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abandonné le contrôle général des rentes de l'Hôtel de Ville et s'était, à son tour, établi avocat au Parlement. Peut-être avait-il perdu sa fortune et La Bruyère était-il obligé de lui venir en aide. Toujours est-il que, soit rue Chapon, soit rue des Grands-Augustins, Mme de La Bruyère et ses enfants paraissent avoir diminué leurs dépenses. Notre héros lui-même a renoncé au luxe de sa chambre. Celle-ci, au dire de Vigneul-Marville, était plus proche du ciel que de la terre. Une « légère tapisserie » la séparait «< en deux ». « Le vent, toujours bon serviteur des philosophes, courant au-devant de ceux qui arrivaient, levait adroite-. ment la tapisserie, et laissait voir le philosophe, le visage riant et bien content d'avoir occasion de distiller dans l'esprit et le cœur des survenants l'élixir de ses méditations. >> En cette chambre qui offre toute l'apparence d'une mansarde, le futur moraliste ne s'ennuyait aucunement puisque, au témoignage même d'un de ses plus rudes ennemis, il conservait le visage riant. Il y demeurait aussi souvent qu'il le pouvait, dans la solitude et dans le silence. Il y connaissait délicieusement ce qu'il a appelé « l'oisiveté du sage ». Son travail consistait à « méditer, parler, lire ». Il assemblait déjà, peut-être sans en avoir conscience, les matériaux des Caractères. Il s'efforçait « de jouer ce rôle » de sage avec dignité », apprenant à ses dépens, par les quolibets de sa famille ou des étrangers, qu'il faut, pour le remplir, «< beaucoup de fermeté ». De temps à autre, il quittait cette retraite pour se rendre « sur les bancs du Luxembourg et des Tuileries » où il étudiait «< la cour et la ville». Dans ces endroits publics, et au cours la Reine, et au jardin de l'Arsenal, où se réunissaient, à certaines heures, de la journée, pour le plaisir de « galantiser », la noblesse et la bourgeoisie, il puisait aussi les éléments de certains chapitres de son livre, en particulier du chapitre de la Ville.

Le jardin de l'Arsenal était situé sur la rive droite de la Seine, en face de l'île Saint-Louis et de l'île des Louviers, aujourd'hui disparue. Il environnait de son mail, où se divertissaient les joueurs de boules, de ses verts gazons

et de ses parterres en broderie le sévère palais des maîtres de l'artillerie et les bâtiments où d'innombrables artisans fabriquaient canons, couleuvrines, boîtes et autres engins. de guerre. Il était fort fréquenté par les oisifs du dixseptième siècle, surtout par les oisifs de la bourgeoisie. Il y régnait une aimable liberté de mœurs et d'allures. Les nouvellistes volontiers y reformaient les pelotons préoccupés d'affaires d'État, de poésie ou de galanterie que nous avons montrés se formant, aux heures d'audience, sous les piliers de la Grand'Salle, au Palais de Justice. Les femmes y venaient en groupes, certaines d'y trouver des distractions amoureuses. Elles s'asseyaient, bientôt entourées de godelureaux, sur les gazons. Ce n'étaient point, pour la plupart, des prudes. Volontiers elles répondaient aux œillades qui leur étaient adressées et acceptaient les friandises, pains d'épices et dariolettes, arrosées de vin clairet, que leur offraient des soupirants avides d'emplir d'une intrigue leurs journées désœuvrées.

Le cours la Reine était une promenade plus élégante, également située au bord de la Seine, au delà du jardin des Tuileries. On y voyait un grand concours de carrosses, de litières, de cavaliers et de piétons. On ne s'y rendait point pour respirer un air sain sous les allées ombragées qui suivaient les berges de la rivière, mais pour admirer << le combat des belles jupes et des chars dorés ». Là, l'assistance était composée de la haute société parisienne, gens de cour, gens de robe, riches bourgeois et financiers opulents. Tous s'y réunissaient dans un but d'ostentation. On y rivalisait de magnificence, et les femmes, parées de fastueux atours, y livraient des combats de coquetterie. Il y avait parfois des cours officiels, ordonnés par le roi, pour honorer quelque prince de passage et le stupéfier par la splendeur que l'on y déployait. Six cents carrosses et litières y cheminaient alors dans un étroit espace, sur plusieurs rangées, revêtus de brocart d'or et d'ornements d'argent massif. En temps ordinaire, d'ailleurs, la somptuosité n'était pas moins grande.

La Bruyère n'a pas considéré l'atmosphère galante

même de ces réunions et leur extrême licence. Il lui a paru plus important de montrer quel était l'état d'âme de chaque promeneur figurant dans ce lent et, en apparence, solennel défilé, si souvent raillé par les poètes et les pamphlétaires.

L'on se donne, écrit-il, à Paris, sans se parler, comme un rendez-vous public, mais fort exact, tous les soirs au cours ou aux Tuileries, pour se regarder au visage et se désapprouver les uns les autres... L'on s'attend au passage réciproquement dans une promenade publique; l'on y passe en revue l'un devant l'autre carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé; et selon le plus ou le moins de l'équipage, ou l'on respecte les personnes, ou on les dédaigne.

Dans ces lieux d'un concours général, où les femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe et pour recueillir le fruit de leur toilette, on ne se promène pas avec une compagne par la nécessité de la conversation; on se joint ensemble pour se rassurer sur le théâtre, s'apprivoiser avec le public et se raffermir contre la critique: c'est là précisément qu'on se parle sans se rien dire, ou plutôt qu'on parle pour les passants, pour ceux même en faveur de qui l'on hausse sa voix, l'on gesticule et l'on badine, l'on penche négligemment la tête, l'on passe et l'on repasse.

La Bruyère, comme on l'a bien souvent constaté, ne possède pas le sens descriptif. Par lui nous n'apprenons rien du décor où se meuvent les acteurs de la comédie humaine. Il représente ceux-ci en scène, sans se préoccuper des choses extérieures. Il les situe dans le temps, non dans le milieu. Il eût compliqué, il est vrai, singulièrement son travail, s'il eût voulu donner des cadres à ses portraits. Car, selon la vraisemblance et d'après maints passages des Caractères, on se rend compte que toutes les promenades de Paris virent passer ce flâneur indifférent, eût-on dit, mais en réalité tout tendu par l'attention et la curiosité. Il allait tantôt à Vincennes, tantôt à Chaillot, tantôt à Saint-Cloud. Les jardins de la Folie-Rambouillet, près Bercy, furent pour lui un but de sortie, et aussi la place

Royale, où les coquettes du Marais rejoignaient leurs amants, et Ouilles, et Achères où le roi passait la revue de ses troupes. Il fréquenta même en été la promenade des Bains. Elle était assez éloignée de Paris, à proximité de Charenton, à l'endroit précis où la Marne se jette dans la Seine. Les femmes, en petit nombre, s'y baignaient sous des tentes élevées dans l'eau. Les hommes y prenaient leurs ébats au grand air. Par centaines les carrosses stationnaient sur la rive de la Seine, chargés de spectateurs et particulièrement de spectatrices.

Que nos dames y soient, tu le juges sans peine,

dit un poète anonyme de la fin du siècle,

Mais devinerais-tu quel dessein les y mène?
La porte Saint-Bernard, fameuse par ses bains,
A, pour
les attirer, certains Tritons humains
Qu'expose à leurs regards, ou l'onde, ou le rivage.
Leurs cœurs, vers ces objets, se rendent à la nage;
On y court pour y voir l'homme en son naturel
Et tel qu'il est sorti des mains de l'Éternel...

La Bruyère a signalé, d'une manière discrète, cette malsaine curiosité :

:

Tout le monde, dit-il, connaît cette longue levée qui borne et qui resserre le lit de la Seine, du côté où elle entre à Paris avec la Marne, qu'elle vient de recevoir les hommes s'y baignent à pied pendant les chaleurs de la canicule; on les voit de fort près se jeter dans l'eau; on les en voit sortir: c'est un amusement. Quand cette saison n'est pas venue, les femmes de la ville ne s'y promènent pas encore; et quand elle est passée, elles ne s'y promènent plus.

Durant ces années de méditation, La Bruyère a-t-il fréquenté les salons parisiens? On ne peut l'assurer. Les salons n'étaient plus, entre 1670 et 1688, ce qu'ils étaient au début du siècle. Avec peine on eût rencontré des conciles de doctes personnages, comme en assemblèrent autour

d'eux Mlle de Gournay, Conrart, Ménage, Chapelain, les frères du Puy et l'abbé d'Aubignac. Les folâtres réunions de l'hôtel de Rambouillet n'ayaient point trouvé de continuateurs en le duc et la duchesse de Montausier, désormais préoccupés de leur fortune et de leur gloire personnelles. Les ruelles galantes, comme celle de la comtesse de la Suze, s'étaient dispersées à la mort de leurs souriantes déesses. Les alcôves précieuses s'étaient closes sous les railleries unanimes. L'unique salon littéraire qui méritât encore quelque attention était celui de Madeleine de Scudéry, d'une Madeleine de Scudéry vieillissante, soucieuse surtout de louanger Louis XIV et de propager les préceptes de morale. La poésie, jadis alerte et vivante, sombrait dans la fadeur. La galanterie n'était point morte, mais elle offrait une physionomie plus brutale et qui, parfois, pouvait être confondue avec celle de la luxure.

Il y avait évidemment encore, de-ci, de-là, certaines maisons où se réunissaient, pour le plaisir de la conversation, quelques personnes pédantes ou enjouées. Mais elles étaient un reflet de la cour et elles avaient avec elle des attaches étroites. Les deux seuls bureaux d'esprit qui paraissent se signaler, à cette époque, par leur vive originalité, sont ceux de Ninon de Lanclos et du duc de Vendôme. L'un était ouvert rue des Tournelles et l'autre au Temple. Tous deux tendaient au même but, mais par des voies différentes. En eux s'était réfugié l'esprit philosophique ou, pour mieux dire, le libertinage, l'athéisme, la liberté de penser. Ils avaient pour héros Montaigne et pour pères ces poètes, Théophile de Viau, Desbarreaux, SaintPavin, Saint-Evremond, qui forment, à travers le siècle, l'ascendance intellectuelle de Voltaire. Ils préparaient les réactions futures contre l'absolutisme monarchique. Mais en l'un, celui de Ninon, devenue une philosophe toute pure, on manifestait cette tendance, peu sensible, à la vérité, mais certaine, par une sorte de propagande verbale, par une censure, fort redoutée à la cour, des actes royaux et par la raillerie de toutes choses touchant à la religion. En l'autre, celui des Vendôme, on joignait les actes aux

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