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CHAPITRE V

LA BRUYÈRE TRÉSORIER GÉNÉRAL DES FINANCES

On ne doit point exagérer le désintéressement de La Bruyère, et penser que, les jugeant, il planait au-dessus des hommes. Bien que, par certains endroits de son caractère, il leur fût supérieur, il en partageait néanmoins, sur beaucoup d'autres, leurs défauts.

Il avait, on peut le présumer, toujours considéré sa situation d'avocat au Parlement comme transitoire. Elle le préservait d'une oisiveté qui conduit à la mollesse. Elle lui ouvrait quelques portes closes aux désœuvrés, celles, par exemple, de confrères célèbres, comme Jean de Gomont et Georges du Hamel. Elle lui procurait la considération de contemporains intelligents, érudits ou hommes de lettres.

Mais il n'avait pas l'intention de la conserver toute sa vie. De plus en plus incliné par son tempérament à l'existence méditative, il cherchait « un office lucratif, qui rendît la vie aimable, qui fît prêter à ses amis et donner à ceux qui ne peuvent rendre ». En d'autres termes, il était en quête d'une grasse sinécure. Or, les grasses sinécures s'achetaient chèrement et étaient, en outre, assez recherchées pour que les vacances en fussent rares. Les fils, le plus souvent, obtenaient la survivance des pères décédés.

La Bruyère dut l'attendre longtemps pour deux raisons, dont la première fut qu'il n'avait pas de préférence marquée et la seconde qu'il n'avait pas d'argent. L'argent lui vint à la mort de son oncle. Dès lors, il put ambitionner de jeter aux orties la robe d'avocat. Par une bizarrerie à laquelle on ne s'attendrait pas, cet homme qui exécrait la finance et tout ce qui, en principe, touchait à cette

richesse qui pervertit les meilleurs d'entre les esprits, cet homme orienta son enquête du côté de cette carrière. Il voulut être trésorier général des finances.

Voilà, tout au moins, de la singularité. Désormais il s'employa à acquérir la charge qui lui apportera la tranquillité dorée et, par surcroît, la noblesse. Or, en mars 1672, cette charge fut vacante en la généralité de Caen, par la mort de son titulaire Pierre Roussel. Mais un sieur Joseph Métezeau s'en emparait aussitôt, au prix d'environ dix-huit mille livres. C'était un bourgeois de Paris qui n'avait nullement l'intention de s'établir en Normandie, mais simplement de revendre l'office avec de notables bénéfices. Il en arriva de cette sorte. En novembre 1673, en effet, La Bruyère en devenait possesseur à son tour après avoir désintéressé libéralement son détenteur éphémère. Le 29 mars 1674, des lettres patentes lui en donnaient la disposition officielle.

Cette charge rapportait un revenu annuel d'environ deux mille quatre cents livres, lequel pouvait être doublé pour les trésoriers séjournant à Caen et assistant aux assemblées des officiers royaux. Le désir formel de La Bruyère était évidemment de ne point quitter Paris, quelles que fussent ses obligations. A s'ensevelir dans la morne province, il préférait renoncer à tous les droits. Il avait d'ailleurs cela de commun avec la plupart des Parisiens et même des provinciaux qui jouissaient de quelque considération en la capitale, ou qui l'aimaient assez pour ne vouloir plus en être exilés. Les gens nantis de bénéfices ecclésiastiques, comme Boisrobert ou Scarron, se refusaient presque toujours à accomplir leur temps de rigoureuse résidence. Tel était La Bruyère.

Il attendit cinq mois avant de se soumettre aux formalités indispensables de la réception. En août 1674, il se présenta à Rouen devant la Chambre des comptes de Normandie. M. Servois, d'après Eugène Chatel, a conté quels furent ses déboires en cette ville. « Les semestres d'été, dit-il, c'est-à-dire les magistrats qui étaient de service pendant les six derniers mois de l'année, avaient été

convoqués pour entendre, le 23, le rapport du conseillermaître Robert, chargé de l'information sur les âge, vie. mœurs, vocation, religion, extraction, comportements et moyens du récipiendaire; mais les conseillers ne s'étant pas rendus, ce jour-là, en nombre suffisant à la chambre, le rapport ne fut entendu que dix-neuf jours plus tard, le 11 septembre.

« Le jeudi 13 eut lieu la séance de réception. Introduit par le greffier, La Bruyère s'avança jusqu'au banc des présidents, fit les salutations d'usage, supplia la Chambre, dans une harangue en français, de le recevoir au serment et répondit aux questions que lui adressèrent les présidents et conseillers-maîtres « sur les fonctions de sa charge. «<et les finances ». L'examen achevé, il se retira au parquet, où il attendit le résultat de la délibération de la Chambre. Introduit de nouveau, il prêta serment, les deux mains étendues « sur le livre ouvert des Saints Évangiles », puis il prit place sur le dernier banc des conseillers-maîtres, où le conduisit leur doyen.

<< A Caen, les formalités furent rapidement remplies. N'eût été la fête de Saint-Mathieu, il eût requis son installation le vendredi 21 septembre, et le bureau des finances y aurait procédé le jour même; il ne fut installé que le lendemain, en présence de ses collègues, MM. de Bonneville, de Fontenay, du Bocage, de Rotot, de Gavrus, de Fourmentin, de Bachelier et de Boismotte. »

La Bruyère rapporta un assez mauvais souvenir de la. Normandie. Il ne sut nullement en apprécier le charme, et ses villes aux monuments magnifiques le laissèrent indifférent. Ce Parisien s'était probablement heurté à ces étroits personnages de province dont il a dit : « Les provinciaux et les sots sont toujours prêts à se fâcher et à croire qu'on se moque d'eux ou qu'on les méprise il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, même la plus douce et la plus permise, qu'avec des gens polis ou qui ont de l'esprit. >> En outre, il ne pardonnait point aux magistrats rouennais de l'avoir, durant plusieurs semaines, obligé à lanterner dans une cité où il avait peu de relations.

LA BRUYÈRE.

De retour à Paris, il était décidé à ne plus remettre les pieds dans cette région hostile, où de gros hommes réjouis parlaient avec un accent si bizarre. Réussit-il à se faire dispenser de la résidence? Les trésoriers généraux des finances n'avaient droit qu'à trois mois de congé par an. Ils devaient, à tour de rôle, participer aux travaux de leur charge, et ceux qui n'en étaient point régulièrement exemptés étaient exposés à des remontrances et à des peines. Or La Bruyère ne semble avoir jamais accompli le moindre de ses devoirs. Pour payer même le droit annuel de trois cents livres qu'il était tenu d'acquitter, il avait à Caen, en trois de ses confrères, les sieurs Clément, de Gavrus et de Fontenay, des mandataires bénévoles (1).

Les fonctionnaires du dix-septième siècle étaient des

(1) Les Archives nationales, P. 3821, Taxes sur les trésoriers de France. Années 1684, 1685 et 1686, conservent plusieurs reçus relatifs à la charge de La Bruyère que ne semblent pas avoir connus ses biographes. Ils sont libellés ainsi : « J'ai reçu de M. Jean de La Bruyère, conseiller du roi, trésorier de France et général de ses finances en la généralité de Caen, de deniers provenant de ses gages de l'année 1684, par les mains de M. Doublet, receveur général des finances en ladite généralité, la somme de dix-huit cent vingt livres, seize sols, huit deniers, pour le quart de celle de trois mille six cent quaranteune livre, treize sols, quatre deniers et le premier des trois payements qui doivent être faits pour l'année 1684 faisant partie de celle de soixante-dix mille livres portée par le rôle arrêté au Conseil le 13 mai 1684, dont moitié montant à celle de trente-cinq mille livres a été distribuée à chaque officier dudit bureau des finances par état arrêté au Conseil le quatorze avril dernier dans lequel ledit de La Bruyère est compris pour ladite somme de dix-huit cent vingt livres, seize sols, quatre (sic) deniers ordonnée être payée des deniers provenant de ses gages de ladite année pour jouir par lui du bénéfice de la déclaration du 20 avril dernier et de la faculté, accordée aux officiers dudit bureau de finances, d'être admis au droit annuel pendant neuf années qui ont commencé au 1er janvier 1684 et qui finiront au dernier décembre 1692, sans payer aucun prêt ni avance durant ledit temps, dont Sa Majesté les a déchargés; au moyen duquel annuel lesdits officiers, ensemble leurs veuves, enfants, héritiers et ayants cause jouiront de la dispense des quarante jours en l'année qu'ils auront payé le droit annuel et des avantages portés par la déclaration du 30 octobre 1683, etc... Fait à Paris, le 1er jour de juin 1685. » Voir aussi, même registre, p. 84 vo.

hommes peu endurants. Ils supportaient malaisément que l'un de leurs collègues, pour jouir de son indépendance totale, se déchargeât sur eux de sa besogne. Leurs revendications, leurs conflits et leurs plaintes sont innombrables dans les registres du ministère des Affaires étrangères ou des Archives nationales. Il serait exceptionnel qu'ils eussent acccepté sans murmure l'absence perpétuelle de La Bruyère. Si celui-ci n'obtint pas l'autorisation, par arrêt du Conseil d'État, de négliger sa tâche normande, il subit certainement les persécutions du bureau caennais. Un passage des Caractères le laisse volontiers entendre. « Il y a, dit ce passage, dans l'Europe un endroit d'une province. maritime d'un grand royaume où le villageois est doux et insinuant, le bourgeois au contraire et le magistrat grossiers, et dont la rusticité est héréditaire. »

Le bureau s'accoutuma cependant, à la longue, à le considérer comme une sorte de personnage chimérique ou encore comme un fonctionnaire honoraire auquel des appointements étaient versés par aménité pure de la compagnie. Il arriva même, lorsque La Bruyère eut cédé, non sans tribulations, sa charge à Charles-François de la Bonde, sieur d'Iberville, que des plumitifs ne purent croire qu'un trésorier, à leur avis fantomatique, eût un remplaçant en chair et en os. Lorsque M. d'Iberville, absent lui-même, envoya chercher ses gages, on les donna bien, en réalité, à son messager, mais on continua à les attribuer à La Bruyère.

Cependant celui-ci vivait à Paris, sans souci de ce que pensaient de son indolence ses détracteurs normands. Il avait réalisé son vœu de tranquillité et il ne demandait point davantage. Ou, du moins, il n'osait point demander davantage. Il était ambitieux; il ne le laissait pas voir. Sa vie ne sera qu'une longue ambition muette et déçue. Car il se croyait capable de briller dans les plus hauts emplois. Mais il ne les sollicitait d'aucune façon, par timidité peut-être, ou encore par orgueil.

Puis, malgré les deux mille quatre cents livres de sa charge, il était pauvre. Son frère Louis, en 1676, avait

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