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avait une disposition à peu près analogue. La chambre comprenait une couche à hauts piliers avec rideaux de moquette et housse de serge verte, un fauteuil ordinaire et trois autres « de commodité », une petite table de noyer. Le cabinet, où vraisemblablement le gentilhomme de M. le Duc travaillait, recélait une autre bibliothèque d'environ cent quarante-cinq volumes, quelques chaises, une table, divers bibelots sans intérêt et un « pupitre à lire monté sur son pied ». La garde-robe donnait asile au linge peu important, mais d'une qualité qui révélait les goûts raffinés de La Bruyère.

En dehors de ces deux appartements, notre héros en possédait deux autres. L'un, nous l'avons dit, était tenu à sa disposition par son frère Louis, rue des CharitésSaint-Denis. C'était en celui-ci qu'il élisait domicile lorsqu'il faisait dresser quelque acte notarié. L'autre était un petit logis de campagne situé à Sceaux-les-Chartreux, dont il partageait la propriété avec ses frères et sœur. Il se composait d'une maison, d'un jardin et de «< cinq arpents huit perches de terres et pré ». La Bruyère y avait relégué de vieux meubles, qu'il utilisait quand le désir de respirer un peu d'air sain et de contempler des visages rustiques le déterminait à quitter, pour quelques jours, ses maîtres et leur séquelle.

Il paraît avoir accordé sa prédilection à la demeure de Versailles. On y trouve, en effet, une bibliothèque plus importante et presque tout son linge. On y rencontre la fameuse guitare avec laquelle, dansant devant le grand Condé, il accompagnait de quelques rythmes ses évolutions. On y voit enfin figurer aux murailles, bellement encadré dans un tour de bois doré, le portrait de Bossuet. La présence de ce portrait suffirait à prouver la préférence de La Bruyère pour la résidence versaillaise. C'est, nous n'en doutons pas, sous le regard bienveillant de l'évêque de Meaux, imprégné de ses idées, inspiré par ses sermons, assuré de son approbation et de sa protection, qu'il élabore sa censure de la société ou, du moins, qu'il la termine.

Car, à notre avis, les années 1686 et 1687 passent tout entières à reviser un texte commencé aux environs de 1666 et à en polir le style. Le discours sur Théophraste et la traduction des Caractères de cet auteur sont achevés. Il est dans la période des hésitations. Soumettra-t-il ou ne soumettra-t-il pas au public cette traduction en somme d'une utilité relative? Y ajoutera-t-il ou n'y ajoutera-t-il pas les Caractères modernes, qu'il écrivit dans l'ombre et sans avoir jamais mis personne au courant de ce travail mystérieux? Il ne sait à quoi se résoudre. Il doute, et de son exactitude de traducteur, et de son talent de moraliste. Il craint de n'avoir recueilli que billevesée et de soulever devant son œuvre autant de risée que devant sa gauche personne.

Finalement, il prend un grand parti. Il ira demander conseil aux «< habiles ». Il est en relations, sans doute depuis le mariage de son frère Louis, avec Nicolas Boileau Despréaux. Cet homme redresse les torts de la littérature. Il est savant. Il use, en toutes circonstances, d'une franchise brutale. Il n'hésitera pas à lui dire ce que valent exactement ses pages. Si la consultation lui est défavorable, il les ensevelira à jamais dans un tiroir.

A la dernière minute, cependant, il décide de n'emporter que la traduction de Théophraste. Un carrosse le conduit. à Auteuil où le satirique chemine sous la voûte embaumée de ses arbres, parmi ses parterres en broderie. «< Maximilien, écrit, le 19 mai 1687, Boileau à Racine, m'est venu voir à Auteuil et m'a lu quelque chose de son Théophraste. » Maximilien, l'homme aux maximes, selon Destailleurs, c'est La Bruyère. Quel dommage que Boileau ne nous ait rien rapporté de leur entretien! Le versificateur dut se montrer satisfait du traducteur. Car celui-ci revint à Versailles plein de confiance.

Sa traduction était donc suffisante. Mais ses Caractères méritaient-ils de figurer à la suite? Pour s'en convaincre, il résolut de consulter des personnages plus que lui capables de juger si quelque sympathie les attendrait dans le monde. « Voilà de quoi, lui dit M. de Malezieu,

vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis. - Vous aurez, lui répondirent d'autres, tous les critiques à dos. » Le président Cousin se cantonna dans l'appréciation qu'on lui demandait : « Ce livre est passable »>, déclara-t-il sentencieusement.

Tout cela était peu encourageant. D'une part, on ne lui donnait aucune assurance que son œuvre eût quelque mérite. De l'autre, on lui promettait des haines et des vengeances. Pouvait-il cependant être confondu avec l'un de ces pauvres écrivassiers, faiseurs de pamphlets, subrepticement imprimés et vendus sous le manteau? N'avait-il donc, durant vingt années, soigneusement recueilli des faits et ciselé des phrases que pour être mis au ban de la société et passer pour un bas marchand de calomnies?

Trouverait-il seulement un éditeur qui consentît à publier, à grands frais, cette prose peu vendable et susceptible de lui attirer des nasardes? Il était heureusement l'ami d'un libraire de la rue Saint-Jacques. Souventes fois, il se rendait dans la boutique de cet homme où il rencontrait quelques doctes avec lesquels il s'entretenait de philosophie et autres matières. Quand il s'y trouvait seul, il feuilletait, comme c'était l'habitude, les publications nouvelles, achetant les plus importantes. Il avait même pris en amitié la fille de ce libraire qui embellissait de son sourire la sombre boutique.

Il s'en alla un jour chez Estienne Michallet, chargé de son manuscrit. L'homme était, par hasard, sans chalands, et il osa lui parler de sa marchandise:

Voulez-vous, lui dit-il, sortant ses papiers de sa poche, imprimer ceci?

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Et il lui tendit Les Caractères. Puis il ajouta :

Je ne sais si vous y trouverez votre compte, mais, en cas de succès, le produit sera la dot de ma petite amie. Et il caressa la fillette qui s'était blottie dans ses genoux. Le libraire fit la moue. Assurément les traductions trouvaient quelques acheteurs, mais encore fallait-il qu'elles fussent de gens illustres, comme jadis M. Perrot d'Ablancourt, et fort lancés dans les cercles de savants. Néanmoins,

il tenterait l'affaire par affection pour M. de La Bruyère. Et, incontinent, il en commença l'impression. Le 14 octobre 1687, il faisait enregistrer, sur les registres de la communauté des libraires, un privilège. En janvier, La Bruyère avait en mains quelques exemplaires du volume. Et il est probable que ses terreurs le reprirent à ce moment et qu'il souhaita encore connaître l'opinion de quelques nouveaux juges sur son œuvre. Il s'adressa, cette fois, à un courtisan qui avait beaucoup pratiqué les antichambres du Louvre, les salons, tous les milieux où se font et se défont les gloires périssables de ce monde, le marquis de Termes. Celui-ci n'était guère qualifié que pour estimer si La Bruyère courait la chance de végéter à la Bastille. Son avis ne nous a pas été conservé. Mais il prouva, du moins, qu'il avait beaucoup d'esprit en sollicitant aussitôt l'expertise littéraire de Bussy-Rabutin. Ce cousin de Mme de Sévigné pouvait apporter un réconfort à La Bruyère. Il écrivait avec élégance, il connaissait le monde. Ayant lui-même, pour son Histoire amoureuse des Gaules, tâté de la « boîte aux cailloux », selon le mot de Gui Patin, il savait dans quelle mesure un auteur a le droit de censurer autrui et à quel endroit son audace se doit exactement arrêter pour ne lui valoir point de désagrément. Or, le comte de Bussy-Rabutin manifesta aussitôt son émerveillement :

J'ai lu avec grand plaisir, monsieur, écrivit-il au marquis de Termes, la traduction de Théophraste: elle m'a donné une grande idée de ce Grec; et, quoique je n'entende pas sa langue, je crois que M. de La Bruyère a trop de sincérité pour ne l'avoir pas rendu fidèlement. Mais je pense aussi que le Grec ne se plaindrait pas de son traducteur, de la manière dont il l'a fait parler français.

Si nous l'avons remercié, comme nous l'avons dû faire, de nous avoir donné cette version, vous jugez bien quelles actions de grâces nous avons à lui rendre d'avoir joint à la peinture des mœurs des anciens celle des mœurs de notre siècle. Mais il faut avouer qu'après nous avoir montré le mérite de Théophraste par sa traduction, il nous l'a un peu obscurci par la suite. Il est entré plus avant que lui dans le cœur de l'homme;

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y est même entré plus délicatement et par des expressions plus fines. Ce ne sont point des portraits de fantaisie qu'il nous a donnés il a travaillé d'après nature, et il n'y a pas une décision sur laquelle il n'ait eu quelqu'un en vue. Pour moi, qui ai le malheur d'une longue expérience du monde, j'ai trouvé à tous les portraits qu'il m'a faits des ressemblances peut-être aussi justes que ses propres originaux, et je crois que, pour peu qu'on ait vécu, ceux qui liront son livre en pourront faire une galerie. Au reste, monsieur, je suis de votre avis sur la destinée de cet ouvrage qui, dès qu'il paraîtra, plaira fort aux gens qui ont de l'esprit, mais qu'à la longue il plaira encore davantage. Comme il y a un beau sens enveloppé sous des tours fins, il sautera aux yeux, c'est-à-dire à l'esprit, à la revision. Tout ce que je viens de vous dire vous fait voir combien je vous suis obligé du présent que vous m'avez fait, et m'engage à vous demander ensuite la connaissance de M. de La Bruyère. Quoique tous ceux qui écrivent bien ne soient pas toujours de fort honnêtes gens, celui-ci me paraît avoir dans l'esprit un tour qui m'en donne bonne opinion et qui me fait souhaiter de le connaître.

Cet enthousiasme suffit à rassurer La Bruyère. BussyRabutin ne passait point pour un flatteur. Il l'avait prouvé aux dépens de sa fortune. S'il louait Les Caractères, c'est que ceux-ci lui avaient paru dignes d'une louange. Fort de cette approbation, le moraliste laissa son œuvre suivre son destin.

Le succès fut immédiat. Plusieurs auteurs, à la vérité, avaient déjà parlé avec quelque indépendance de la cour, des grands, du clergé, des gens de robe, des financiers et des femmes. Nul ne l'avait fait avec cette vigueur et cette âpreté. C'est cette critique, formulée avec une rudesse qui n'exclut pas l'art des nuances et des images, qui, tout d'abord, séduisit le public. Ménage, pédant qui, pourtant, semblait mal prédisposé à goûter un style si éloigné de son concept de la perfection en cette matière, Ménage, «< savantasse », étymologiste et furieux exégète, un des premiers proclama son ravissement :

M. de La Bruyère, dit-il, peut passer parmi nous pour auteur d'une manière d'écrire nouvelle. Personne avant lui

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