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qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables; ces grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement aux prêtres et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur. appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination, car ce peuple paraît adorer le prince et le prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment ***; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons.

Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints.

Si l'on ne se précautionne à la cour contre les pièges que l'on y tend sans cesse pour faire tomber dans le ridicule, l'on est étonné, avec tout son esprit, de se trouver la dupe de plus sots que soi.

Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de plus, l'on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en bâtiments et en bonne chère. L'on croit avoir plus de plaisir qu'un autre à entendre, à voir et à manger; l'on impose à ses semblables, et l'on se trompe soi-même.

Il y a un certain nombre de phrases toutes faites que l'on prend comme dans un magasin, et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les événements. Bien qu'elles se disent souvent sans affection et qu'elles soient reçues sans reconnaissance, il n'est pas permis avec cela de les omettre, parce que du moins elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes, ne pouvant guère compter les uns sur les autres pour la réalité, semblent être convenus entre eux de se contenter des apparences.

C'est beaucoup tirer de notre ami si, ayant monté à une grande faveur, il est encore un homme de notre connaissance.

Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite.

Il y a dans les cours des apparitions de gens aventuriers et hardis, d'un caractère libre et familier, qui se produisent d'euxmêmes, protestent qu'ils ont dans leur art toute l'habileté qui manque aux autres, et qui sont crus sur leur parole. Ils profitent cependant de l'erreur publique, ou de l'amour qu'ont les hommes pour la nouveauté; ils percent la foule et parviennent jusqu'à

l'oreille du prince, à qui le courtisan les voit parler pendant qu'il se trouve heureux d'en être vu. Ils ont cela de commode pour les grands qu'ils en sont soufferts sans conséquence et congédiés de même alors ils disparaissent, tout à la fois riches et décrédités, et le monde qu'ils viennent de tromper est encore prêt d'être trompé par d'autres.

Le favori n'a point de suites, il est sans engagement et sans liaisons; il peut être entouré de parents et de créatures, mais il n'y tient pas il est détaché de tout et comme isolé.

Une grande parure pour le favori disgracié, c'est la retraite. Il lui est avantageux de disparaître, plutôt que de traîner dans la ville le débris d'une faveur qu'il a perdue et de faire un nouveau personnage si différent du premier qu'il a soutenu; il conserve au contraire le merveilleux de sa vie dans la solitude, et, mourant pour ainsi dire avant la caducité, il ne laisse de soi qu'une belle idée et une mémoire agréable.

DES GRANDS

La prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle, et l'entêtement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs manières si général, que, s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait à l'idolâtrie.

L'avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous et leurs flatteurs ; mais je leur envie le bonheur d'avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les passent quelquefois.

Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie; mais de rendre un cœur content, de combler une âme de joie, de prévenir d'extrêmes besoins ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend point jusque-là.

Les grands dédaignent les gens d'esprit qui n'ont que de l'esprit; les gens d'esprit méprisent les grands qui n'ont que de la grandeur; les gens de bien plaignent les uns et les autres, qui ont ou de la grandeur ou de l'esprit sans nulle

vertu.

Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont

au-dessus de nous nous les rend haïssables, mais un salut ou un sourire nous les réconcilie.

Les grands croient être seuls parfaits, n'admettent qu'à peine dans les autres hommes la droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse, et s'emparent de ces riches talents comme de choses dues à leur naissance. C'est cependant en eux une erreur grossière de se nourrir de si fausses préventions; ce qu'il y a jamais eu de mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit et peutêtre d'une conduite plus délicate, ne nous est pas toujours venu de leur fond ils ont de grands domaines et une longue suite d'ancêtres, cela ne leur peut être contesté.

Qui peut dire pourquoi quelques-uns ont le gros lot, ou quelques autres la faveur des grands?

Les aises de la vie, l'abondance, le calme d'une grande prospérité, font que les princes ont de la joie de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbécile et d'un mauvais conte. Les gens moins heureux ne rient qu'à propos.

Les grands ne doivent point aimer les premiers temps, ils ne leur sont point favorables; il est triste pour eux d'y voir que nous sortions tous du frère et de la sœur. Les hommes composent ensemble une même famille, il n'y a que le plus ou le moins dans le degré de parenté.

Quelque profonds que soient les grands de la cour, et quelque art qu'ils aient pour paraître ce qu'ils ne sont pas et pour ne point paraître ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extrême pente à rire aux dépens d'autrui et à jeter un ridicule souvent où il n'y en peut avoir. Ces beaux talents se découvrent en eux du premier coup d'œil, admirables sans doute pour envelopper une dupe et rendre sot celui qui l'est déjà, mais encore plus propres à leur ôter tout le plaisir qu'ils pourraient tirer d'un homme d'esprit qui saurait se tourner et se plier en mille manières agréables et réjouissantes, si le dangereux caractère du courtisan ne lui imposait pas une fort grande retenue; il ne lui reste que le caractère sérieux, dans lequel il se retranche, et il fait si bien que les railleurs, avec des intentions si mauvaises, manquent d'occasions de se jouer de lui.

Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des princes un peu de celui d'incommoder les autres. Mais non, les princes ressemblent aux hommes ils songent à eux-mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur commodité; cela est naturel.

Les princes, sans d'autre science ni d'autre règle, ont un goût de comparaison; ils sont nés et élevés au milieu et comme dans

le centre des meilleures choses, à quoi ils rapportent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voient et ce qu'ils entendent. Tout ce qui s'éloigne trop de Lully, de Racine et de Le Brun est condamné.

Il semble que la première règle des compagnies, des gens en place ou des puissants est de donner à ceux qui dépendent d'eux, pour le besoin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre.

C'est avoir une très mauvaise opinion des hommes, et néanmoins les bien connaître, que de croire, dans un grand poste, leur imposer par des caresses étudiées, par de longs et stériles embrassements.

C'est une pure hypocrisie, à un homme d'une certaine élévation, de ne pas prendre d'abord le rang qui lui est dû, et que tout le monde lui cède; il ne lui coûte rien d'être modeste, de se mêler dans la multitude qui va s'ouvrir pour lui, de prendre dans une assemblée une dernière place, afin que tous l'y voient et s'empressent de l'en ôter. La modestie est d'une pratique plus amère aux hommes d'une condition ordinaire s'ils se jettent dans la foule, on les écrase; s'ils choisissent un poste incommode, il leur demeure.

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L'on se porte aux extrémités opposées à l'égard de certains personnages; la satire, après leur mort, court parmi le peuple, pendant que les voûtes des temples retentissent de leurs éloges. Ils ne méritent quelquefois ni libelles, ni discours funèbre ; quelquefois aussi ils sont dignes de tous les deux.

L'on doit se taire sur les puissants: il y a presque toujours de la flatterie à en dire du bien; il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et de la lâcheté quand ils sont morts.

Si les grands ont les occasions de nous faire du bien, ils en ont rarement la volonté, et s'ils désirent de nous faire du mal, ils n'en trouvent pas toujours les occasions ainsi l'on peut être trompé dans l'espèce de culte que l'on leur rend, s'il n'est fondé que sur l'espérance cu sur la crainte; et une longue vie se termine quelquefois sans qu'il arrive de dépendre d'eux pour le moindre intérêt, ou que l'on leur doive sa bonne ou sa mauvaise fortune. Nous devons les honorer parce qu'ils sont grands et que nous sommes petits, et qu'il y en a d'autres plus petits que nous qui nous honorent.

Ne parler aux jeunes princes que du soin de leur rang est un excès de précaution, lorsque toute une cour met son devoir et une partie de sa politesse à les respecter, et qu'ils sont bien moins sujets à ignorer aucun des égards qui sont dus à leur nais

sance qu'à confondre les personnes et les traiter indifféremment et sans distinction des conditions et des titres. Ils ont une fierté naturelle qu'ils retrouvent dans les occasions; il ne leur faut des leçons que pour la régler, que pour leur inspirer la bonté, l'honnêteté et l'esprit de discernement.

DU SOUVERAIN

Quand l'on parcourt, sans la prévention de son pays, toutes les formes de gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir : il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y de plus raisonnable et de plus sûr est d'es imer celle où l'on est né la meilleure de toutes, et de s'y soumettre.

Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain.

L'un des malheurs du prince est d'être souvent trop plein de son secret, par le péril qu'il y a à le répandre; son bonheur est de rencontrer une personne sûre qui l'en décharge.

Il ne manque rien à un roi que les douceurs d'une vie privée; il ne peut être consolé d'une si grande perte que par le charme de l'amitié et par la fidélité de ses amis.

Le plaisir d'un roi qui est digne de l'être est d'être moins roi quelquefois, de sortir du théâtre, de quitter le bas de soie et les brodequins, et de jouer avec une personne de confiance un rôle plus familier.

Rien ne fait plus d'honneur au prince que la modestie de son favori.

Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie, et la politique qui ne consiste qu'à répandre le sang est fort bornée et de nul raffinement; elle inspire de tuer ceux dont la vie est un obstacle à notre ambition: un homme né cruel fait cela sans peine. C'est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de s'agrandir.

Il y a peu de règles générales et de mesures certaines pour bien gouverner; l'on suit le temps et les conjonctures, et cela roule sur la prudence et sur les vues de ceux qui règnent; aussi le chef-d'œuvre de l'esprit, c'est le parfait gouvernement, et ce ne serait peut-être pas une chose possible si les peuples, par l'habitude où ils sont de la dépendance et de la soumission, ne faisaient la moitié de l'ouvrage.

Sous un très grand roi, ceux qui tiennent les premières places

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