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phraste unissait dans ses goûts deux études qui vont rarement ensemble, celle de la nature et celle de la société. Son livre, qu'on lui a contesté, a pour nous plus d'un genre de mérite. Il retrace les mœurs d'une époque où il n'y avait plus de vertus publiques, et où la vie privée, l'esprit de société semblaient commencer pour la Grèce. Il représente le troisième âge de la comédie attique, et contribue, avec Térence, à nous dédommager un peu de la perte de Ménandre, disciple de Théophraste et de la nature. Enfin, il est la source la plus ancienne d'un comique qui semble aujourd'hui épuisé sur notre scène, le comique de caractère. Citons-en un exemble : « Indulgent pour la médisance, dit Théophraste, l'homme faux raconte avec bénignité ce dont elle l'accuse lui-même 1. » A ce trait, d'une vérité profonde, qui ne se rappelle le langage de l'un des hypocrites de Scarron, ou, mieux encore, les paroles de ce bon Monsieur Tartufe?

Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d'iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été, etc. 2

Les trente chapitres de Théophraste ont eu le même honneur que tous les ouvrages originaux et vrais : ils ont produit une foule de copies. La Grèce nous présente ici les noms de Lycon, de Satyros, de Dion Chrysostome, du spirituel Lucien, du bon Plutarque; Rome, l'auteur de la Rhétorique à Hérennius, et quelques pages de Sénèque. Je ne dis rien des pastiches justement oubliés de quelques latinistes modernes, Louis

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Molinæus, 'Charles Paschalius, Joachim Pastorius, représentants guindés d'une littérature parasite. Nos voisins d'outre-mer, passionnés pour la caricature, ont cependant quelques satires de mœurs délicates, dans le Théophraste anglais de Boyer, dans le Spectateur d'Addison. Gellert, chez les Allemands, en offre aussi plus d'un exemple. Citerai-je encore le peintre ingénieux du faux bonhomme, et de quelques travers de notre temps? Non, les divers passages de ces derniers auteurs ne se rattachent que de loin au livre qui nous occupe; plusieurs ont un mérite propre, indépendant de toute imitation; et Théophrate, peintre de mœurs, pas réellement fait école.

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Nous avons désigné La Bruyère comme son imitateur: c'est dans un sens très-restreint. Le moraliste français s'était préparé à la composition de son livre original en traduisant Théophraste 2. Fénelon préluda de même à

'L'Ermite de la Chaussée d'Antin, t. I, no 4, les Tartufes.

2 La Bruyère, ordinairement si vif, si serré, a plutôt paraphrasé que traduit. Laissons-là ses contre-sens, ses anachronismes, relevés avec ménagement par Belin de Ballu et God. Schweighauser. Voici, entre cent, deux exemples de sa manière. Pour cinq mots grecs du chap. 2: « Et, s'il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il (le flatteur) est touché de voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme un chef-d'œuvre. » Pour neuf mots du chap. 29: « Il s'agit de décrire quelques inconvénients où tombent ceux qui, ayant méprisé dans leur jeunesse les sciences et les exercices, veulent réparer cette négligence, dans un âge avancé, par un travail souvent inutile. » Ménage a dit de cette traduction : « J'y ai vu bien des choses que, peut-être faute d'attention, je n'avais pas vues dans le grec. » Menagiana,

son Télémaque, en faisant passer dans notre langue les premiers chants de l'Odyssée; et le futur auteur d'Emile raffermissait son style en luttant contre Tacite, ce rude joúteur. Mais, pour les maximes détachées, les observations générales, partie la plus forte et la plus philosophique de son immortel ouvrage, La Bruyère ne doit rien à personne. Trace-t-il un portrait? la forme d'énumération ou de description, la seule affectée par Théophraste, la seule qui répondît à la simplicité de l'art grec et à la méthode rigoureuse du Lycée, eût été languissante sous la plume de l'écrivain moderne. Il varie ses tours avec une merveilleuse souplesse; seulement, Suard a tort d'affirmer qu'on n'en trouve ailleurs aucun exemple 1. Sénèque, décrivant les manies de quelques Romains désœuvrés, avait devancé le peintre de Diognète et de Diphile :

<< Appellerez-vous oisifs ces gens qui consument tant d'heures chez un barbier, à faire délicatement enlever le poil qui aura commencé à poindre dans la nuit, à tenir conseil sur chaque cheveu,à rebâtir leur coiffure abattue, à la ramener symétriquement sur un front dégarni? Voyez leur colère à la moindre distraction de ce friseur, qui s'imagine avoir affaire à des hommes! Comme ils prennent feu, pour peu qu'on rogne leur crinière, qu'un seul cheveu dépasse la ligne, et ne retombe pas dans son anneau ! En est-il un qui n'aimât mieux voir le

t. II, p. 344. Est-ce un éloge? est-ce une satire? C'est moins le besoin de clarté, qu'une impulsion involontaire à terminer la forte et simple ébauche du texte, qui multiplie ainsi les mots sous la plume de La Bruyère.

■ Notice sur La Bruyère. Mélanges de Suard, t. II; La Bruyère, édit. de P. Didot, 1813.

trouble dans sa patrie que dans sa coiffure? qui n'ait plus de sollicitude pour l'ornement de sa tête que pour sa santé? qui ne préférât être bien frisé qu'honnête homme? Oisifs, dites-vous! eux, si affairés entre le peigne et le miroir !!

Charmants fashionables de nos jours, si justement fiers du titre de lions; et vous, poëtes nébuleux, chevelus comme l'antique Phébus, mais pâles comme sa sœur, dites tous, ah! dites plus haut que jamais,

Qui me délivrera des Grecs et des Romains?

Car, vous le voyez, ces Grecs, ces Romains vous avaient presque devinés.

La verve de La Bruyère ne respire-t-elle pas dans ce morceau? Avouons-le pourtant à une raison beaucoup plus droite que celle de Sénèque, La Bruyère joint une finesse et une profondeur auxquelles Théophraste n'atteint jamais. Tout le chapitre grec sur la poltronnerie, d'ailleurs si amusant, ne vaut pas ces lignes de notre peintre-penseur :

Quid? illos otiosos vocas, quibus apud tonsorem multæ horæ transmittuntur, dum decerpitur, si quid proxima nocte succrevit; dum de singulis capillis in consilium itur; dum aut disjecta coma restituitur, aut deficiens hinc atque illinc in frontem compellitur? Quomodo irascuntur, si tonsor paulo negligentior fuit, tanquam virum tonderet!`Quomodo excandescunt, si quid ex juba sua decisum est, si quid extra ordinem jacuit, nisi omnia in annulos suos reciderunt! Quis est istorum, qui non malit rempublicam suam turbari, quam comam? qui non sollicitior sit de capitis sui d core, quam de salute? qui non comtior esse malit, quam honestior? Hos tu otiosos vocas, inter pectinem speculumque occupatos!

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« Vous aimez, dans un combat ou pendant un siége, à paraître en cent endroits pour n'être nulle part, à prévenir les ordres du général de peur de les suivre, et à chercher les occasions plutôt que de les attendre et les recevoir votre valeur serait-elle fausse ? »

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Théophraste peint-il le distrait? il s'arrête au trait même d'absence d'esprit. Son homme sale deux fois le même mets : cette circonstance présentée en dix mots, l'auteur passe à une autre 2. Le distrait athénien ne s'écrie point, Qu'on fouette l'esclave qui m'a fait une saumure de ce plat! Il y a loin de là, Messieurs, au Ménalque de La Bruyère, et au Léandre de Regnard. << Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre; on lui perd tout, on lui égare tout 3. »

« Voilà comme tu fais!

"Ce qu'on te voit chercher ne se trouve jamais, etc. 4. » Or, Carlin n'avait garde de trouver dans la chambre l'épée que son maître portait au côté.

Comme le nouvelliste de La Bruyère, celui de Théophraste déplore la mort d'un général qui se porte bien : mais le premier va plus loin, «< il plaint sa veuve, ses enfants, l'Etat; il se plaint lui-même ! » De plus, en se plaçant entre Démophile qui se lamente et s'écrie, Tout est perdu! et Basilide l'optimiste, qui met tout d'un coup sur pied une armée de trois cent mille hommes 5, La

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