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éviter le désordre, et être chaste et fidèle à son mari. Si j'ai eu quelquefois des tentations du contraire, je n'ai point balancé à y résister de tout mon pouvoir. Pour les bonnes inspirations que j'ai eues du côté de mon devoir, je les ai écoutées et suivies aussi par la miséricorde de Dieu sans hésiter, parce que j'ai senti dans mon cœur que c'était sa volonté, à laquelle je devais m'abandonner, plutôt que de garder une dangereuse neutralité entre la vertu et le crime.

LE DIRECTEUR.

Mais, madame, posant le cas que, succombant à une forte tentation, vous fussiez tombée dans l'infidélité, qu'auriez-vous choisi ou du désespoir ou du saint abandonnement?

LA PÉNITENTE. Dans un tel malheur, je me serais résignée à la volonté de Dieu, qui, en me défendant sévèrement cette mauvaise action et en la condamnant par la loi, aurait néanmoins permis que je l'eusse commise, peut-être pour m'humilier; mais avant de la commettre, il est bien certain, mon Père, que plus j'aurais entré dans le parfait abandonnement au bon plaisir de Dieu, moins j'aurais eu d'indifférence sur l'inclination que je me serais sentie à éviter une telle chute. Quand le mal est fait, on n'est pas maître qu'il ne soit pas fait c'est le cas de se résigner aux décrets de Dieu et d'en faire pénitence; mais ce n'est pas celui que vous proposiez, puisqu'il s'agissait au contraire de bonnes ou de mauvaises inclinations où vous vouliez que je fusse indifférente.

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LE DIRECTEUR. Je le veux encore, ma fille, avant et après la chute avant, parce que vous ne savez pas ce qui peut vous arriver; après, parce que vous ne pouvez plus faire qu'elle ne soit pas arrivée. Car, ma chère fille, ouvrez les yeux, et rendezvous à l'évidence de la raison que voudriez-vous faire de mieux après que vous êtes tombée dans quelque faute ou griève ou légère? En chercher la rémission par des indulgences? Je vous l'ai dit, vous ne devez pas vouloir abréger vos peines (1). Cherchez du moins, me direz-vous, à apaiser Dieu par un grand nombre de prières vocales? Avez-vous oublié qu'elles ne font autre chose qu'interrompre Dieu par un babil importun, et vous empêcher de l'écouter s'il voulait vous parler lui-même et se faire entendre? Qui êtes-vous donc, pour oser parler à Dieu, ou lui demander le moindre avantage temporel ou spirituel

(1) Voyez note 48 [cette note 48 de l'édition originale des Dialogues correspond à la note 2 de notre page 220].

pour vous et pour les autres? Vous vouliez sans doute dans ce temps de Pâques et du jubilé célébrer les fêtes et fréquenter les églises? ignorance, madame, simplicité! permettez-moi de le dire, et apprenez une bonne fois que Dieu en tous temps est présent partout, et qu'ainsi tous les jours sont également saints, et que tous les lieux sont lieux sacrés. Voyez après si la différence des temps ou des lieux est recevable. Non, madame; et si vous me dites que vous êtes dans l'habitude d'aller certains jours visiter les temples pour y prier Dieu, la sainte Vierge et les saints, tant pis, madame; tant pis, du moins pour ce qui regarde la Vierge et les saints; ils sont créatures, et par conséquent vous ne les devez pas prier.

LA PÉNITENTE. Je ne saurais m'empêcher, mon Père, de vous interrompre encore sur ce que vous venez d'avancer touchant la prière de la Vierge et des saints, que vous condamnez si ouvertement. Il faut que je vous témoigne la peine que cela me fait. Je suis élevée dans des sentiments bien différents: l'on ne m'a rien tant recommandé, dès mon enfance, que d'avoir de la dévotion envers la Vierge et les saints...

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LE DIRECTEUR. C'en est assez sur cette matière : elle n'est pas du nombre de celles dont je veux vous entretenir en particulier; c'est un différend à démêler entre M. le docteur et moi. Revenons à notre sujet. Vous me demanderez peut-être s'il ne vous sera pas permis d'entrer dans certaines pratiques de pénitence et de vous imposer des mortifications? Non, ma fille elles nuisent au corps et ne profitent point à l'âme; je vous l'ai déjà enseigné, demeurez en repos sur cet article (1). A l'égard des saints mouvements et des bonnes inclinations, je vous les défends ne vous les procurez point; s'ils viennent sans qu'il y ait de votre faute, ne les cultivez point, ne les rejetez pas aussi, courez à l'asile de l'indifférence. Pour le choix d'une vertu particulière, je ne puis pas tolérer une affectation comme celle-là c'est la ruine de toute spiritualité.

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(1) L'âme étant appliquée directement à l'austérité et au dehors, elle est [toute] tournée de ce côté-là, de sorte qu'elle met les sens en vigueur loin de les anéantir. Les austérités peuvent bien affaiblir le corps, mais ne peuvent émousser la pointe des sens ni leur vigueur. (Moyen court, § 10, p. 38-39.)

Il n'y a plus rien pour elle, plus de règlement, plus d'austérités ; tous les sens et les puissances sont dans le désordre. (Livre des Torrents, 1re part., chap. vIII, no 13, p. 224.)

LA PÉNITENTE. l'humilité?

LE DIRECTEUR.
LA PÉNITENTE.

injures?

LE DIRECTEUR.

Quoi? mon Père, je ne pourrais pas aimer

Non vraiment, ma chère fille (1).

La patience, la douceur, le pardon des

Rien de tout cela, je vous prie; mais bien

l'indifférence à toutes ces vertus et aux vices contraires.

LA PÉNITENTE.

Il s'ensuivrait donc, mon Père, de ce que vous dites, qu'aimer à être humble et à pardonner les injures serait un péché?

LE DIRECTEUR.

Un péché? non; mais une imperfection, chose à la vérité dont les confesseurs et les casuistes ne conviendront pas aussi faut-il avouer que la vie intérieure n'a rien de commun avec les confessions et les confesseurs, ni même avec les cas de conscience: ce sont des choses toutes séparées. Ils vous exhorteront par exemple d'entrer dans le goût des choses spirituelles, ou bien ils approuveront que vous ayez un goût sensible dans l'oraison, qui est, à le bien prendre, une chose purement humaine, que dis-je? abominable. D'autres fois ils ne vous parleront que de la paix d'une bonne conscience et de la tranquillité qu'apporte avec soi la pratique de la loi de Dieu et des bonnes œuvres écueils dangereux où cinglant à pleines voiles, comme il vous paraît, dans les routes salutaires de la haute perfection, on vient se briser et se perdre. Le moyen sûr, ma chère fille, de les éviter, c'est d'entrer dans le port de la parfaite résignation à la volonté divine. Alors, ma fille, alors, vertus ou vices, piété ou sacrilèges, grâces de Dieu ou réprobation, espérance ou désespoir de son salut, tout est indifférent à une parfaite abandonnée (2). Une seule chose lui convient, que

(1) Lorsqu'elle (l'âme parfaite) voit quelques personnes dire des paroles d'humilité et s'humilier beaucoup, elle est toute surprise et étonnée de voir qu'elle ne pratique rien de semblable; elle revient comme d'une léthargie, et si elle voulait s'humilier, elle en [serait] reprise comme d'une infidélité, et même elle ne le pourrait faire, parce que l'état d'anéantissement par lequel elle a passé, l'a mise [au-dessous] de toute humilité; car, pour s'humilier, il faut être quelque chose, et le néant ne peut s'abaisser au-dessous de ce qu'il est l'état présent l'a mise au-dessus de toute humilité et de toutes vertus par la transformation en Dieu. (Livre des Torrents, 2o part., chap. 1, no 4, p. 247.)

(2) L'indifférence de cette amante est si grande, qu'elle ne peut pencher ni du côté de la jouissance, ni du côté de la privation. La

les décrets immuables de Dieu soient accomplis en elle. Mais, tandis que je vous parle, madame, il me paraît que quelque chose vous passe par l'esprit : parlez hardiment et avec confiance car il s'agit de votre salut.

LA PÉNITENTE. Il s'agirait de peu de chose, mon Père, puisque vous voulez que j'y sois si indifférente. Mais comme vous me permettez que sur les voies de mon salut, auquel je ne puis m'empêcher de prendre encore beaucoup d'intérêt, je vous expose mes doutes et mes scrupules, je vous avouerai que je faisais en moi-même une oraison dominicale à notre manière, je veux dire en l'ajustant à nos principes et à notre doctrine. Dites, ma fille : le projet en est louable. Écoutez ma composition.

LE DIRECTEUR.

LA PÉNITENTE.

LE DIRECTEUR.

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J'écoute.

LA PÉNITENTE. Dieu qui n'êtes pas plus au ciel que sur la terre et dans les enfers, qui êtes présent partout, je ne veux ni ne désire que votre nom soit sanctifié : vous savez ce qui nous convient; si vous voulez qu'il le soit, il le sera, sans que je le veuille et le désire. Que votre royaume arrive ou n'arrive pas, cela m'est indifférent. Je ne vous demande pas aussi que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel : elle le sera malgré que j'en aie; c'est à moi à m'y résigner. Donnez-nous à tous notre pain de tous les jours, qui est votre grâce, ou ne nous la donnez pas : je ne souhaite de l'avoir ni d'en être privée. De même si vous me pardonnez mes crimes, comme je pardonne à ceux qui m'ont offensé, tant mieux; si vous m'en punissez au contraire par la damnation, tant mieux encore, puisque c'est votre bon plaisir. Enfin, mon Dieu, je suis trop abandonnée à votre volonté pour vous prier de me délivrer des tentations et du péché.

LE DIRECTEUR. Je vous assure, madame, que cela n'est pas mal; le Pater noster ainsi réformé édifierait sans doute toutes les âmes du parfait abandon, et j'ai envie de l'envoyer à nos nouvelles Églises pour être inséré dans la formule du simple regard. Qu'en dites-vous?

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En attendant, mon Père, que je sois aussi

mort et la vie lui sont égales, et quoique son amour soit incomparablement plus fort qu'il n'a jamais été, elle ne peut néanmoins désirer le paradis, parce qu'elle demeure entre les mains de son époux, comme les choses qui ne sont point. Ce doit être là l'effet de l'anéantissement plus profond. (Explication du Cantique des cantiques, chap. VIII, verset 14, p. 209.)

contente de mon oraison que je voudrais l'être, je suis bien aise que vous ne la désapprouviez pas, et encore plus d'avoir eu le loisir de vous la réciter avant que je vous souhaite le bon soir; car la nuit s'approche et m'oblige à me séparer de vous. LE DIRECTEUR. J'y consens, ma chère dame; mais il ne faut plus être si longtemps sans nous voir. Vous avez besoin d'être soutenue: la moindre chose vous ferait faire une grande chute. Vous devez regarder la maison de votre mari comme un piège qui vous est tendu, et dont vous ne sauriez trop vous défier. Je vous ai déjà exhortée à la quitter; il faut faire cela sagement et abandonner votre mari avec une prudence chrétienne. Madame, Dieu aura soin de vous, sans que vous vous en mêliez.

DIALOGUE VI

Les quiétistes abandonnent l'Évangile, l'Église et la tradition, pour suivre ce qu'ils appellent faussement volonté de Dieu. Béatitude et purgatoire des quiétistes en cette vie. État d'union essentielle selon eux, dans lequel l'âme, pour demeurer en Dieu, n'a plus besoin de Jésus-Christ médiateur.

LA PÉNITENTE. Voilà, mon Père, cet excellent ami, dont je vous ai entretenu plusieurs fois : c'est mon beau-frère, de qui je vous ai promis la connaissance, l'homme du monde après vous à qui j'ai plus d'obligation. J'espère recevoir de vous deux de pareils remerciements, de vous avoir fait connaître l'un à l'autre, et par là mis en état de vous estimer réciproquement, comme vous le devez.

LE DOCTEUR. Je souhaite, mon Révérend Père, que cette entrevue soit utile à celle qui a bien voulu la ménager. Que ma sœur apprenne de vous ou de moi, ou de tous deux ensemble, si cela se peut, les choses les plus essentielles à son salut. Nous lui devons tous deux la vérité, et moi plus particulièrement, et par l'alliance que j'ai avec elle, et par la reconnaissance sur l'honneur qu'elle me procure aujourd'hui, en me présentant à un homme de votre mérite.

LE DIRECTEUR.

Votre réputation, monsieur, est venue jus

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