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paroles. C'était un lieu d'orgies et de débauches, d'où tout respect des institutions sur lesquelles se fondent les sociétés policées était banni.

Il est improbable que La Bruyère ait été l'hôte habituel de ces deux bureaux d'esprit. Sa foi très profonde, très austère, très grave, cette foi héritée de ses ancêtres les ligueurs, cette foi que l'on perçoit à de nombreux passages de son livre, lui défendait de pactiser, quelle que fût son animosité contre l'injustice des conditions sociales de son temps, avec des groupes libertins. Néanmoins on peut croire, à certains indices, qu'il eut un contact rapide avec eux. Ce n'est pas, dans tous les cas, en ces maisons qu'il apprit à connaître la société mondaine qu'il critique énergiquement au point de vue moral comme au point de vue extérieur. On se perd en conjectures sur ses relations ordinaires et sur les milieux qu'il a traversés. On aurait même, croyons-nous, tout à fait tort de considérer comme des gens même superficiellement fréquentés par lui les personnages dont il trace les portraits. Un prince de Mecklembourg, par exemple, dont il fixe à jamais l'image falote, ne peut avoir été qu'aperçu par lui au cours de ses séjours en France. Il ne l'a nullement approché. Il n'a même nullement désiré l'approcher. Il sait beaucoup de faits par ouï-dire. Chacun de ses caractères est une généralisation. S'il a contemplé et pensé, il a surtout, « enseveli dans le cabinet..., cherché, consulté, confronté, lu toute sa vie ». Son œuvre est faite d'innombrables documents humains assemblés patiemment et d'innombrables documents extraits des livres.

Car La Bruyère employa une partie de ces années dont nul ne peut, en l'état actuel de nos connaissances, dire précisément les occupations, à meubler son cerveau. Il était un partisan résolu des anciens et, dans la querelle des anciens et des modernes, il soutiendra la cabale des premiers. Il se familiarisa done avec leur littérature, leur philosophie, leur histoire. Mais il ne dédaigna point les modernes. Les poètes du seizième siècle furent l'objet de ses études. Successivement il s'appesantit sur les œuvres

de Ronsard, Marot, Remy Belleau, Jodelle, du Bartas, que l'on avait singulièrement oubliés à son époque. Il approfondit Montaigne, pour lequel il professait une admiration non voilée. Amyot, traducteur de Plutarque, et Nicolas Coeffeteau, évêque de Marseille, auteur d'un Tableau des passions humaines, retinrent longtemps, par l'excellence de leur style, sa sympathie émerveillée. Devant l'œuvre de Rabelais, il ne sut jamais quel sentiment adopter, en définitive, ou de l'estime, ou du blâme. Son incertitude se reflète dans ce passage:

Son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme; c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse, et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c'est le charme de la canaille; où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats.

Il approuva les règles inflexibles de Malherbe et de son élève, Racan, règles qui avaient pour dessein de rendre à la langue sa clarté et sa concision, compromises par le verbalisme de la Pléiade. Il accusa Théophile, peut-être avec quelque incompréhension ou quelque partialité, de négligence. A ce doux amant de la nature, et qui lui dédia des strophes d'une parfaite beauté, il reprocha amèrement de n'en être que le romancier désordonné. Il louangea Balzac et Voiture, accordant au pédant les mêmes qualités qu'au précieux et considérant, avec quelque justice, que tous deux péchèrent par des défauts identiques. Il exalta le sublime de Corneille. En Racine, il discerna le psychologue. En Molière, il sentit une fraternité délicieuse d'esprit et de cœur, nullement de style. Il goûta, mais sans enthousiasme, La Fontaine. On ne distingue pas très aisément quelle fut son opinion sur Boileau. Il l'avait, quand il en parla, souventes fois rencontré sur le chemin d'Horace auquel tous deux empruntèrent, et cela le gênait pour le complimenter ou pour en médire congrûment. Il

exécrait de piètres historiens comme Varillas et de lamentables théologiens comme le père Maimbourg, contempteur du calvinisme. Du Révérend Père Bouhours et de Bussy-Rabutin il a vanté les mérites, mais on ne doit point tenir compte de cette approbation, car elle est intéressée.

Nul doute que toutes les productions contemporaines ne fussent examinées, pesées, jugées par lui. Qu'elles se produisissent à l'église, dans le monde, au théâtre, les manifestations de l'esprit trouvaient en lui un spectateur attentif et désireux de comprendre. Il n'en a dit que l'essentiel en matière d'art surtout, et ce qu'il voulait en dire, et ce qu'il fallait en dire. Il n'était point un critique l'arrêt qu'il prononce contre le Mercure galant, dont il stigmatise la puérilité, est un accident dans son œuvre, suscité par quelque rancune personnelle. Il est et veut rester moraliste. A ce titre, il assistera aux sermons des prédicateurs, avec lesquels il a de nombreux points de contact. A ce titre également, il étudiera Pascal auquel volontiers il emprunte, et La Rochefoucauld, amer pessimiste comme lui, lequel lui sert peut-être de modèle. Mais ce n'est point, à notre avis, à ces grands écrivains qu'il doit le meilleur de son inspiration. Le dix-septième siècle pullule de minces moralistes et de satiriques, dont La Bruyère n'est que l'aboutissement parfait. Toutes leurs voix réunies chantent dans la sienne. M. Maurice Lange signale les bizarres similitudes que l'on rencontre entre les Caractères et les Discours satiriques et moraux de Louis Petit. Mais, dès le début du siècle, un Mathurin Regnier, un Pierre du Ryer et tant d'autres avaient déjà révélé les bassesses des seigneurs et des courtisans qui formaient le cortège royal. Si La Bruyère passe sous silence leurs œuvres, cela n'implique point qu'il les ait ignorées. Un homme docte, comme il le décrit en un passage de son livre, s'efforce de tout connaître.

Nous avons vu qu'il entendait le grec et qu'il ne craignait point d'être considéré, à cause de cela, comme «< un grimaud » et comme « un philosophe ». Il professait que

«l'étude des textes ne peut jamais être assez recommandée ». C'est, ajoutait-il, « le chemin le plus court, le plus sûr et le plus agréable pour tout genre d'érudition ». Il est donc naturel qu'au cours de ses incursions dans la littérature, l'histoire et la philosophie de l'antiquité, il se soit arrêté avec délices devant l'œuvre de Théophraste. Elle plaisait à son tempérament. Il la parcourut tout d'abord pour sa propre dilection. « Il ne se voit rien, écrivit-il, parlant des Caractères, où le goût attique se fasse mieux remarquer, et où l'élégance grecque éclate davantage. On l'a appelé un livre d'or. » Par jeu, par dilettantisme, par admiration, il entreprit, ignorant qu'il en existait une récente translation en français, de la traduire. Il n'avait, accomplissant cette tâche, aucun dessein particulier. Elle complétait, voilà tout, le programme de travail intellectuel qu'il s'était imposé. C'était un exercice profitable.

Ainsi emplit-il, pendant dix années, les jours mélancoliques. Il est pénible de ne pouvoir mieux pénétrer les mystères de ce grand esprit. Pour le moment, du moins, on ne réussit pas davantage à déchiffrer l'énigme de son cœur. Cet homme qui était son style l'indique toute sensibilité, aima assurément et souffrit. Il eut des amis qui l'enchantèrent et d'autres qui le trahirent. Il eut, durant cette jeunesse qui, ainsi, vide d'incidents, nous apparaît désolée, des maîtresses et des amies qui le contraignirent à découvrir dans sa nudité l'âme féminine. Or, il ne nous a rien transmis de ses sensations et de ses sentiments. Il reste devant nous comme une idole aux yeux vides et à la bouche muette. Pourtant cette bouche s'ouvrit une fois : ce fut pour se plaindre de l'infidélité d'un domestique (1).

(1) Pendant une maladie de son propre laquais, La Bruyère emprunta celui de son frère Robert-Pierre, le sieur François Blondel. Ce dernier pénétra dans sa chambre, força son bureau, empocha deux mille quatre cent quatre-vingt-dix livres, se couvrit des hardes à sa portée et décampa. La Bruyère s'adressa à la police qui ne découvrit point le voleur. Sa plainte est le seul document dont on puisse faire état sur cette période de sa vie.

CHAPITRE VI

LA BRUYÈRE PRÉCEPTEUR

De 1670 à 1681, années pendant lesquelles il assuma la responsabilité d'éduquer le dauphin, Bossuet mena, à la cour, une existence plutôt retirée. Il se plaisait davantage dans la compagnie des savants que dans le commerce du monde. L'abbé Le Dieu, son secrétaire, cite parmi ses familiers de cette époque un Toulousain, l'abbé de La Broue, prédicateur remarquable, plus tard évêque de Mirepoix, l'abbé de Saint-Luc, aumônier du roi, l'abbé Claude Fleury, auteur d'une multitude de volumes et, en particulier, d'une Histoire ecclésiastique, Géraud de Cordemoy, avocat réputé dont on a deux ouvrages imprégnés de la doctrine cartésienne et une Histoire de France depuis les Gaulois jusqu'en 987, Antoine Galland, alors secrétaire du roi, orientaliste, antiquaire et premier traducteur des Mille et une Nuits, Paul Pellisson, médiocre poète, ancien alcôviste de Madeleine de Scudéry, énergique défenseur du surintendant Fouquet, historiographe de France et historien de l'Académie française, l'abbé Renaudot, frère du gazetier, théologien qui laissa, entre autres dissertations farcies de latin, la Perpétuité de la Foi de l'Eglise touchant l'Eucharistie, les sacrements, etc., le marquis de Fénelon et son neveu, le futur archevêque de Cambrai.

De nombreux membres du clergé, des gens de lettres, des seigneurs, des magistrats grossissaient, en outre, le cortège de Bossuet lorsque celui-ci se promenait dans les jardins de Saint-Germain, de Fontainebleau ou bien, dans l'allée dite des Philosophes, parmi les verdures

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