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fut en quelque sorte mortel au moment même qu'il était porté, et malgré les secours éclairés de ses amis et de ses collègues qui lui donnaient avec ardeur les témoignages d'un dévouement hélas ! inutile, que M. Pingeon, victime d'un mal de gorge gangréneux, se sentit soutenu par son courage qui ne l'abandonna pas un instant. Il avait reconnu lui-même la gravité de la maladie dont il était atteint, et il avait calculé le terme de sa marche effrayante et rapide. Mais les progrès d'un mal qui dut le faire singulièrement souffrir, trouvèrent un homme ferme et résolu, une ame entièrement résignée aux maux physiques. Son courage alors tint même de l'hé roïsme le plus admirable. Il est vrai de dire qu'il puisa cette noble ressource dans ses sentiments religieux ; il conserva cette tranquillité de conscience qui fortifie l'homme de bien dans ses derniers moments et qui se repose dans un grand espoir. M. Pingeon avait une foi inébranlable dans la religion chrétienne; il croyait fermement au bonheur aussi pur qu'infini que notre religion assure à tous ceux qui savent s'en rendre dignes. Au moment où la vie allait abandonner ses organes, chacun vit avec un pieux recueillement que son esprit n'était occupé que de cette conviction sublime à laquelle se joignaient des derniers témoignages d'amour pour sa famille. En quittant cette vie de passage et d'épreuves, il a laissé des souvenirs qui honorent sa mémoire, et il a montré un admirable exempleà imiter, celui de l'homme vertueux qui sait dignement mourir.

H. RIPAULT, D. M. P..

THEOPHRASTE ET LA BRUYÈRE.

PAR J.-F. STIÉVENART.

L'illustre fondateur du Lycée, sexagénaire et accablé d'infirmités, semblait toucher au terme de sa laborieuse carrière. Un jour, tous ses disciples se pressent autour de lui, le suppliant de désigner lui-même son successeur les plus renommés, les plus chéris du maître, étaient le lesbien Théophraste et Eudème de Rhodes. « Quand il sera temps, répondit le vieillard, je ferai ce que vous demandez. » Plusieurs mois s'écoulent, et ses élèves le voient un soir s'arrêter tout à coup dans une de ses doctes promenades : il se plaint de l'âpreté du vin qu'il boit; il faudrait à son estomac débile un peu de vin étranger, du Rhodes, par exemple, ou du Lesbos. C'étaient le Bordeaux et le Bourgogne de ce temps-là. Il prie ses disciples de lui procurer de l'un et de l'autre, pour essayer et choisir. Ils partent, prennent sur les lieux la cordiale liqueur (précaution déjà utile alors), et l'apportent. Le malade trouve le vin de Rhodes chaud et agréable. Après avoir goûté l'autre, « Excellents tous deux! s'écrie-t-il, mais la sève de Lesbos est plus exquise. » Délicat et touchant aveu du choix plus important qu'on lui demandait! Aristote fut compris il alla mourir paisiblement à Chalcis, échappant ainsi

à l'hierophante Eurymédon, qui le menaçait du sort. de Socrate; et ses disciples se réunirent auprès de Théophraste, dont les traits et le caractère avaient autant d'aménité que le langage '.

Théophraste avait quarante-neuf ans quand il succéda à son ami 2. Aux études spéculatives il avait joint les voyages, chassé deux fois les tyrans de sa patrie, et vécu quelques années à cette cour de Macédoine, qui attirait tous les talents de la Grèce, comme St. Pétersbourg et Berlin ont été le rendez-vous de nos poètes et de nos philosophes. Par le charme de sa parole, it vit bientôt se presser jusqu'à deux mille auditeurs dans les riants jardins qu'il tenait de la reconnaissance de Démétrius de Phalère. En ce temps, la tribune était à peu près muette, et le besoin d'entendre une voix éloquente cherchait à se satisfaire ailleurs. Les envieux s'alarmèrent des succès de Théophraste, les sycophantes de ses attaques contre les préjugés : guerre aussi ancienne que la philosophie! Calomnié, comme le sera vingt siècles plus tard La Bruyère, Théophraste se voit, plus, dénoncé à l'Aréopage. Il est absous. Heureux et honoré sous l'administration de Démétrius, le docte et paisible vieillard eut à peine vu renverser les trois cent soixante statues de son illustre disciple, qu'il fut luimême chassé par une loi qui fermait toutes les écoles de philosophie. Athènes, la cité favorite des Muses, anticipa un moment sur l'ignorantisme ombrageux de Domitien : toutes les tyrannies s'affligent également de

'Aulu-Gelle, Nuits Attiques, I. XIII, c. 5.

2

de

Olympiade CXIV, 3; 322 ans av. J.-C. Il était né le 5 du mois Hécatombeon, Olymp. CII, 2; 371 ans avant l'ère chrétienne.

ce qui honore l'humanité. L'absurde décret rapporté, et son auteur puni, Théophraste, que Ptolémée avait en vain voulu attirer à sa cour, revint terminer son utile et brillante carrière au sein de ses études chéries. Privé de l'usage des jambes, il se faisait transporter en litière auprès de son nombreux auditoire. Le mariage d'un de ses élèves interrompit un instant ses derniers travaux. Ce repos lui fut, dit-on, fatal. Il s'éteignit peu après, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, entouré de ses livres, de ses collections scientifiques, et de ses disciples, parmi lesquels le professeur républicain comptait des rois. Sa voix mourante proclamait encore la grandeur de la philosophie, et la vanité des ambitions mondaines : «< Mourir! disait l'octogénaire; ah! je commençais à vivre. » C'est le cri de l'humanité :

Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie '.

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On l'ensevelit sans pompe, comme il l'avait demandé, sous ces même ombrages, témoins de ses savants entretiens. Athènes, qui l'avait adopté et persécuté, le pleura; puis la volage se consola par ce quatrain sophistique :

Oui, l'étude est un arc qu'il ne faut pas détendre ;

Ce serait le briser! Par des travaux constans

Théophraste se rit de ses quatre-vingts ans :

Il les suspend un jour, et la mort vient le prendre 2.

Bien que l'énergie n'ait pas manqué à son caractère, cet aimable sage, éloigné des affaires pendant cette

1

Voltaire, traduction de ce vers de Manilius :

Victuri semper agimus, nec vivimus unquam.

2 Diogène de Laërte, 1. V, c. 2, 11, 40. Suidas, art. Théophraste. Nous avons emprunté à Diogène les principaux détails biographiques.

période malheureuse, nc songeait, comme son plus célèbre imitateur, « qu'à vivre tranquille, ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières, sage dans ses discours, et craignant toute sorte d'ambition 1. » A tout cela joignez la bienfaisance, et le charme de l'étude des merveilles de la nature. Esprit vif et pénétrant, Théophraste avait embrassé toutes les parties alors explorées des sciences exactes et des sciences spéculatives. Il écrivit sur tous les sujets, sur la poétique comme sur la géométrie, sur la médecine comme sur l'amour. Malheureusement, pour cette dernière science surtout, qui rétrograde dans nos livres et dans nos mœurs, disent certains esprits moroses, la plus grande partie de ces traités est perdue. Théophraste avait aussi publié quelques dissertations sur des matières religieuses. Cicéron lui reproche, à ce sujet, une inconstance insupportable 2. Mais ce qui est plus piquant, c'est que le docte successeur d'Aristote eut pour antagoniste une femme, une épicurienne, une courtisane, la célèbre Léontium.

Plusieurs pages de cette encyclopédie grecque, échappées au temps, peignent les vices et les travers dominants de l'époque. Le sujet du petit livre des Caractères avait une singulière analogie avec la finesse de l'esprit de Théophraste, et l'enjouement de son humeur. Habile à saisir les ridicules, il les exprimait quelquefois par une pantomime aussi juste que plaisante 3. Ainsi, Théo

1 Portrait de La Bruyère, par l'abbé d'Olivet, Histoire de l'Académie Française, p. 318. Voyez, sur la justesse de ce rapprochement, Athénée, l. I, c. 17; Stobée, Serm. XCV. 2 De Natura Deor. I, 13; et alibi.

3 Athénée, liv. I, c. 38; p. 78, Schw.

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