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La Bruyère n'eut donc aucune difficulté à être reçu. Il avait avec quelque émotion, sur les registres de l'Université, paraphé la supplique où il demandait à soutenir ses thèses. Gaillardement, il parapha l'inscription de licence qui, le même jour, lui permettait d'affronter l'existence sans crainte d'être opprimé par elle.

CHAPITRE III

LA BRUYÈRE AVOCAT

Pendant huit années, La Bruyère va exercer la profession d'avocat. Deviendra-t-il un de ces beaux parleurs dont on publiera, comme des modèles d'éloquence on écrirait plus volontiers de pédanterie les plaidoyers interminables? Nullement. Il demeurera dans l'ombre. Avec l'aide de ses parents les procureurs, il pouvait rapidement achalander son cabinet. Il n'était même pas nécessaire qu'à l'exemple de ses confrères juvéniles, il pourchassât le client et se livrât, pour subsister, à de honteuses compromissions.

Or le plus profond mystère s'étend sur cette partie de son existence. S'il a plaidé, ses plaidoiries n'eurent pas de retentissement. Aucun de ces personnages mêlés par des fonctions diverses à la société du Palais, et qui laissèrent des mémoires, n'enregistre son nom. Il est certain cependant que le jeune homme avait une haute conception de son rôle, conception d'ailleurs trop élevée et qui risquait de le desservir. Un vif sentiment de la justice et le goût de discourir pour prononcer autre chose que des phrases creuses, entremêlées de latin, durent lui valoir plus d'antipathie que d'admiration.

A notre avis, il fut un avocat médiocre, chargé, le plus souvent, de défendre d'humbles causes, les défendant avec des arguments solides, mais les perdant pour l'unique raison qu'elles étaient celles de gens du peuple, pauvres et sans protecteurs. Quiconque, en effet, a pénétré, à l'aide des documents, les âmes des magistrats du dix-septième siècle, sait qu'elles étaient cupides et partiales, surtout en

matière de procédure civile, et que le riche avait sur le besogneux l'avantage d'acheter les consciences.

Nous pensons néanmoins que, malgré son écœurement, La Bruyère fréquenta assidûment cette région vivante de l'île de la Cité et qu'il y trouva un merveilleux champ d'observation. De la rue du Grenier-Saint-Lazare, où était son logement, il y pénétrait par le Pont au Change, par ce pont « blanc comme satin », chargé de lourdes maisons et qu'encombrait perpétuellement une circulation intense. Il enfilait la rue de la Barillerie (1), étroite et tortueuse, flanquée, d'un côté, de noires officines de marchands, de l'autre, dominée par la masse compacte du Palais. Franchissant l'une des portes ogivales ouvertes entre les tours massives qui jalonnaient les murailles en façade, il entrait dans la cour de Mai. Là, évoluaient en foule les gens affairés. Il traversait leurs rangs et se dirigeait vers le perron immense où les valets à louer attendaient des maîtres. A gauche, la Sainte-Chapelle, accolée aux bâtiments principaux, dressait sa fine silhouette aux clochetons dorés. Sur les degrés de son propre perron, les libraires avaient bâti des boutiques et le chapitre, non loin de là, avait établi ses domiciles.

Gravies les quelques marches où causaient, avec force gestes, les plaideurs et les coquefredouilles venus pour se divertir, La Bruyère entrait dans la splendeur de la Grand’Salle. Un lion de pierre dorée en gardait la porte. Haute et spacieuse, cette Grand'Salle appuyait ses voûtes massives sur de lourdes colonnes aux pilastres doriques où des piédestaux attendaient les statues des rois. Son parquet se composait de larges dalles de marbre blanc et noir. À l'une de ses extrémités, une chapelle, resplendissante de dorures et de représentations pieuses, supportait l'horloge qui réglait les heures des audiences. A l'autre, était installée la table de marbre de la prévôté. Un escalier montait à la Cour des Aides. Les différentes chambres de justice s'ouvraient sur ce hall majestueux, entre les piliers duquel

(1) Actuellement boulevard du Palais.

s'élevaient les boutiques des libraires, lingères et autres marchands. La théorie de ces boutiques se poursuivait dans les salles voisines, salles Dauphine et des Merciers, galerie des Prisonniers.

La Bruyère retrouvait en ce lieu le tohu-bohu de la rue. et de la cour de Mai. Ce n'étaient partout que gens glapissant et courant. La marchandise sollicitait les uns; leurs procès, les autres. Tous clamaient et faisaient un terrifiant vacarme, que les huissiers dominaient, annonçant, à gueule distendue, d'onéreuses criées. Ici, un laquais mécontent rossait un vendeur de pain d'épices; là, un prêtre, avec quelques fesse-cahiers, discutait pour l'obtention d'un bénéfice. Plus loin, un ruffian, sous l'image royale, compissait un vénérable pilier. Ailleurs, un rapporteur écoutait, résigné, le galimatias d'un exotique. En paquets, piétinants et bavards, des paysans attendaient que le tribunal conciliât leurs différends de bornes, terres et poulets. Assaillis par des multitudes hurlantes, des procureurs fléchissaient sous l'éloquence persuasive. Des femmes en instance de divorce épandaient, emmi les robes d'avocats, leurs doléances et leurs griefs, affirmant l'inconstance ou l'impuissance maritale, réclamant la rupture ou le congrès. Et lorsque la langue asséchée de tous ces babillards salivait douloureusement, ils allaient par groupes s'abreuver à la buvette où trônait une accueillante hôtesse.

Parfois un avocat célèbre traversait la presse, homme de «grand caquet » qui, devant la barre, développait, pour la plus mince cause, une phraséologie emphatique. On s'écartait avec déférence et la robe noire passait. Et passaient aussi, écarlates ou sombres, les robes de velours, satin, damas, taffetas des présidents, conseillers, secrétaires, greffiers, huissiers et autres tenants de l'omnipotente chi

cane.

Et, les contemplant, La Bruyère déplorait qu'elles cachassent un tel fonds d'avidité. Le plaideur, il le constatait amèrement, n'était qu'une proie entre les mains de ces personnages. Ils vidaient ses poches avec une dextérité de tire-laine. Charles Sorel, avant lui, l'avait spécifié :

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<«< Leurs plus ordinaires discours ne sont que d'argent. Et Christine de Suède, plus tard, disait à son tour : « Solliciter pour son droit, c'est outrager la magistrature. Cependant, point de procès chez vous sans solliciteuse, et, quand elles sont jeunes et belles, on troque, sans examen, faveurs pour gain de cause. »

Mais La Bruyère ne voulait pas se rendre à l'évidence. Se promenant dans les galeries diverses, il se demandait souvent par suite de quelle inadvertance le monde des marchands se mêla, dans ce Palais sévère où la justice eût dû demeurer solitaire et réfléchie, au monde de la procédure. Il en arrivait à conclure qu'à la vérité cela était très naturel, le commerce n'étant qu'une chicane où l'argumentateur le plus subtil l'emporte. Il éprouvait d'ailleurs un vif plaisir à hanter les vastes couloirs où s'érigeaient les boutiques galantes des libraires, des lingères, des mercadents (1), des bijoutiers et des parfumeurs.

Les commerçants se faisaient une concurrence effrénée et querelleuse. Louant à voix de fausset leurs articles, ils allaient, sans scrupule, quérir le chaland au milieu de la foule. Ils l'amenaient de force devant leurs éventaires et parfois se l'arrachaient l'un l'autre. Généralement ils n'avaient pas besoin de le violenter. Les galeries du palais étaient des lieux de rendez-vous. Muguets et coquettes s'y réunissaient, d'un commun accord, devant les marchandises frivoles. Leur galanterie déshonorait le temple de Thémis. Ils liaient conversation en achetant parures et affiquets. Les unes résistaient rarement aux cadeaux de dentelles ou de points coupés que les autres leur offraient avec libéralité. Maintes caresses s'échangeaient, et maintes paroles tendres, et maints billets doux à la faveur de l'encombrement. Et, sur ce chapitre amoureux, on était assuré de la complaisance du boutiquier.

Plus austère était le magasin du libraire. Il y avait toujours en celui-ci quelque pièce discrète, éloignée du bruit, où s'assemblaient, en conciliabule, les écrivains. Là,

(1) Marchands de légères merceries.

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