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l'oncle. Fortifiés dès lors par l'air sain du Vendômois, ils pouvaient entreprendre des études. On les mit dans les meilleures écoles du temps. Jean III, notre héros, entra chez les Pères de l'Oratoire. Le révérend Sénault dirigeait leur collège. Il descendait du sieur Sénault, ancien membre du conseil des Seize, et l'Oratoire était, au dire d'Édouard Fournier, le refuge des débris de la Ligue. Ils y avaient porté, ajoute cet écrivain, avec une grande ardeur de catholicisme, je ne sais quelle indépendance, dont la société moins libre des jésuites ne se fût pas accommodée. Il existait entre les deux ordres communauté dans la foi, mais vif antagonisme pour le reste, même pour l'éducation des enfants et les choses à leur apprendre. Chez les jésuites dominaient les études latines; à l'Oratoire, comme à Port-Royal, les études grecques s'y mêlaient à part presque égale et apportaient, avec Aristote et Platon, un peu plus de cette philosophie et de ce libre. penser dont s'effrayait la Société de Jésus. Corneille, qui fut élève des jésuites, savait à peine le grec, et Bossuet ne l'apprit qu'après être sorti de leurs mains, tandis que Racine, qui était de Port-Royal, et La Bruyère, qui était de l'Oratoire, furent d'abord, et sans avoir besoin d'une instruction complémentaire, de fort bons Grecs, comme on disait ».

La Bruyère, chez les Pères de l'Oratoire, apprit donc le grec d'une manière excellente, selon les uns, insuffisante, selon les autres. Il devait utiliser à traduire Théophraste sa connaissance de cette langue, mais, dans le monde, elle ne lui donnait d'autre avantage que celui d'être méprisé comme « un grimaud » et comme « un philosophe ».

On serait heureux de savoir comment se forma son esprit et quelles influences s'y manifestèrent tour à tour. Or, on est réduit à de simples conjectures. Les Caractères ne contiennent à peu près rien sur cette jeunesse studieuse. On se représente difficilement l'adolescent sous l'aspect d'un garçon joufflu et exubérant. On le voit, au contraire, maigre et pâle, silencieux et observateur. On surprend en lui une sensibilité aiguë et qui, froissée par les mille spectacles de l'égoïsme humain, tourne peu à peu son

âme vers le pessimisme. Il est fier, et l'humilité de sa situation sociale l'expose à de nombreux déboires. De sorte qu'il se considère davantage dans son élément, et bien près de la fraternité, dans ce peuple laborieux, plein de générosité et de patience, qui œuvre autour de sa maison. Il le connaît admirablement, ce peuple. Et lorsque Donneau de Visé, fondant le Mercure galant, espère trouver en lui des admirateurs et des acheteurs en lui offrant des vers précieux ou des renseignements sur la mode : « C'est, lui dit-il sans ambages, ignorer le goût du peuple que de ne pas hasarder de grandes fadaises. » Il l'a vu un peu sous toutes ses physionomies dans le grand quartier retentissant du tintamarre de son travail, ou sur le Pont-Neuf, ou parmi les baraquements des foires Saint-Germain et Saint-Laurent. Là, devant les tréteaux des bateleurs et des chanteurs ambulants, il a compris quelle était sa littérature de prédilection et pourquoi les Gaultier-Garguille, les Bruscambille et Molière luimême conquirent son suffrage.

Au théâtre, à l'époque où l'on représentait l'Edipe de Corneille, l'une des admirations de sa quinzième année, souventes fois, perdu dans la confusion du parterre, il l'examinait, stupéfié de sa naïveté :

Certains poètes, écrira-t-il plus tard, sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites de vers pompeux qui semblent forts, élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît et, à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et pour l'amphithéâtre, que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre : je suis détrompé.

Dans sa propre famille, La Bruyère enfant retrouvait un autre aspect de ce peuple, aspect peu riant en vérité.

Il avait, en effet, du côté de sa mère, grands-parents et cousins appartenant au bas monde de la justice. Les Hamonyn étaient huissiers au Parlement, procureurs au Châtelet. On peut présumer qu'ils ne faisaient pas meilleure figure et qu'ils n'étaient pas pénétrés de sentiments meilleurs que leurs confrères. Or, ceux-ci, au dix-septième siècle, sont couverts de brocards, d'épigrammes, d'injures par tous gens sachant tenir une plume qui eurent recours à leur ministère.

Pour savoir ce qu'était un procureur, il faut surtout avoir recours à Furetière, qui met en scène ce type d'humanité dans son Roman bourgeois et dans ses Poésies diverses. Nul n'entamait un procès sans avoir affaire à ce personnage qui intervenait en son nom. Il était d'ordinaire vêtu comme un homme de village et offrait, à quiconque l'allait visiter dans son antre malpropre, aux environs du Palais de Justice, une mine bourrue. On le trouvait généralement au coin de son feu, le chef couvert d'un « gras bonnet de nuit », surveillant sa marmite où cuisait quelque délectable poularde. Si l'on faisait mine de l'entretenir de son différend, il se montrait généralement d'une brutalité sans exemple. On n'avait d'autre moyen de l'apaiser que de lui mettre dans la main quelque sac de pistoles ou quelque chapon bien truffé. Dès lors, il devenait aimable et consentait même à s'arranger pour que les magistrats du Parlement jugeassent votre cas avant l'heure de votre mort. Il était vain d'essayer de l'attendrir sans profit pour lui. Le pauvre, dans sa maison, ne subissait que rebuffades méprisantes.

Vollichon, tel est le nom que Furetière donna à ce coquin revêtu de la robe.

C'était, dit-il, un petit homme trapu, grisonnant et qui était du même âge que sa calotte. Il avait vieilli avec elle sous un bonnet gras et enfoncé qui avait plus couvert de méchancetés qu'il n'en aurait pu tenir dans cent autres têtes et sous cent autres bonnets car la chicane s'était emparée du corps de ce petit homme comme le démon se saisit du corps d'un possédé... Il faisait damner tous ceux qui avaient affaire à lui, soit en

qualité de ses clients, ou comme ses parties adverses. Il avait la bouche bien fendue, ce qui n'est pas un petit avantage pour un homme qui passe sa vie à clabauder, et dont une des bonnes qualités, c'est d'être fort en gueule. Ses yeux étaient fins et. éveillés; son oreille était excellente, car elle entendait le son d'un quart d'écu de cinq cents pas; et son esprit était prompt pourvu qu'il ne le fallût pas appliquer à faire du bien. Jamais il n'y eut ardeur pareille à la sienne, je ne dis pas tant à servir les parties, comme à les voler. Il regardait le bien d'autrui comme les chats regardent un oiseau dans une cage, à qui ils tâchent, en sautant autour, de donner quelques coups de griffe... Il avait une antipathie naturelle contre la vérité, etc...

Ainsi s'offraient à l'observation de La Bruyère ses parents les procureurs et leurs compères les huissiers. Soit qu'il allât les visiter dans leur logis, soit qu'il les accompagnât sur le quai Saint-Bernard où ils avaient coutume de jouer au jeu de boules, en s'injuriant et se gourmant, ses impressions étaient les mêmes. Il en revenait imprégné de tristesse et de dégoût. Son honnêteté native était soumise à rude épreuve. Néanmoins il ne médira point des fripons de « petite robe » et de leur sordide rapacité. Il ne leur reprochera point d'escroquer le plaideur. Il se bornera à leur signaler leur outrecuidance quand ils prétendront s'approprier, dans les cérémonies, les honneurs dus aux avocats.

Cette petite nation de pieds-plats sera même par lui excusée de se conduire sans honneur, car telle est l'attitude de toute la magistrature à cette époque. Par suite, elle ne le détournera point de son amour pour le peuple. Et même, lorsqu'il aura hanté les salons et le Louvre où fréquentent les seigneurs, il se déclarera avec éclat pour les humbles.

Si je compare ensemble, écrira-t-il, les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal; un grand ne veut faire aucun bien et est capable de grands maux. L'un ne se forme et ne s'exerce

que dans les choses qui sont utiles; l'autre y joint les pernicieuses. Là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise; ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse. Le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme celui-là a un bon fonds et n'a point de dehors; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter? Je ne balance pas je veux être peuple.

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Tel n'était pas, cependant, le désir de son père. Lorsque le jeune homme eut achevé ses études à l'Oratoire, Louis Ier essaya, évidemment, de le diriger vers une carrière dont il pût tirer à la fois profit et honneurs. Jean III était, comme ses ascendants, animé d'une foi profonde. On prétend qu'il endossa un instant la robe des oratoriens. Renonça-t-il par défaut de vocation à la mission d'instruire et de catéchiser ses contemporains? Fut-il déterminé à ce renoncement par des causes d'ordre matériel? Nul ne le pourrait dire. Toujours est-il que, peu après, il se plonge dans l'aride science du droit. Lentement, à Paris même, il prépare la licence qui fera de lui un avocat au Parlement.

La meilleure université de France, en matière de droit, était alors l'université d'Orléans. Elle groupait en ses écoles des étudiants de toutes les nations. Voiture, agrégé à la nation picarde, et bien d'autres qui devinrent célèbres au dix-septième siècle, y avaient pris leurs degrés. En juin 1665, Jean de La Bruyère, chargé de deux thèses imprimées De tutelis et donationibus, s'y présentait devant les régents chargés d'examiner la science des candidats. C'étaient, au dire de Perrault, des personnages plutôt indulgents et auprès desquels l'argent avait plus d'éloquence que le jargon judiciaire. Ils interrogeaient en pensant à leurs affaires, n'écoutaient point les réponses et se déclaraient satisfaits pourvu que l'on eût, à l'avance, réglé les frais dont ils tâtaient une part. Ils décernaient ensuite un parchemin qui parait le candidat d'une compétence en droit civil et en droit canonique. Celui-ci pouvait, dès lors, bavarder avec emphase par-devant Messieurs du Parlement, défendre la veuve et l'orphelin et tirer d'eux sa subsistance..

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