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allèrent habiter à Naples et qu'ils y conspirèrent contre la vie de Henri IV. Mais cette dernière hypothèse est erronée. A la vérité, ils s'étaient définitivement établis à Bruxelles, où les avait rejoints la fille de Mathias, Marie, femme de Jean Lescellier, receveur à la recette des consignations de la prévôté et vicomté de Paris. Ils y jouissaient encore d'une certaine aisance. Mais assurément ils durent y renoncer à toute manœuvre politique. Jean d'ailleurs y mourait vers 1595. Mathias, tout à fait assagi, y écrivait un petit volume: Le Rosaire de la très heureuse Vierge Marie, gonflé de vers français et latins et d'un « brief discours contenant la forme de prier et d'observer les saints mystères dudict Rosaire », dont on ne connaît qu'une édition posthume (1604). Il ne tarda pas à suivre son père dans la mort. Il avait disparu de ce monde avant 1602, laissant à ses deux enfants, Guillaume et Marie, déjà nommée, une situation difficile.

Car les biens que Jean et Mathias possédaient en France avaient été, comme on pouvait le prévoir, confisqués au profit du domaine royal. Il était habituel que le monarque ne conservât point ces biens venus à la couronne par autorité de justice. On en citerait maints exemples. Le plus souvent il les donnait, en récompense de leurs services, à ses officiers ou à quelque personnage auquel il portait affection. En vertu de ce principe, par lettres patentes et brevet de mai 1597, Henri IV concéda à des domestiques du prince de Conti: François de Bréville, sieur du Léal, de Saint-Martin, de Villiers et de Laborde, la fortune des La Bruyère.

Guillaume et Marie, héritiers naturels, se trouvaient donc lésés dans leurs intérêts. Ils n'acceptèrent point cette spoliation déguisée. Guillaume avait hérité de son grandpère le tempérament processif; il intenta une action devant le Châtelet de Paris, puis devant le Parlement. Après de longues chicanes, au cours desquelles intervint en sa faveur l'avocat général Louis Servin, il parvint à récupérer quelques bribes de l'héritage.

Mais incontestablement l'opulence de la famille décroît

à partir de cette époque. Car Guillaume ne partage point, avec ses ascendants, le sens commercial. C'est un assez bizarre sire. En 1601, occupant la charge de secrétaire de l'évêque de Paris, qu'il devait, dans la suite, abandonner pour celle de secrétaire ordinaire de la chambre du roi, il avait épousé Diane de la Mare, fille de Jean de la Mare, capitaine du château de Meudon. Il fit, avec cette jouvencelle, assez mauvais ménage. Elle lui reprochait de ne se complaire que parmi les procès. Il en fomentait de toutes sortes, particulièrement contre ses voisins de propriété en Vendômois. Ces procès duraient éternellement et absorbaient les revenus des conjoints. On croit même que Guillaume subit la prison pour dettes. Il eut, dans tous les cas, le don d'exaspérer sa femme, qui craignait, avec raison, de n'avoir plus sou ni maille pour établir les trois enfants venus au cours des années. Et l'épouse engagea contre l'époux une instance en séparation de biens. Les juges lui donnèrent d'ailleurs gain de cause.

On suppose, sans en être assuré, que Guillaume écrivaillait, comme son père Mathias. Deux opuscules d'un mérite médiocre Résurrection et triomphe de la Polette (Paris, 1615) et Réplique à l'antimalice ou Défense des femmes (Paris, 1617) pourraient lui être attribués. Ils n'ajouteraient aucune renommée au nom des La Bruyère. Ce procédurier et sa femme décédèrent à des dates imprécises. Ils laissaient, nous l'avons indiqué, trois enfants. L'aîné, Louis, contrôleur général des rentes de l'Hôtel de Ville de Paris, alla chercher femme dans un milieu étriqué et minable de paperassiers. Ayant six mille livres de dot, il ne pouvait, il est vrai, ambitionner la main d'une princesse. Elisabeth Hamonyn, qu'il épousa le 25 juillet 1644, était la fille d'un procureur au Châtelet. Elle avait six sœurs et six frères. Pour lui constituer une dot équivalente à celle de son mari, on fut obligé de vendre de pauvres terrains et d'emprunter.

Le second fils de Guillaume s'appelait Jean II. En lui se continue la lignée trafiquante et mercantile du vieux ligueur. Il demeura célibataire. Il paraît n'avoir eu, en ce

monde, d'autre amour que celui des pistoles. C'est une curieuse figure de partisan. Il tripota en maintes affaires louches et parvint à amasser une ronde fortune. Sur la fin de sa vie, pour se donner quelque apparence d'honnêteté, il acheta une charge de secrétaire du roi qui conférait la noblesse à son détenteur.

Le troisième enfant de Guillaume était une fille, Louise. On ne sait presque rien d'elle, sinon qu'elle épousa le sieur Martin de la Guyottière, chirurgien ordinaire du duc d'Anjou, frère de Louis XIV.

Jean III de La Bruyère, notre héros, va naître de Louis et d'Élisabeth Hamonyn. Nous avons, à dessein, insisté sur ses origines. Elles sont piètres. Petits officiers du roi, notables commerçants, gens de peu d'esprit et de maigre culture, volontiers frondeurs, indisciplinés, chicaniers, les représentants de cette famille ne semblent point, unis à des femmes dont aucune ne se signale par une intelligence supérieure, préparer l'éclosion d'un génie. Pourtant psychologiquement Jean III est le descendant direct de l'apothicaire-épicier. Il préférera, voilà tout, l'acte écrit à l'acte agi, ayant, plus que l'autre, nourri son cerveau. Le philosophe est de la même trempe que le ligueur. A travers le temps et les avatars, les hommes qui le séparent de lui, lui transmettent le goût latent de la rébellion. Le vieux sanglier, tapi dans sa boutique de la rue Saint-Denis, donnait du boutoir contre la royauté défaillante. Le pessimiste opprimé par les sots fera, dans la société qu'ils composent, un carnage aveugle et sans pitié. Si l'on eût pu entendre parler l'aïeul, on se fût aperçu que le style même de La Bruyère n'a cette forme savoureuse et vivante que parce qu'il emprunte sa moelle d'expressions pittoresques au vert langage de l'ancien con fiturier.

CHAPITRE II

ENFANCE ET ADOLESCENCE DE LA BRUYÈRE

Louis Ier de La Bruyère et Élisabeth Hamonyn avaient, lors de leur mariage, installé leur foyer au centre de la Cité, à proximité de l'église Saint-Christophe, probablement pour ne s'éloigner point de leurs affaires et de leur famille. Ce quartier était fort mélancolique, traversé par des rues étroites, jalonné de chapelles et de couvents. A l'horizon, Notre-Dame, protégeant les bâtiments de l'archevêché et la multitude des maisons qui vivaient de son clergé, tendait vers le ciel ses hautes tours ajourées. Voisinant avec elle, penché sur le bord de la Seine, se dressait l'Hôtel-Dieu.

Louis Ier n'avait que quelques pas à faire, le pont NotreDame traversé, pour se rendre à l'Hôtel de Ville, où l'appelait son contrôle général des rentes. Forcé, par la modestie de sa condition, de se priver des plaisirs réservés aux gens fortunés, du moins s'accorda-t-il libéralement les joies de la famille. Treize mois après son mariage, le 17 août 1645, le curé de Saint-Christophe baptisait, en effet, son premier enfant, Jean III, notre héros, sans se douter qu'il versait l'eau lustrale sur un front prédestiné à la gloire. Les parrain et marraine furent Jean II, l'oncle du côté paternel, et Geneviève Dubois, femme de Daniel Hamonyn, la tante du côté maternel.

Onze mois plus tard (18 juillet 1646), le même prêtre baptisait un second, et treize mois ensuivants (2 août 1647), un troisième enfant de messire Louis de La Bruyère. La venue au monde de ces garçons paraît être les seuls événements qui aient mouvementé l'existence du jeunc ménage. En 1650, la maison de la paroisse Saint-Chris

tophe étant devenue trop étroite pour ses hôtes, ceux-ci déménagèrent. Ils traversèrent la Seine et allèrent, sur la rive droite, gîter aux alentours de Saint-Merry. Ils se rapprochaient encore de l'Hôtel de Ville, mais ils entraient dans un quartier de négoce aux ruelles tortueuses et sales. Sans doute avaient-ils découvert là un logement plus vaste et de prix modéré. Deux nouveaux enfants, une fille et un garçon, y naissaient successivement.

Père, dès lors, de cinq rejetons, Louis de La Bruyère aurait difficilement supporté, avec ses maigres subsides, une telle charge, si trois d'entre eux n'étaient morts à quelques mois d'intervalle. Considéra-t-il que la maison de la paroisse Saint-Merry portait malheur à sa lignée? Ou bien s'entendit-il avec son frère Jean II, qui désirait avoir un logis où il pût trouver une atmosphère sympathique? Toujours est-il qu'en 1652 il transporte ses pénates rue du Grenier-Saint-Lazare. Et il est probable que ce domicile le satisfait désormais, par sa vastitude et sa commodité, car il l'occupe jusqu'à sa mort. En 1653 et 1655, deux autres enfants y naissent encore.

A cette dernière date, la famille se compose donc du père, de la mère, de l'oncle, de quatre enfants, Jean III, Louis II, Robert-Pierre, Elisabeth-Marguerite et des domestiques. Les ressources sont, nous l'avons dit, extrêmement réduites. Louis Ier possède, en effet, un capital de douze mille livres et les revenus annuels de sa fonction. Il traverse des périodes de gêne douloureuse. Parfois, pour faire face à ses dépenses, il est obligé d'emprunter. Son frère, financier retors, qui, dit-on, lui paie pension pour sa chambre, sa nourriture et son entretien, lui prête certaines sommes et jusqu'à quatre mille livres.

Un âpre sentiment de dignité dont on sent cet homme pourvu et qui survit aux humiliations de la pauvreté, lui commande d'élever ses enfants comme il fut lui-même élevé, c'est-à-dire dans le goût de la politesse et de la culture. Les quatre gamins ne seront point livrés à eux-mêmes. On croit qu'ils firent, étant encore en bas âge, un long séjour à la campagne, peut-être dans les propriétés de

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