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Il n'a pu voiler tout à fait le goût que lui inspirait Catherine Turgot, femme de Gilles d'Aligre de Boislandry:

ARTHÉNICE

On ne sait, écrivit-il de celle-ci, si on l'aime ou si on l'admire ; il y a, en elle, de quoi faire une parfaite amie, il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l'amitié. Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite, et ne croit avoir que des amis. Pleine de vivacités et capable de sentiments, elle surprend et elle intéresse ; et sans rien ignorer de ce qui peut entrer de plus délicat et de plus fin dans les conversations, elle a encore de ces saillies heureuses qui, entre autres plaisirs qu'elles font, dispensent toujours de la réplique. Elle vous parle comme celle qui n'est pas savante, qui doute et qui cherche à s'éclaircir; et elle vous écoute comme celle qui sait beaucoup, qui connaît le prix de ce que vous lui dites, et auprès de qui vous ne perdez rien de ce qui vous échappe. Loin de s'appliquer à vous contredire avec esprit et d'imiter Elvire, qui aime mieux passer pour une femme vive que marquer du bon sens et de la justesse, elle s'approprie vos sentiments, elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit vous êtes content de vous d'avoir pensé si bien, et d'avoir mieux dit encore que vous n'aviez cru. Elle est toujours au-dessus de la vanité, soit qu'elle parle, soit qu'elle écrive: elle oublie les traits où il faut des raisons; elle a déjà compris que la simplicité est éloquente. S'il s'agit de servir quelqu'un et de vous jeter dans les mêmes intérêts, laissant à Elvire les jolis discours et les belles-lettres, qu'elle met à tous usages, Arthénice n'emploie auprès de vous que la sincérité, l'ardeur, l'empressement et la persuasion. Ce qui domine en elle, c'est le plaisir de la lecture, avec le goût des personnes de nom et de réputation, moins pour en être connue que pour les connaître. On peut la louer d'avance de toute la sagesse qu'elle aura un jour, et de tout le mérite qu'elle se prépare par lesannées, puisque avec une bonne conduite elle a de meilleures intentions, des principes sûrs, utiles à celles qui sont comme elle exposées aux soins et à la flatterie; et qu'étant assez particulière sans pourtant être farouche, ayant même un peu de penchant pour la retraite, il ne lui saurait peut-être manquer

que les occasions, ou ce qu'on appelle un grand théâtre, pour y faire briller toutes ses vertus.

On avait marié, à treize ans, cette merveille à un homme. qui passait pour un sot et pour un pied-plat. Il est vraisemblable que La Bruyère fréquenta leur logis, rue de la Perle, où la zizanie ne tarda point à s'installer. Eut-il de la tendresse, pour cette jeune femme, ou de l'amitié? On est réduit à des conjectures. La mésintelligence d'Arthénice avec son mari éclata au grand jour, provoqua des scandales et une séparation que les vaudevillistes commentèrent, ordurièrement. On a dit que le moraliste publia, en 1694, dans la huitième édition des Caractères, ce portrait laudatif pour répondre aux outrages qui accablaient Mme de Boislandry. D'aucuns voient dans son acte un blâme, ce portrait débutant par quelques phrases bizarrement mises au passé. La Bruyère aurait, de cette sorte, marqué que son amie était telle dans le temps où il écrivait cette prose.

Qu'elle l'ait ou non déçu, il éprouva pour elle un sentiment certain, car elle joignait à une beauté de madone une humeur douce et une grande lucidité d'esprit. Elle écrivait, en outre, fort agréablement. Mais le théâtre sur lequel devaient « briller toutes ses vertus »> ne fut point celui qu'avait imaginé le moraliste. Du vivant même de celui-ci, Mme de Boislandry s'agrégea à la troupe libertine de Mgr de Vendôme et de la duchesse de Bouillon. Elle fut l'une des déesses de la société galante du Temple. L'esprit piquant de Chaulieu la captiva au point qu'elle voua un amour effréné à ce barbon de soixante ans. Elle devait, plus tard, lui préférer un chérubin de seize ans, le marquis de Lassay, auquel, à l'exemple de Mme de Villedieu, dont elle était, dit-on, la disciple en littérature, elle donna des leçons de tendres soupirs. Mais, à cette époque, La Bruyère ne pouvait plus souffrir de cette lamentable destinée, parce qu'il était disparu de ce monde.

Ce sont, assurément, les désillusions de cette sorte qui contribuèrent à le détourner de l'amour. Visiblement, à ce dernier, il préféra toujours l'amitié, le sentiment

simple à la passion complexe. Le moment vint même où l'amitié tint dans son cœur une place unique et délicieuse. Il était d'ailleurs exigeant et ne se contentait point de tièdes protestations. Il lui fallait de chaudes certitudes et des sécurités. Aussi a-t-il énoncé quelques principes, en matière de commerce amical, que les hommes seraient peu disposés à approuver :

Il y a un goût, dans la pure amitié, où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres.

Il est plus ordinaire de voir un amour extrême qu'une parfaite amitié.

Quelque délicat que l'on soit en amour, on pardonne plus de fautes que dans l'amitié.

L'amitié a besoin de secours : elle périt faute de soins, de confiance, de complaisance.

Nous avons nommé la plupart de ceux qui entourèrent ses dernières années et qui comblèrent sa soif d'affection. Ils furent peu nombreux et choisis avec soin. La Bruyère les obligeait volontiers lorsqu'ils éprouvaient quelque infortune, car il était charitable sous ses dehors bourrus. Il leur demandait surtout de lui dispenser la douceur de causeries tantôt doctes et tantôt familières.

Ces causeries furent, au déclin d'une vie qui devait être courte, sa seule distraction avec le travail qui occupait ses journées. Lentement, posément, il achevait de perfectionner ses Caractères, se refusant, malgré les invites de ses admirateurs, à poursuivre, avec un nouvel ouvrage, son apostolat de réformateur social. Le Père Léonard assure qu'il aurait utilisé ses loisirs à tracer les portraits de ses collègues les académistes. Il est improbable que cette tâche lui ait paru de quelque utilité ou de quelque agrément. Il avait exhalé toutes ses haines durant la période de combat qui suivit son élection. Elles s'étaient, depuis, apaisées.

Mais il subissait toujours la douce influence de Bossuet. Cette influence si décisive dans l'élaboration des Caractères devait une fois encore se manifester dans l'œuvre qu'il avait ébauchée au seuil du tombeau. Nous avons dit

qu'il était animé d'une piété vive. Il avait, avec indignation, étudié les doctrines de quelques mystiques, les quiétistes, qui, sous l'impulsion de Molinos, prêtre de l'église de Saragosse, rêvaient d'instaurer, dans la religion catholique, une sorte d'hérésie. Mme Guyon et Fénelon, en France, avaient repris les erreurs du prêtre saragosain, condamnées à Rome, et s'efforçaient de les répandre. L'évêque de Meaux avait entrepris contre ces chimériques une lutte violente, qui devait aboutir à l'emprisonnement de l'une et à la soumission de l'autre.

La Bruyère n'était pas resté indifférent à cette bataille. Sans doute s'était-il entretenu avec Bossuet, au cours de ses séjours à Paris, des singulières œuvres que Mme de Maintenon, du haut de son trône morganatique, patronnait de sa pieuse autorité. Il jugeait, assurément, le mal assez considérable pour que tous les hommes susceptibles d'y remédier apportassent à le combattre leur énergie décuplée. Il crut que l'arme la plus terrible dont on pouvait se servir, contre les quiétistes, était le ridicule. Le ridicule arrêterait plus sûrement leurs manœuvres que les mandements des évêques, les excommunications papales, les emprisonnements qui attiraient sur leurs persécutions la pitié publique. Ainsi servirait-il la cause orthodoxe et, dans l'ombre, discrètement, aiderait-il au triomphe de Bossuet. Il entama donc une série de Dialogues sur le Quiétisme, où il utilisa abondamment, pour en montrer l'absurdité, les propos de Molinos, Falconi, La Combe, Malaval, d'Estival et autres fols, dont Mme Guyon. Il n'avait confié son secret à personne. En mai 1696 seulement, ayant parachevé sept de ces dialogues, à la fin d'un repas où il avait traité Antoine Bossuet, frère aîné de l'évêque, il sortit le manuscrit de sa poche et en lut des extraits à son convive.

DIALOGUES POSTHUMES

DU SIEUR DE LA B***

SUR LE QUIÉTISME

DIALOGUE PREMIER

Que l'oraison de simple regard dispense et tient lieu, selon les quiétistes, de toutes les autres prières et même des bonnes œuvres. Qu'elle empêche de faire le bien auquel on se sent porté et qu'on a la volonté de faire. Que, sous prétexte de n'écouter que Dieu et de suivre ses mouvements, on omet les devoirs les plus essentiels. Différence de la doctrine des catholiques et des quiétistes sur les motions divines. Contradictions des derniers sur ce sujet.

LE DIRECTEUR. Ah! madame, quelle consolation pour moi de vous voir aujourd'hui ! Je songeais à vous lorsqu'on vous a annoncée, et il me semblait qu'on ne vous avait point vue depuis ce jour que je vous dressai un plan de toute notre doctrine, que vous comprîtes si bien, et en si peu de temps. Je commençais tout de bon à être fort inquiet de votre santé qui m'est très chère, comme vous savez: il y a dans ma chambre un billet tout écrit que j'allais envoyer ce matin chez vous par le petit saint, pour apprendre de vos nouvelles.

LA PÉNITENTE. Il ne vous en aurait pas rapporté de fort bonnes, mon Père: on ne peut être plus languissante que je l'ai été ces jours-ci.

LE DIRECTEUR.

Vous m'affligez, madame; mais levez

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