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DIALOGUE VII

Oraison de foi pure, parfaite béatitude. Idée de Dieu présent partout, seul objet de cette foi. Baisers, attouchements, mariages, martyres spirituels. Propriété et activité opposées à l'union essentielle, et sources de tout dérèglement. Abandon parfait, mort spirituelle. Suites horribles de ces principes, découvertes et avouées en partie par les quiétistes, avec la réfutation de leurs explications. Comptabilité de l'état d'union essentielle avec les crimes les plus énormes.

LE DIRECTEUR (1). Il faut qu'un bon contemplatif sache ses Torrents par cœur c'est là où il voit le sublime de son état, le point essentiel et capital où aboutit toute la doctrine des mystiques. Écoutez: « Notre Seigneur commence à dépouiller l'âme peu à peu, à lui ôter ses ornements, tous ses dons, grâces et lumières, qui sont comme des pierreries qui la chargent; ensuite il lui ôte toute facilité au bien, qui sont comme les habits; après quoi il lui ôte la beauté de son visage, qui sont comme les divines vertus qu'elle ne peut plus pratiquer. Autrefois elle avait des dégoûts, des peines, mais non des impuissances; ici tout pouvoir lui est ôté (2). »

LE DOCTEUR. LE DIRECTEUR pratiquer la vertu.

LE DOCTEUR.

LE DIRECTEUR.

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Quel pouvoir, s'il vous plaît, lui est ôté?
N'avez-vous pas entendu? le pouvoir de

Et celui de suivre le vice?

Il lui demeure sans doute; car le dénuement de toutes vertus emporte naturellement la pratique de tout vice.

LE DOCTEUR. Je l'entendais ainsi, et que cette âme se trouvât insensiblement surchargée de péchés.

LE DIRECTEUR.

De péchés, c'est-à-dire de choses qui

(1) La discussion s'est engagée sur l'oraison et l'union essentielles, et le docteur a demandé comment de « l'anéantissement de l'âme » pourrait « résulter une union intime, immédiate, essentielle avec

Dieu ».

(2) Livre des Torrents, 1re part., chap. vii, §§ 1 et 2, p. 195-196 et p. 201.

nos 13 et 21,

seraient des péchés pour des imparfaits, mais non pour une parfaite abandonnée.

LE DOCTEUR. Je n'y suis plus, mon Père, et je ne vois pas que ce qui est péché en soi ne le soit pas pour tout le monde. J'ai cru jusqu'à cette heure que le péché dans les parfaits causait de l'imperfection, comme il augmente l'imperfection dans les imparfaits.

LE DIRECTEUR. Vous croyez fort mal; car comment voulez-vous que le péché ait prise sur une âme qui n'est plus en soi ni par soi, qui est recoulée, qui est abîmée en Dieu par une présence foncière et centrale? il faut prendre garde à cela (1). LE DOCTEUR. Expliquez-vous s'il vous plaît.

LE DIRECTEUR. « L'âme », monsieur, « dans ce bienheureux état d'union essentielle, qui est la récompense du parfait abandon, se trouve associée à la sainte Trinité, participe aux attributs divins; elle a les mêmes ornements dont le roi est paré, c'est-à-dire, qu'elle est ornée des perfections de Dieu; elle entre dans une excellente participation de l'immensité de Dieu, notre mer, qui est l'essence divine. Voilà comme elle s'explique. Elle a en effet son repos en Dieu. Que dis-je? elle est le repos même, elle est Dieu (2). Comme il ne peut jamais cesser de se regarder soi-même, aussi ne cesse-t-il point de regarder cette âme. >> LE DOCTEUR. Quoique remplie de péchés? vous l'avez dit. LE DIRECTEUR. C'est le mystère, mon cher monsieur; cette âme n'est plus; elle a recoulé, vous dis-je, dans l'essence

(1) L'âme peut sans cesse s'écouler en Dieu, comme dans son terme et son centre, et y être mêlée et transformée sans en ressortir, ainsi qu'un fleuve qui est une eau sortie de la mer, se trouvant hors de son origine, tâche, par diverses agitations, de [s'en] rapprocher, jusques à ce qu'y étant en fin retombé, il se perd et se mélange avec elle. (Explication du Cantique des cantiques, chap. 1, verset 1, p. 6-7.)

(2) L'âme étant d'une nature toute spirituelle, elle est très propre à être unie, mêlée et transformée en Dieu.. (Explication du Cantique des cantiques, chap. 1, verset 1, p. 8.)

Ici l'âme ne doit plus faire de distinction de Dieu et d'elle: Dieu est elle, et elle est Dieu. (Ibidem, chap. vi, verset 4, p. 145.)

Mon bien-aimé m'a changée en lui-même, en sorte qu'il ne « saurait plus me rejeter aussi je ne crains plus d'être séparée de lui ». O amour! Vous ne rejetez plus une telle âme, et l'on peut dire qu'elle est pour toujours confirmée en amour. Le bien-aimé, ne voyant rien en son épouse qui ne soit de lui, n'en détourne plus ses regards et son amour, comme il ne peut jamais cesser de se regarder et de s'aimer soi-même. (Ibidem, chap. VII, verset 10, p. 175-176.)

divine comment voulez-vous qu'elle pèche même en faisant des actions de péché?

LE DOCTEUR. Et moi, je vous répète, cette âme n'est plus comment peut-elle mériter? comment est-elle digne des hauteurs et des élévations où vous venez de la porter? Voilà sans mentir un abandon bien payé, pour être aussi aveugle et fait sans aucun discernement de la volonté de Dieu sur elle. On doit voir de terribles effets et d'étranges suites de cette âme qui n'est plus, mais qui est, dites-vous, toute perdue en Dieu. LE DIRECTEUR. « C'est en effet « une chose horrible, qu'une âme ainsi nue des dons et des grâces de Dieu. On ne pourrait croire, à moins d'expérience, ce que c'est; mais c'est encore peu. Si elle conservait sa beauté, il la lui fait perdre et la fait devenir laide. Jusques ici l'âme s'est bien laissé dépouiller des dons, grâces, faveurs, facilité au bien; elle a perdu toutes les bonnes choses, comme les austérités, le soin des pauvres, la facilité à aider le prochain; mais elle n'a pas perdu les divines vertus. Cependant ici il les lui faut perdre quant à l'usage; car quant à la réalité, il l'imprime fortement dans l'âme elle perd la vertu comme vertu, mais c'est pour la recouvrer toute en Jésus-Christ. Cette âme, dans le commencement de ce degré, a encore quelque figure de ce qu'elle était autrefois : il lui reste une certaine impression secrète et cachée de Dieu, comme il reste dans un corps mort une certaine chaleur qui s'éteint peu à peu. Cette âme se présente à l'oraison, à la prière; mais tout cela lui est bientôt ôté. Il faut perdre toute oraison, tout don de Dieu; elle ne la perd pas pour une, deux, ou trois années, mais pour toujours. Toute facilité au bien, toutes vertus lui sont ôtées; elle reste nue et dépouillée de tout. Le monde, qui l'estimait tant autrefois, commence à en avoir horreur. L'âme se corrompt peu à peu. Autrefois c'étaient des faiblesses, des chutes, des défaillances: ici c'est une corruption horrible, qui devient tous les jours plus forte et plus horrible. O Dieu! quelle horreur pour cette âme! Elle est insensible à la privation du Soleil de justice; mais de sentir la corruption, c'est ce qu'elle ne peut souffrir: ô Dieu ! que ne souffrirait-elle pas plutôt? C'est cependant un faire le faut; il faut expérimenter jusqu'au fond ce que l'on est. Mais ce sont peut-être des péchés? Dieu a horreur de moi ; mais que faire? Il faut souffrir, il n'y a pas de remède (1). »

(1) Livre des Torrents, 1re part., chap. vII, § 2, no 24, et § 3, no 1, p. 202-203; chap. VIII, nos 4 et 8, p. 220-222.

LA BRUYÈRE.

10

LE DOCTEUR.

J'écoute, mon Père, de toutes mes oreilles ; mais je ne vois point, dans tout ce que vous m'avez dit, votre union de l'âme avec Dieu, ni rien même qui en approche, à moins que ce ne soit à l'endroit où elle est insensible à la privation du Soleil de justice, c'est-à-dire à la grâce de JésusChrist.

LE DIRECTEUR. N'avez-vous pas encore compris, monsieur, que cette bienheureuse âme étant morte par la privation de toutes les vertus, comme nous avons dit, elle a perdu toute vertu propre et ainsi toute propriété. « Elle n'est donc pure dorénavant que de la pureté divine; j'entends pure de la pureté du fond dans lequel elle est transformée au centre, par lequel elle est attirée » cela est-il si incompréhensible? «< La félicité de l'âme dans cet état consiste à se laisser ensevelir, enterrer, écraser, marcher, sans se remuer non plus qu'un mort; à souffrir sa puanteur, et se laisser pourrir dans toute l'étendue de la volonté de Dieu, sans aller chercher de quoi éviter la corruption. Non, non, laissez-vous telles que vous êtes, pauvres âmes, sentez votre puanteur: il faut que vous la connaissiez, et que vous voyiez le fond infini de corruption qui est en vous. Mettre du baume, est tâcher par quelque moyen vertueux et bon de couvrir la corruption et d'en empêcher l'odeur. Oh! ne le faites pas, vous vous feriez tort. Dieu vous souffre bien, pourquoi ne vous souffririez-vous pas (1)? »

LE DOCTEUR. LE DIRECTEUR. dérobe rien.

Cela est-il tiré de votre Livre des Torrents?
Mot pour mot, monsieur

je ne vous

LE DOCTEUR. Cet endroit-ci est clair, et défend bien formellement aux âmes souillées de péchés, même les plus sales et les plus honteux, d'appliquer à leurs plaies le baume des vertus, comme de la chasteté, de la continence, de la tempé

rance.

LE DIRECTEUR. Vous frappez au but, et je ne sache pas qu'aucun de nous l'ait encore entendu d'une autre manière. Les mots de corruption, de pourriture, de puanteur mènent là tout droit. Voyez l'endroit qui suit : « Enfin cette âme commence à ne plus sentir sa puanteur, à s'y faire, à y demeurer en repos, sans espérance d'en sortir jamais, sans pouvoir rien faire pour cela (2). »

(1) Livre des Torrents, 1re part., chap. VIII, no 17, p. 226. (2) Ibidem., 1re part., chap. VIII, no 14, p. 225.

LE DOCTEUR. dans son péché. LE DIRECTEUR.

sement. >>

LE DOCTEUR.

Je vous suis voilà cette âme qui croupit

:

« C'est alors que commence l'anéantis

Quoi? l'humilité chrétienne?

LE DIRECTEUR. Non vraiment, mais la perte de toutes grâces et de toutes vertus ne l'oubliez pas. « Autrefois », en cet état, « elle se faisait horreur : elle n'y pense plus; elle est dans la dernière misère, jusques à n'en avoir plus d'horreur. Autrefois elle craignait encore la communion, de peur d'infecter Dieu à présent elle y va comme à table, tout naturellement (1) ».

LE DOCTEUR. Et sans craindre d'infecter Dieu par ses péchés et ses ordures, qui ne lui font plus d'horreur, qui ne lui font plus aucun scrupule, qui ne lui pèsent plus sur la conscience, auxquels elle serait fâchée de donner la plus petite attention. Suis-je dans le fait?

LE DIRECTEUR. << Les autres ne la voient plus qu'avec horreur; mais cela ne lui fait point de peine : elle est même ravie que Dieu ne la regarde plus ; qu'il la laisse dans la pourriture, et qu'il donne aux autres toutes ses grâces; que les autres soient l'objet de ses affections, et qu'elle ne cause que de l'horreur (2). Vouloir être rien aux yeux de Dieu, demeurer dans un entier abandon, dans le désespoir même; se donner à lui lorsque l'on en est le plus rebuté, s'y laisser et ne se pas regarder soimême lorsque l'on est sur le bord de l'abîme: c'est ce qui est très rare, et qui fait l'abandon parfait (3). De dire les épreuves étranges qu'il fait de ces âmes du parfait abandon qui ne lui résistent en rien, c'est ce qui ne se peut et ne serait pas compris. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il ne leur laisse pas une chose qui puisse se nommer, ni en Dieu, ni hors de Dieu (4). »

LE DOCTEUR. Je remarque, mon Père, qu'après avoir plongé cette pauvre âme dans le désespoir, dans la corruption et dans la pourriture, comme si ce ne devait être que le commencement de ses souffrances, vous nous parlez d'épreuves si étranges et si inouïes qui doivent encore l'exercer, qu'il semble que vous les taisiez par la défiance où vous êtes qu'elles ne soient

(1) Livre des Torrents, no 15, p. 225-226.

(2) Ibidem, 1re part., chap. viii, nos 10 et 11, p. 223. (3) Ibidem, 2o part., chap. I, no 10, p. 251.

(4) Ibidem, 2o part., chap. 11, no 1, p. 252.

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