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CHAPITRE VIII

LES

LA BRUYÈRE GENTILHOMME DE M. LE DUC. CARACTÈRES (suite). — LA BRUYÈRE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

En même temps que paraissaient, à Paris, les trois premières éditions des Caractères, d'autres, autorisées par le partage du privilège ou clandestines, étaient lancées par des libraires lyonnais et bruxellois. Étienne Michallet avait donc fait une heureuse affaire. La dot de sa fille s'arrondissait avec une rapidité extraordinaire. Elle devait, en quelques années, atteindre la somme de deux cent mille francs. Si La Bruyère avait pu prévoir que cette fortune tomberait, par le mariage de Mlle Michallet avec CharlesRémy de Jerly, entre les mains d'un de ces partisans qu'il couvrait de son mépris, peut-être n'eût-il pas montré tant de désintéressement. Peut-être aussi n'eût-il pas consenti à remanier sans cesse son œuvre et à la compléter d'une infinité de réflexions et de portraits.

La quatrième édition, publiée au début de 1689, fut, en effet, grandement augmentée et apparut, à la vérité, comme un travail presque entièrement inédit. Michallet, sans aucun doute, mû par l'intérêt, avait supplié La Bruyère d'agir de la sorte, et celui-ci, flatté par le succès, avait exaucé son vœu. Habilement le libraire annonçait, sur les titres, les augmentations qui, dans le texte et à la table, étaient signalées. Avec cette quatrième édition commençait, dès lors, le succès de scandale.

La Bruyère, pour motiver l'accroissement de son texte, indiquait que son désir consistait à laisser à la postérité

<«< un ouvrage de mœurs plus complet, plus fin et plus régulier ». Mais, à la vérité, ce qu'il ajoutait surtout, c'étaient des caractères. Il est permis de croire que beaucoup, parmi ces caractères, avaient pour but d'atteindre des gens qu'il méprisait, qu'il haïssait, dont il avait reçu des humiliations ou des offenses. Il avait soin de dissimuler leurs noms sous des désignations tirées d'auteurs anciens, comme Diogène Laërce, Ovide, Virgile, Térence, Horace, Pétrone, etc..., ou d'auteurs contemporains, comme La Fontaine, Corneille, Balzac, Molière, Madeleine de Scudéry, Malherbe, La Calprenède, etc... Mais il ne trompait personne. Des clefs manuscrites circulaient dans la ville où les véritables noms étaient indiqués. Vainement protestait-il. La méchanceté publique étouffait sa protestation.

On le redoutait. Des gens le présentèrent comme un diffamateur à la solde des princes, ses maîtres : « C'est M. le duc de Bourbon, écrit un de ses émules bourguignons, Pierre le Gouz, qui payait à La Bruyère une pension de quinze cents livres par an pour faire ses Caractères contre, tout le monde. Les princes ont chez eux des bêtes malignes qui mordent tout le monde. » Les haines grandirent autour de lui à tel point qu'on se demande quelle protection puissante lui évita la bastonnade.

Cependant, il continuait paisiblement sa tâche. En tête de la cinquième édition (1690), également augmentée, il annonçait que son intention était de s'arrêter en si beau chemin. Mais c'étaient là paroles spécieuses. Les éditions suivantes, jusqu'à l'article de la mort, contiendront toutes des adjonctions importantes. Quelques-uns tentèrent d'accréditer la légende que la marquise de BelleforièreSoyecourt, amie de La Bruyère, était le véritable auteur de son œuvre. Partout on fit le vide autour de lui. Dès qu'il paraissait dans une assemblée, chacun évitait de fixer son attention, par crainte de voir son portrait figurer dans une prochaine édition du livre calomniateur.

Simon de Troyes nous a conservé un passage d'un ouvrage ou d'un manuscrit de l'époque qui spécifie bien l'état

d'esprit de ses contemporains à l'égard de Menippe (La Bruyère):

Vous vous trompez, Alcandre, quand vous dites que Démophore est méchant; non, il n'est que ridicule, choquant et insupportable. Il ne faut point le livrer avec les assassins et les empoisonneurs au sévère et inflexible Radamante. Il est seulement de la juridiction de Ménippe. Celui-ci instruira son procès et vengera bien mieux le monde sans effusion de sang. Ô heureux siècle où un seul Ménippe suffit à tant de Démophores ! Il creuse dans le ridicule comme dans une mine, et il y trouve tous les jours de nouveaux trésors. Un homme parle mal, et Ménippe a ses raisons pour le laisser parler; mais attendez un peu cet homme est déjà sur les tablettes et sera dans peu de jours à la merci de l'imprimeur.

Quand Ménippe sort de chez lui, c'est pour étudier les attitudes de tout le genre humain et pour peindre d'après nature. Il n'est seulement pas peintre, il est encore anatomiste. Voyezvous cet homme vain et arrogant dans sa fortune? Il est ravi de croire que Ménippe l'admire. Quelle erreur! Ménippe le dissèque dans ce moment et le fait servir de sujet aux écoles publiques; il n'y a veine ni fibre qu'il ne cherche; il tire de ce cœur les plus secrets ressorts des passions et y découvre la circulation de tous les vices. Mais qui ne tremblerait devant lui! Il va travailler impunément au milieu des cours, des galeries, des appartements. Aucun lieu n'est sûr. Il a toujours sur lui de quoi faire à chaque homme pis que la grande opération. Excluez-le d'une compagnie, vous n'y gagnerez rien. Il sait trouver de loin le point de perspective satirique, et chacun sera peint avec une cruelle ressemblance. Mais chacun, en lisant, n'osera se reconnaître et donnera avec un plaisir malin à un autre ce qui est fait pour lui-même. Toutes les sottises sont dues à Ménippe; aussi viennent-elles toutes à lui. D'abord il s'anime, son sourcil s'élève, sa rêverie profonde menace les hommes marqués à son coin: la bombe va crever sur eux. Le faux, le vain, le froid, le puéril, l'outré sont ses profits. C'est de quoi il vit; voilà toute sa consolation en ce monde et il la place dans un riche fonds. Il n'y a qu'un certain nombre d'hommes qui sont pour lui une terre ingrate, je veux dire les hommes vrais, les simples. Il ne saurait rien faire de la vertu et du bon sens; il se rouille avec le mérite. Quand il ne trouve que d'honnêtes gens, il gémit et se reproche d'avoir

perdu sa journée. Heureusement pour lui, le nombre en est petit (1).

La Bruyère dédaignait la plupart des insinuations. Il répondait cependant, de temps à autre, à quelques-unes. Il avait surtout à cœur de relever les erreurs qui lui étaient reprochées dans sa traduction de Théophraste. Ménage, bien que l'abbé Régnier-Desmarais lui eût procuré la connaissance de La Bruyère, n'avait pu se défendre de pédantiser sur les Caractères. Sa vie est pleine de batailles de plume. Il signala des phrases et des mots que le moraliste avait vraisemblablement empruntés à Cervantès, à Mateo Aleman, à Beroalde de Verville. Il critiqua enfin certains passages de Théophraste, à son avis mal entendus. La Bruyère lui donna ses raisons dans une lettre fort modérée. Puis, dans la cinquième édition des Caractères, il dessina ce portrait du pédant:

Il y a des esprits, si je l'ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent faits que pour être le recueil, le registre ou le magasin de toutes les productions des autres génies; ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs; ils ne pensent point, ils disent ce que les autres ont pensé; et comme le choix des pensées est invention, ils l'ont mauvais, peu juste et qui les détermine plutôt à rapporter beaucoup de choses que d'excellentes choses; ils n'ont rien d'original et qui soit à eux ; ils ne savent pas ce qu'ils ont appris, et ils n'apprennent que ce que tout le monde veut bien ignorer, une science vaine, aride, dénuée d'agrément et d'utilité, qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors de commerce, semblable à une monnaie qui n'a point cours on est tout à la fois étonné de leur lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont ceux que les grands et le vulgaire confondent avec les savants et que les sages renvoient au pédantisme.

Ménage affecta de ne point se reconnaître dans ce caractère. Il se souvenait que jadis Molière l'avait férocement

(1) Bibliothèque de Troyes, ms no 2789, Recueil de pièces de théâtre et de mélanges littéraires composés ou recueillis par E.-T. Simon de Troyes, t. IV, p. 139-140, Portrait de M. de La Bruyère, 1696.

silhouetté, dans Les Femmes savantes, sous les traits de Vadius. Il lui déplaisait d'égayer une seconde fois le monde où il promenait sa robe d'abbé tour à tour galant et sentencieux.

Ainsi se vengeait La Bruyère de ses censeurs et de ses ennemis. Mais s'il avait d'innombrables adversaires qui volontiers l'eussent fait pendre haut et court, il avait aussi des amis. Des satiriques, comme Furetière, auteur de bonnes poésies, de curieuses allégories et de notre premier Dictionnaire, approuvaient hautement ses Caractères. Des académiciens, comme Charpentier, qui plus tard changea d'avis, considéraient son ouvrage comme le meilleur que l'on pût écrire en ce genre. Bossuet, de loin comme de près, l'entourait d'une sympathie constante. Fénelon goûtait son commerce lorsque les circonstances les mettaient en présence. Racine qu'il admirait lui accordait une vénération identique. Boileau reconnaissait en lui « un fort honnête homme » ayant « du savoir, de l'esprit et du mérite ». Le Père Bouhours lui prodiguait sans crainte les éloges. Mathieu Marais l'envisageait comme «< un conquérant, un Alexandre dans les lettres » et aussi comme « un Montaigne mitigé ».

Il avait encore d'autres amis, des amis aujourd'hui fort obscurs, mais qui, à la fin du dix-septième siècle, occupaient des situations honorables. La liste en serait longue. Nous ne la donnerons pas. Il avait aussi des disciples qu'il ne connut et même qu'il ne soupçonna jamais. Ils étaient disséminés aux quatre coins du royaume. Ils lisaient et relisaient les Caractères, et dans les recueils où ils mentionnaient les poésies et les proses pour lesquelles ils avaient une prédilection, le nom du moraliste revenait souvent (1). D'autres même s'efforçaient de railler, à son exemple, mais d'une plume inhabile, les vices du siècle (2).

(1) Bibliothèque d'Arles, ms no 69, Excerpta (fin du dix-septième siècle), Extraits des caractères; Bibliothèque de Marseille, ms no 510, Pensées morales et pieuses tirées de quelques grands auteurs, pour tous les jours de l'année, 1742 (SAINT-ÉVREMOND, LA ROCHEFOUCAULD, LA BRUYÈRE, etc.).

(2) Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms no 2544, fos 43 et suiv. Voir

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