial, il vint promener les clous sous nos yeux. Le digne homme voulait absolument me forcer à vérifier de mes propres mains. Il fallut lui répéter à plusieurs reprises;

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Messieurs, nous dit-il alors en s'inclinant avec savoirvivre, la séance est levée. Si vous êtes contents et satisfaits, faites-en part à vos amis et connaissances.

-Oh! voyons, voyons, s'écria un gamin, c'est pour rire; donnez-nous-en encore pour deux liards.

Ma dernière visite fut pour une baraque qui portait le titre ambitieux de Grand spectacle oriental. On y voyait sur un petit théâtre divers petits bonshommes que le directeur, homme habile à tirer parti des circonstances, nous donnait pour des Turcs et des Russes. Je reconnus, entre autres, le type bien connu de Pierrot, auquel on avait ajusté un sabre, des épaulettes de général, et un nom en off..., et un peu plus tard un capucin italien qui

Le trombone.

passa pour un derviche musulman. L'orchestre se composait de deux joueuses de flûte et d'un trombone, qui était bien le plus facéticux des trombones; il interrompait volontiers sa mélodie pour apostropher la foule d'un jazzi qui excitait d'innombrables éclats de rire, ou pour faire une niche à l'orateur. On voit qu'il cumulait les emplois et savait se rendre doublement utile.

Cet homme-là, grand, sec, au nez camus, à la physionomie de furet, m'avait frappé tout d'abord; et en entrant je lui adressai un bon mot, auquel il répondit par un autre, en trombone d'esprit. Quand la salle fut pleine, l'orchestre se replia dans l'intérieur; les deux femmes se placèrent de chaque côté de la scène et se reprirent à

flûter de plus belle; pour lui, il déposa son instrument à terre, et se mit à cheval dessus. Il me reconnut, vint vers moi en traînant son trombone, et, dirigeant un coup d'œil ironique sur les deux flûteuses :

- Ambubajarum collegia, me dit-il.

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Je fus si abasourdi de retrouver une bribe d'Horace sur ces lèvres-là, que je restai comme écrasé du coup, ne trouvant qu'un sourire niais à répondre. Il ne s'y méprit pas:

-Eh! eh! continua-t-il, on dirait que cela vous étonne; on a fait ses classes tout comme un autre, quoiqu'on n'en ait pas l'air..., et on a profité joliment.

La conversation s'établit à voix basse entre nous, malgré les chut répétés de l'assistance. Au bout d'une minute, il m'avait assez intéressé pour que je lui offrisse une place près de moi, à l'extrémité du banc. Il ne se fit pas prier. J'appris qu'il était fils d'un serrurier d'Issoudun, qu'il avait étudié au collége de cette ville.

- Superbe établissement, me dit-il, où nous étions alors deux élèves en troisième, car j'ai été jusqu'à la troisième; seulement, j'ai sauté des classes. Je ne suis pas monté plus haut, parce que mon père, qui n'avait pas appris le latin, trouvait que cela coûtait trop cher et ne servait à rien. J'étais toujours le second, une belle place et fort honorable, et je remportai tous les seconds prix à la distribution. Je faisais l'orgueil de mes parents; je composais pour leurs fêtes des compliments en vers libres qui les faisaient pleurer d'aise, et qu'ils montraient mystérieusement à toutes leurs connaissances. J'avais la passion du vers français de toutes les mesures, même de quatorze pieds. Voilà où la littérature m'a mené, ajoutat-il en brossant de sa manche droite la manche gauche de sa redingote râpée, et faisant le geste douloureusement burlesque d'un homme qui souffle dans un trombone.

Il commençait à me raconter comment, venu à Paris pour y chercher fortune, à l'aide de ses talents littéraires, il avait vu disparaître en quelques années la petite fortune que lui avaient léguée ses parents, quand la voix du démonstrateur se fit entendre:

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- Messieurs, la séance est levée. A l'honneur de vous revoir!

Tout le monde sortit tumultueusement, en causant des merveilles du spectacle.

- Je vous ai volé votre argent, me dit le trombone; vous n'avez rien vu.

-En vérité, répondis-je, je n'y ai pas songé. Mais je serais très-curieux de connaître la suite de vos aventures; elles m'intéressent. Sans façon, venez prendre une demitasse avec moi.

Le trombone parut renversé de la proposition. Il faillit laisser tomber son instrument qu'il avait repris dans ses bras; il brossa de nouveau sa manche gauche avec sa manche droite, se pinça le bout du nez, et, se passant la langue sur les lèvres :

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Le Canal glacé. Dessin de L. Marvy, d'après Adrien Van den Velde. (Musée du Louvre.) l'autre le burin. Le premier était Guillaume Van den Velde, surnommé le Vieux, le second était son fils Adrien, alors âgé de quatorze ans environ.

Guillaume, à la fois dessinateur et matelot, faisait l'admiration de toute la flotte par son courage, non moins que par son talent. Sans autre maître que son instinct de l'art, il jetait sur le papier des croquis admirables de navires, de marines et de combats. Apprenait-il qu'une affaire allait s'engager quelque part, il s'embarquait et se jetait à travers le feu, crayonnant au milieu des bombes et des boulets, voire des coups de sabre et de hache. Les Etats de Hollande lui avaient fait construire une petite frégate, dont le capitaine avait ordre de n'obéir qu'à lui et de le transporter partout où l'exigerait son caprice.

FÉVRIER 1856.

Quant à son fils Adrien, il gravait des eaux-fortes remarquables, à quatorze ans, en attendant qu'il devint un des premiers peintres de son pays.

Ce jour-là, tous deux étaient donc à bord de l'amiral Hopdam, qui les avait priés à dîner avant une grande bataille contre les Anglais.

Le dîner fini et la bataille commencée, le père et le fils, dignes l'un de l'autre, se mirent à l'ouvrage sur le pont, Guillaume esquissant au crayon les manoeuvres qu'il voyait, et Adrien préparant la gravure dont il devait faire un jour son meilleur tableau.

Or, pendant qu'ils travaillaient ainsi, le combat allait son train, si bien que le vaisseau-amiral, criblé de boulets, n'avait plus qu'à se rendre on qu'à se faire sauter. HopVINGT-TROISIÈME VOLUME.

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