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perdre le moindre moment destiné à nos études; c'est sur quoi je m'opiniâtre et ne me rends point.

Le jeune homme sait d'ailleurs que son précepteur, responsable de son savoir, n'est pas disposé à lui marquer une indulgence coupable. La Bruyère dit, en effet, à Condé : <«< Quand je le serai moins (content), je ne vous le dissimulerai pas; je le lui ai déclaré (au duc de Bourbon) nettement, et cela a fait très bon effet. >>

Malheureusement la sagesse et les bonnes résolutions ne durent guère. L'élève s'intéresse à l'histoire et y prend « quelque goût ». De-ci, de-là, La Bruyère indique aussi que quelques bribes des matières qu'il lui apprend lui demeurent dans la cervelle. Mais, le plus souvent, ses éloges modérés cachent de douloureux mécomptes. Et, de nouveau, il est obligé d'en appeler aux semonces du grandpère : « Il me faut, pour le réduire, une mutinerie qui ne se comprend pas sans l'avoir vue. Son Altesse a besoin que vous lui déclariez, monseigneur, que vous voulez très absolument qu'il sache très bien la géographie. Cela peutêtre me soulagera. >>

M. le Prince comprend-il cette sévérité? N'en veut-il point à La Bruyère d'être le seul à se plaindre dans l'entourage du duc de Bourbon? Car, comme pour donner tort au précepteur, les jésuites et tous ceux qui approchent son élève peignent avec des dithyrambes la conduite de ce dernier. Le Père La Chaise l'a trouvé « crû, bien fait, honnête et judicieux ». Les élogistes pullulent. Le petit prodige demeure, en dépit de ses impertinences et des soufflets qu'il distribue prodigalement, un petit prodige.

De sorte que, malgré ses efforts et ses combats continus, La Bruyère n'avance qu'à pas infimes dans sa tâche d'éducateur. Il est, en outre, gêné perpétuellement dans cette tâche par les déplacements multiples auxquels on l'astreint. Sa chambre de Chantilly ne lui appartient pas en propre. Il doit la céder aux personnages de la suite des princes dès qu'il se produit quelque presse au château. Il séjourne tantôt à Paris, tantôt à Versailles, tantôt à Fontainebleau.

Là les études sont entrecoupées par les divertissements et leur nuisent. Pendant la période de carnaval, le duc de Bourbon est détourné du travail par la préparation des mascarades, des carrousels, des ballets. Tel jour, au milieu d'une leçon, un tailleur sentencieux vient essayer l'habit que Son Altesse portera au prochain bal du roi. Quand le jeune homme revient à son pupitre, il a oublié l'enseignement de la veille et il songe au plaisir du lendemain. Et comme, par la fréquentation de la cour, il a davantage que La Bruyère saisi le mécanisme de l'étiquette, il lui rit au nez, s'il commet quelque erreur en commentant l'Etat de la France. Et des officiers subalternes font des gorges chaudes des bévues de M. le précepteur.

Celui-ci subit toutes les humiliations sans dire mot. Le papier où chaque jour il consigne ses observations est l'unique confident de sa tristesse. Car les jésuites Alleaume et du Rosel qui se vantent de le consoler sont trop désireux de conserver la bienveillance des princes pour pactiser avec lui. Ses relations avec le grand Condé sont assurément cordiales, faites d'estime réciproque, mais distantes malgré tout et sans affectueuse condescendance de la part du vieil ermite. La Bruyère admire ce héros tombé dans la dévotion, bien qu'il en ait reçu maint camouflet. Car M. le Prince ne perdit point jusqu'à la mort son humeur persifleuse. Il savait que le précepteur de son petit-fils se défendait âprement, malgré son allure grave, et son mutisme, et sa gaucherie, d'être un pédant et qu'il s'efforçait de dompter son caractère pour ne point paraître dépaysé dans le monde. Il l'invita, certain jour, à danser devant lui en pinçant de la guitare. Ce dut être un spectacle aussi ridicule que celui de Richelieu voltant en habit de freluquet dans l'alcôve d'Anne d'Autriche. M. le Prince goûta cette comédie, applaudit par devant et railla par derrière. Le balleur, gonflé de grec, connut la raillerie. Mais, sans doute, M. le Prince sut-il adoucir la blessure d'amour-propre, car La Bruyère ne semble lui garder point de rancune dans les courts passages des Caractères où il parle de lui.

Son commerce avec M. le Duc dut être infiniment plus pénible. Il ne nous en a rien rapporté que l'on puisse avec certitude utiliser. En somme, dans cette maison brillante, il semble avoir vécu dans une solitude totale, méprisé par d'anciens laquais comme Gourville, à cause de son titré et de son apparence de philosophe, privé d'honneurs, privé même de ces distractions que l'on prodiguait à des sots dénués «< d'yeux pour voir... d'oreilles pour entendre..., d'esprit pour connaître et juger », considéré comme un fou par quelques-uns et, ce qui est pire, comme un rabat-joie par les autres.

Cependant, tandis que les mois passaient, les projets de M. le Duc s'étaient précisés. L'ambition principale de M. le Duc était, en ce monde, d'obtenir les grandes entrées auprès du roi. Malgré des bassesses et des vilenies sans nombre, il n'était point parvenu à les obtenir. Un tel insuccès le rendait malade de dépit. Il prouvait, en outre, que le crédit des Condé baissait de plus en plus. Ne pouvant, pour son propre compte, capter cette faveur royale, du moins voulait-il, à tout prix, la procurer à son fils. Il manœuvrait dans ce dessein depuis de longues semaines, et Gourville, négociateur avisé, s'employait au triomphe de ses désirs.

Tous deux songèrent que le meilleur moyen d'atteindre à ce piètre but était de donner pour femme à Louis III de Bourbon une bâtarde de Louis XIV. Ils jetèrent les yeux sur Mlle de Nantes, fille du monarque et de Mme de Montespan. Une telle mésalliance n'honorerait point la maison de Condé. Mais la maison de Condé n'avait pas l'habitude de reculer devant ces niaiseries en perspective d'un bel établissement ou de quelque accroissement de fortune. Elle avait jadis accepté une nièce du cardinal de Richelieu, de noblesse inférieure, mais qui apportait des écus et la profitable protection du ministre. Elle pouvait donc se lancer dans une aventure qui la ferait assurément moins déchoir.

Louis XIV avait pour ses enfants naturels une tendresse toute particulière. Il désirait leur donner une situation

qui les mît à jamais à l'abri des embûches de la vie. Il accueillit avec bénignité les ouvertures que lui firent M. le Duc et Mme de Montespan, momentanément alliés pour la réussite de cette affaire. Mme de Maintenon, de son côté, appuyait de tout son pouvoir cette machination. Elle avait élevé Mlle de Nantes et rêvait d'unir la jeune fille à un prince du sang. Le grand Condé, d'autre part, considérait comme avantageux le mariage, dans ces conditions, de son petit-fils. En somme, dans cette combinaison, il y avait à gagner pour tous les intéressés. On liait la laideur à la grâce, mais l'une apportait la gloire du nom et l'autre la fortune.

Saint-Simon s'est chargé de portraiturer les futurs conjoints. De l'élève de La Bruyère, il dit :

C'était un homme très considérablement plus petit que les plus petits hommes, qui, sans être gras, était gros de partout, la tête grosse à surprendre et un visage qui faisait peur. On disait qu'un nain de Mme la Princesse en était cause. Il était d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux, mais en tout temps si fier, si audacieux qu'on avait peine à s'accoutumer à lui. Il avait de l'esprit, de la lecture, des restes d'une excellente éducation, de la politesse et des grâces même quand il voulait, mais il voulait très rarement. Il n'avait ni l'avarice, ni l'injustice, ni la bassesse de ses pères, mais il en avait toute la valeur... Il en avait aussi toute la malignité et toutes les adresses pour accroître son rang par des usurpations fines et plus d'audace et d'emportement qu'eux encore à embler. Ses mœurs perverses lui parurent une vertu, et d'étranges vengeances qu'il exerça plus d'une fois, et dont un particulier se serait bien mal trouvé, un apanage de sa grandeur. Sa férocité était extrême et se montrait en tout. C'était une meule toujours en l'air qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n'étaient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, et des chansons qu'il savait faire sur-le-champ qui emportaient la pièce et qui ne s'effaçaient jamais... D'amis, il n'en eut point, mais des connaissances plus familières, la plupart étrangement choisies... Ce naturel farouche le précipita dans un abus continuel de tout... et, si ce terme pouvait convenir à un prince du sang, dans cette sorte d'insolence qui a plus fait détester les tyrans que leur tyrannie même.

Le même mémorialiste dit de Mlle de Nantes :

Dans une taille contrefaite, mais qui s'apercevait peu, sa figure était formée par les plus tendres amours, et son esprit était fait pour se jouer d'eux à son gré sans en être dominé. Tout amusement semblait le sien; aisée avec tout le monde, elle avait l'art de mettre chacun à son aise; rien en elle qui n'allât naturellement à plaire avec une grâce non pareille jusque dans ses moindres actions, avec un esprit tout aussi naturel, qui avait mille charmes. N'aimant personne, connue pour telle, on ne se pouvait défendre de la rechercher, ni de se persuader, jusqu'aux personnes qui lui étaient le plus étrangères, d'avoir réussi auprès d'elle. Les gens même qui avaient le plus lieu de la craindre, elle les enchaînait, et ceux qui avaient le plus de raison de la haïr avaient besoin de se les rappeler souvent pour résister à ses charmes. Jamais la moindre humeur, en aucun temps; enjouée, gaie, plaisante avec le sel le plus fin, invulnérable aux surprises et aux contretemps, libre dans les moments les plus inquiets et les plus contraints, elle avait passé sa jeunesse dans le frivole et dans les plaisirs qui, en tout genre et toutes les fois qu'elle le put, allèrent à la débauche. Avec ces qualités, beaucoup d'esprit, de sens pour la cabale et les affaires, avec une souplesse qui ne lui coûtait rien; mais peu de conduite pour les choses de long cours, méprisante, moqueuse, piquante, incapable d'amitié et fort capable de haine, et alors méchante, fière, implacable, féconde en artifices noirs et en chansons les plus cruelles dont elle affublait gaiement les personnes qu'elle semblait aimer et qui passaient leur vie avec elle. C'était la sirène des poètes, qui en avait tous les charmes et les périls...

Les deux jeunes gens semblaient faits pour s'entendre. On multiplia les occasions de rencontre. L'élève de La Bruyère négligea davantage ses études. A un bal masqué, il parut déguisé en mouton; à un autre, en Hongrois. Il commanda, au carrousel que l'on donna à Versailles en avril 1685, le quadrille des. Zégris. Il fut admis à faire sa cour. Puis on précipita les choses, bien que le duc de Bourbon n'eût que dix-sept ans et sa fiancée treize. Le 24 mai, on avait bâti le contrat et on le lut aux deux enfants. Le roi dotait sa fille naturelle de cinq cent mille écus d'or. Le 23 juillet, les fiançailles étaient célébrées devant toute la

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