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doine. Il me serait glorieux, ô Archias! de devoir la vie au Pirée, à cette trirème que j'ai donnée à la république, à ces fortifications faites à mes frais, à la tribu de Pandion, dont j'ai été le chorége volontaire, à Solon, à Dracon, à la liberté que j'ai fait monter sur la tribune, à la démocratie, à mes décrets militaires, à mes lois navales, aux vertus de nos ancêtres, à leurs trophées, à la bienveillance de mes concitoyens, qui plus d'une fois m'ont couronné, à la puissance des Hellènes, sur le salut desquels j'ai veillé jusqu'à ce jour. Faut-il devoir la vie à la pitié? j'en supporterai l'humiliation, si cette pitié est celle des prisonniers athéniens que j'ai rachetés, des pères dont j'ai doté les filles, des amis dont j'ai acquitté les dettes. Mais, puisque ni le commandement des îles, ni l'empire de la mer ne m'ont sauvé, ce sera à ce Neptune, à son autel, aux lois de la religion, que je demanderai la vie; et, si un dieu ne peut me garantir l'inviolabilité de son temple, s'il ne rougit pas de livrer Démosthène à Archias, mourons, et ne transportons point nos adorations à Antipater. Je pourrais trouver en Macédoine une amitié plus constante que celle des Athéniens; je pourrais partager aujourd'hui votre bonheur, si je voulais descendre au rang des Callimé– don, des Pythéas, des Démade. Je pourrais, quoique bien tard, démentir mon caractère, si ce n'était déshonorer Codrus et les filles d'Erechthée. Mais non, je ne passerai pas, avec la Fortune, sous d'autres drapeaux.

'Le dévoûment de Codrus est assez connu. Erechthée, 6e roi d'Athènes, était en guerre avec les habitants d'Eleusis. Pour obtenir la victoire, il immola, d'après la réponse de l'oracle, Chthonia, l'une de ses filles. Les trois sœurs de Chthonia furent fidèles au serment qu'elles avaient fait de ne pas survivre les unes aux autres. Apollod. 1. III, c. 15.

La mort est un asile assuré contre le déshonneur. Autant qu'il sera en moi, Archias, je ne flétrirai pas aujourd'hui ma patrie en présentant ma tête au joug, en répudiant la liberté, le plus bel ornement de mon tombeau. Tu dois te souvenir de ces vers pleins de noblesse, d'un poëte tragique :

Elle tombe, et sa main range ses vêtements;

Dernier trait de pudeur, même aux derniers moments '. Une jeune fille agit ainsi et Démosthène, oubliant les discours de Xénocrate et de Platon sur l'immortalité de l'âme, préférerait à une mort honorable une vie souillée! » Il lui échappa ensuite quelques traits amers contre ceux qu'enorgueillit la prospérité. Que dirai-je de plus? Je le priai et le menaçai tour à tour, melant la douceur à la sévérité. « Je serais persuadé, me dit-il, si j'étais Archias; mais, malheureux! pardonne à Démosthène de n'être pas né pour une bas

sesse. >>

Dès ce moment, je résolus de l'arracher du temple par la force. Il s'en aperçut; nous le vîmes sourire; et, portant ses regards vers le dieu : « Il semble qu'Archias ne conçoive pour l'âme d'autre appui, d'autre refuge que les armes, les vaisseaux, les camps, les forteresses. Il méprise mes moyens de défense; et cependant Illyriens, Triballes, Macédoniens ne les pourraient forcer. Ils sont plus sûrs que ces remparts de bois qu'un dieu déclara jadis inexpugnables 2. Grâce à cette

Sacrifice de Polyxène. Eurip. Hécube, 543, Bothe. On reconnaît ici deux vers de La Fontaine, Les Filles de Minée.

2 Allusion à l'oracle qui ordonna aux Athéuiens de se retirer sur leurs vaisseaux, lors de l'invasion de Xerxès. (Hérod., 1. VII, c. 141; t. III, p. 286, Schw.)

précaution, j'ai gouverné sans crainte; sans crainte j'ai bravé la Macédoine, tranquille alors devant un Euctémon, un Aristogiton, un Pythéas, un Callimédon, un Philippe, comme aujourd'hui devant Archias. Ne porte pas la main sur moi, ajouta-t-il. Ce temple n'éprouvera, si je le puis, aucune profanation. Après avoir adoré le dieu, je te suivrai sans résistance. » Je me fiai à cette promesse; il approcha sa main de sa bouche: je crus que c'était un geste d'adoration.

Et qu'était-ce donc ?

ANTIPATER.

ARCHIAS.

Nous découvrîmes plus tard, par une esclave mise à la torture, que, depuis long-temps, il gardait sur lui du poison pour affranchir son âme et acheter sa liberté. En effet, il n'avait pas encore franchi le seuil du temple, que, tournant ses regards vers moi : « Emmène ce corps à Antipater, dit-il; pour Démosthène, tu ne l'emméneras pas. Non, par les........... (Il me sembla qu'il allait ajouter par les morts de Marathon.) Adieu. » Et il expire. Telle est, ô Roi! l'issue de notre expédition.

ANTIPATER.

Oui, voilà bien Démosthène! Cœur invincible! âme désormais heureuse! Quelle mâle résolution! quelle prévoyance vraiment républicaine, de porter dans sa main le gage de sa liberté! Ce grand homme est donc allé jouir de la vie des illustres morts dans les îles Fortunées; ou plutôt, dans le ciel, séjour des âmes vertueuses, il doit être un de ces génies qui composent la cour de Jupiter-Libérateur. Pour nous, renvoyons à Athènes son corps, ornement sacré, plus glorieux pour cette terre que les guerriers morts à Marathon. »

VI. FRAGMENT.

Coup-d'œil sur l'influence de l'éloquence de Démosthène
chez les Anciens et chez les Modernes.

Ne dirait-on pas que, de toutes parts, on demande aujourd'hui, même à la littérature savante, une utilité pratique, des résultats applicables? Considérée sous ce rapport, la publication d'une version nouvelle de Démosthène ne serait peut-être pas sans opportunité. La suite des temps qui nous séparent du grand orateur semble appuyer cette espérance. A peine tombées de la tribune, ses immortelles harangues, la plus simple et la plus éclatante protestation en faveur de la liberté, inspirent une génération de jeunes orateurs dont tout le tort, peut-être, est d'arriver trop tard. Bien que leur caractère propre ne puisse nulle part revivre tout entier, elles s'allient au génie romain, elles aident Cicéron à flétrir Verrès, à confondre Catilina, à entraver Antoine; Salluste et Tacite à faire parler dignement le stoïcisme des Caton et des Thraséas 1. Mais bientôt il se prépare quelque chose de plus sérieux qu'une imitation littéraire : au sein de cet immense empire que la corruption dissout lentement, la philosophie devient réformatrice, et l'orateur qui tenta de régénérer sa patrie inspire quelques nobles âmes. Voyezvous Dion Chrysostôme banni, emportant jusque chez les Scythes une harangue de Démosthène, et la relisant seul, sous son habit de mendiant, pour s'instruire à parler aux légions romaines, et faire élire Nerva ?

2 L'exorde du discours de Caton dans Salluste ( Catil. 52) est la traduction littérale du début de la 3o olyuthienne.

Le jeune Marc-Aurèle, esprit plus grec que romain, étudie ce grand modèle; mais il désespère de l'imiter avec succès. C'est encore comme réformateur que Démosthène est médité par les Pères, ces éloquents organes de la réforme chrétienne. Avec quel enthousiasme en parle saint Jérôme! Par les orateurs sacrés, la renommée du grand orateur politique se maintient dans l'Orient. Julien va presque jusqu'à le copier ; Libanius l'imite, mais par des pastiches dénués d'application; Plutarque écrit sa vie et le cite souvent; Longin l'admire avec éloquence. Tous les rhéteurs de l'Asie, d'Athènes et de Rome, se font les échos de cette parole qui a remué la Grèce; et, comme si la vie de Démosthène n'avait pas été assez remplie, ils lui supposent des situations nouvelles, ils se demandent, ils demandent à leurs auditeurs quel langage elles lui auraient inspiré. Quand les ténèbres d'une longue barbarie furent dissipées, Démosthène devint parfois, sous un costume étranger, même à l'aide d'un travestissement bizarre, l'interprète des besoins nouveaux qui agitaient le monde. Les factions environnent le berceau de Pétrarque mais le poëte, en se révélant à l'Italie, espère que les Etats chrétiens vont se réconcilier, que l'Europe retrouvera la paix intérieure dans une nouvelle croisade; et, dans sa plus belle canzone 2, il répète, à son insu sans doute, quelques-uns de ces cris de guerre et de patriotisme qui avaient retenti à la tribune athénienne. Un Grec, un ancien moine du Péloponèse, Bessarion, emprunte ouvertement la même voix pour essayer d'armer la chrétienté contre

:

'Lettres de M. Aurelius et de M. C. Fronto, trad. Cassan, liv. II, 6.

2 La 5e.

par Armand

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