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de son père. Il battait ses camarades. Il injuriait ses gens. Des bagatelles l'occupaient sans cesse. On n'arrivait jamais à fixer son attention. Il manifestait une répulsion pour toutes les sciences. Et, dans les disputes publiques sur des matières de philosophie ou d'histoire, il se montrait fort inférieur à ses condisciples.

M. Deschamps, aidé par le médecin Bourdelot qui avait la charge de la santé du jeune prince, ne cachait point que les panégyriques des jésuites pervertissaient l'adolescent. Il préconisait avec opiniâtreté « de le jeter dans le monde ». Le « collège et les pédants, écrivait-il, ne sont pas de grande utilité ». Il espérait que le contact avec des personnes indépendantes et raisonnables refrénerait l'incivilité et la violence de son élève. Il y eut entre lui et les jésuites, qui sentaient sa désapprobation, lutte furieuse d'influences. Mais M. Deschamps ne pouvait combattre avec avantage de si puissants adversaires. M. le Prince et M. le Duc se souvenaient qu'ils avaient été l'un et l'autre initiés aux lettres et aux sciences par la Société de Jésus. Cela les inclinait à ménager des Pères dont ils conservaient bon souvenir. Le duc de Bourbon demeura donc au collège Louis-le-Grand.

M. Deschamps, de santé précaire, peut-être aussi dégoûté de constater que ses soins restaient sans résultat appréciable, fit prévoir qu'il se retirerait bientôt. Diverses circonstances le déterminèrent à la retraite prématurée. M. le Duc avait souhaité que son fils vît le monde et y prît les manières indispensables. M. Deschamps le conduisit donc chez Mme de La Fayette qui réunit en son honneur quelques personnages illustres. Le duc de Richelieu et sa femme, cette demoiselle Anne du Vigean qui participa jadis aux bavardages de l'Hôtel de Rambouillet, accoururent chez leur amie pour l'aider à apprivoiser le petit prince. Mais celui-ci n'était pas encore décrassé de sa grossièreté coutumière. On lui arracha difficilement quelques phrases et, contre l'évidence, il s'obstina à nier que le nom même de Richelieu lui fût connu.

Dès lors, M. Deschamps désespéra. En toute circons

tance son élève lui faisait l'affront de ne rien connaître des choses dont il avait gonflé sa mémoire. Il n'était pas le seul à désespérer. M. le Duc voulut, un beau jour, produire à la cour le jeune phénomène. Des maîtres s'évertuèrent à lui apprendre la danse. Ils n'y parvinrent point, et vainement M. le Duc menaça, injuria, fouetta le garçon entêté.

Il advint donc ce qui devait advenir. M. Deschamps renonça à prolonger sa peine. Il demanda à M. le Prince un congé. On le lui accorda. Le duc de Bourbon d'ailleurs venait de terminer ses études au collège Louis-le-Grand. On songeait déjà, bien qu'il n'eût que seize ans, à le marier. Cependant M. le Prince, s'étant aperçu qu'il ne possédait que les rudiments de l'histoire et des mathématiques, exigeait que son éducation fût continuée. La Bruyère eut donc pour mission de lui enseigner l'une, et le sieur Joseph Sauveur les autres.

La Bruyère avait espéré qu'on lui abandonnerait toute la besogne de cette éducation incomplète et que, par suite, il en aurait le profit et l'honneur. La présence de Joseph Sauveur commença à le désillusionner. Les jésuites, en outre, montrèrent qu'ils n'avaient point le dessein de se désintéresser de leur élève. Deux d'entre eux, les Pères Alleaume et du Rosel, obtinrent de lui qu'il sollicitât, pour quelque temps encore, leur concours. Ils s'installèrent, dès que l'autorisation leur en fut donnée, au château de Chantilly ou, comme ils disaient, « au collège de Chantilly >>. La Bruyère considéra comme abusive leur ingérence dans son domaine. Il se garda d'exprimer ses sentiments. Il fit même bon ménage avec ses collaborateurs, d'ailleurs pleins d'aménité. Sa chambre voisinait avec la leur. Il leur dut de connaître le Père La Chaise, qu'il silhouetta, sous le nom de Ménophile, dans les Caractères.

On ne sait à peu près rien des premières leçons du nouveau maître. Étienne Allaire et le R. P. Chérot (1) ten

(1) Étienne ALLAIRE, La Bruyère dans la maison de Condé, Paris, Firmin-Didot, 1886, 2 vol. in-8o; R. P. CHÉROT, Trois éducations

tèrent d'élucider le mystère de son enseignement. Le premier de ces auteurs surtout donna, au milieu d'un énorme fatras de digressions, quelques renseignements utiles, tirés en partie des archives de Chantilly, en partie des lettres de La Bruyère.

Les Pères Alleaume et du Rosel présidaient à la culture religieuse du jeune prince, l'instruisant sur l'histoire sainte. Joseph Sauveur professait les sciences militaires, l'arithmétique et la géométrie que suivfait bientôt la fortification. Il y avait, en outre, des maîtres de danse, d'armes, d'équitation et, comme professeur de dessin, le fameux Perelle.

La Bruyère, de son côté, enseignait l'histoire politique et la géographie, sans laquelle la première demeurerait incompréhensible, la généalogie de la maison de France. et des principales maisons étrangères. Il prodiguait, à l'aide de l'Etat de la France, les lumières sur le gouvernement et l'administration du royaume et sur le cérémonial de la cour. Il initiait son élève, en traduisant avec lui les Métamorphoses d'Ovide, à la mythologie. Enfin, en lui lisant et commentant les Principes de Descartes, il lui fournissait la possibilité de raisonner avec clarté et méthode et de penser avec quelque profondeur.

En somme, son rôle était-il le plus important. Il avait même quelque contrôle, ce semble, sur l'enseignement de Joseph Sauveur. Son système d'éducation était peu complexe : il lui avait été indiqué par M. le Prince : « Je viserai toujours, écrivait-il, à ce qu'il (le duc de Bourbon) emporte de toutes mes études ce qu'il y a de moins épineux et qui convient davantage à un grand prince. » Il avait tout de suite vu que le jeune duc entendait plus volontiers et << sans peine tout ce qui est de pure pratique ou, du moins, ce où il y a plus de pratique que de spéculation ». Il devait donc adoucir l'amertume des études théoriques, les embellir, les insinuer dans ce cerveau rebelle en leur communiquant de l'attrait.

princières au dix-septième siècle. Lille, Desclée, de Brouwer et Cie, 1896, in-8°.

Mais, pour y arriver, il eût souhaité avoir la direction entière de cet esprit brouillon et inattentif.

Je voudrais, dit-il à M. le Prince, de toute mon inclination avoir six grandes heures par jour à bien employer auprès de Son Altesse je vous annoncerais d'étranges progrès, du moins pour mon fait et sur les choses qui me regardent. Et si j'avais l'honneur d'être chargé de tout, comme j'ai eu le plaisir de le croire, j'en répondrais aussi sûrement; mais j'ai des collaborateurs, et qui font mieux que moi et avec autant de zèle.

Or M. le Prince, non plus que M. le Duc ne se souciaient de lui marquer, surtout à l'origine, tant de confiance. Le premier lui impose même un programme dont il ne devra point s'écarter. Le lundi, le mardi et le mercredi, « géographie jointe aux gouvernements »; le jeudi, le vendredi et le samedi, histoire et généalogie; le dimanche, histoire et fable. M. le Prince surveille étroitement la nouvelle éducation de son petit-fils, du moins autant que cela lui est possible, éloigné de lui. Souvent, il rectifie les propositions du précepteur. Celui-ci ne proteste pas : « Quelque idée qui me vienne, écrit-il, et quelque nouvel établissement que je fasse au sujet des études de M. le duc de Bourbon, je déménage sans peine pour aller là où il plaît à Votre Altesse. » Peut-être eût-il préféré qu'on lui laissât plus de liberté. On le force un peu trop, en effet, à rendre des comptes perpétuels. Tantôt M. le Prince, tantôt M. le Duc, tantôt Mme la Duchesse interrogent l'élève sur les leçons apprises. Ils se plaignent si La Bruyère néglige de leur indiquer, par lettre, les matières examinées et les résultats obtenus.

Cette persécution énerve visiblement le précepteur. Il a besoin, pour patienter, d'avoir, de temps à autre, des satisfactions venues du dehors. Deux hommes, heureusement, les lui procurent. Le Père La Chaise, un jour, lui rapporte avoir entendu dire au roi « que M. le duc de Bourbon n'a auprès de lui que d'honnêtes gens et des gens connus ». La certitude d'être apprécié de Louis XIV est douce au cœur de La Bruyère. Mais peut-être le Père La

Chaise n'a-t-il voulu lui donner qu'un encouragement. Comment ajouter foi aux paroles d'un homme qu'il a caractérisé de cette sorte:

Ménophile emprunte ses mœurs d'une profession et d'une autre son habit; il masque toute l'année, quoique à visage découvert ; il paraît à la cour, à la ville, ailleurs, toujours sous un certain nom et sous le même déguisement. On le reconnaît et on sait quel il est à son visage.

La sollicitude de Bossuet lui est bien davantage précieuse. Lorsque, par hasard, le prélat quitte, pour Paris, son évêché, il vient écouter les leçons de La Bruyère. Il les trouve excellentes et il le dit. Et ce que dit l'ancien précepteur du dauphin est considéré comme parole d'évangile. M. le Prince, M. le Duc et tous les courtisans à la suite sont sur l'heure prêts à témoigner que le moraliste est le meilleur maître de France. Puis ils oublient l'approbation de l'évêque, et la vie reprend son train ordinaire.

Et La Bruyère se replonge dans l'écœurement de sa besogne monotone, espionnée, raillée, mésestimée par beaucoup. Il a une peine extrême à cultiver la mémoire du jeune duc. Il doit perpétuellement répéter, ressasser, rabâcher les mêmes choses pour que l'autre ait quelque chance de les retenir. Il doit vaincre des distractions, des inapplications, une frivolité difficilement refrénées. Parfois, il n'y parvient pas. Il supplie alors M. le Prince d'intervenir. La plume autoritaire fait des remontrances violentes. Le jeune homme redoute des châtiments. Il montre, pour quelque temps, une attention moins dispersée :

Une lettre que (Votre Altesse) a écrite il y a bien quinze jours à M. le Duc à fait ici le mieux du monde : je m'en suis trouvé soulagé par un renouvellement d'attention qui m'a fait deviner, Monseigneur, que vous aviez parlé sur le ton qu'il faut et M. le Duc me l'a confirmé.

Plus tard, La Bruyère écrit encore :

La distraction diminue de jour à autre et (Son Altesse) m'a promis aujourd'hui de s'en corriger entièrement et de ne pas

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