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prêtres qui, du haut de leurs Cités du soleil, prenaient en pitié la petitesse de votre philosophie? En vérité, je n'ose en parler, car il ne faut pas insulter aux vaincus.

Vous seul êtes debout, vous seul avez grandi au travers des révolutions, vous seul avez exercé une salutaire et profonde influence. Que d'esprits rattachés ou ramenés par vous aux grandes vérités de la religion naturelle et de la morale! Quel autre prendra place à la suite de Descartes et de Malebranche dans l'histoire de la philosophie française; quel autre s'est approché davantage par le génie et par le style des grands maîtres du XVIIe siècle ? Pardonnez donc à mon amour de la philosophie et de votre gloire un peu de jalousie du temps que vous lui dérobez, même pour les lettres, même pour ces études exquises qui suffiraient à la gloire d'un autre, mais qui ne peuvent rien ajouter à la vôtre. Assez vous avez prouvé qu'il ne tenait qu'à vous, comme dit Thomas de Descartes, d'être le plus bel esprit du royaume. Dans votre noble et studieuse retraite, comme autrefois dans votre chaire de la Sorbonne, soyez tout entier à la philosophie. Mettez la dernière main à de grands monuments inachevés, prenez de nouveau l'empire sur la jeunesse, confondez les ennemis de la philosophie, forcez d'anciens adversaires à reconnaître enfin la pureté de vos doctrines. Quelle gloire ne vous est pas encore réservée, que de services la philosophie n'attend-elle pas encore de vous!

AVERTISSEMENT.

Depuis longtemps j'ai travaillé à faire un ouvrage de l'esquisse incomplète qui a eu l'honneur de partager le prix sur la question du cartésianisme, mise au concours par l'Académie des Sciences morales et politiques, et que j'ai publiée, il y a douze ans, avec le titre d'Histoire et critique de la révolution cartésienne (1). Aujourd'hui, je n'ai plus ni l'excuse de la précipitation d'un concours, ni celle de la jeunesse, et mon sujet a perdu ce qu'il avait encore de nouveauté quand je l'ai traité pour la première fois. De nouveaux et plus nombreux secours ne m'ont pas manqué, mais souvent ils m'ont accablé par l'impossibilité d'égaler ce que d'autres avaient fait avant moi. Je citerai les Fragments de philosophie cartésienne par M. Cousin, l'Essai sur l'histoire de la philosophie du XVIIe siècle par Damiron, l'Introduction à la traduction de Spinoza par M. Saisset.

Malgré des lacunes que je n'ai pu combler, je crois que cet ouvrage est l'histoire la plus complète qui ait encore paru de la grande époque de la philosophie française. J'y donne quelques détails nouveaux sur Malebranche, sur ses maîtres et ses disciples, sur son influence particulière au sein de l'école cartésienne; je fais l'histoire du cartésianisme, non seulement dans le XVIIe

(1) In-8. Paris. 1843, chez Joubert.

mais dans le XVIIIe siècle, non seulement en France mais à l'étranger. Pour l'honneur de la France on ne sait pas encore assez combien s'est étendue au loin l'influence de notre Descartes dans toute l'Europe, et on a le tort de croire que la philosophie du XVIIIe siècle a seule franchi nos frontières.

Le cartésianisme a rempli et, pour ainsi dire, pénétré tout le grand siècle. Non seulement la métaphysique et la physique, mais tous les ouvrages de l'esprit sont marqués de sa profonde empreinte. Il faut donc que ceux qui cultivent les lettres plutôt que la philosophie, l'étudient aussi, au moins comme une des plus grandes branches de notre littérature nationale, sous peine de n'en jamais comprendre qu' imparfaitement l'esprit et les idées.

Ceux-là encore devront l'étudier qui n'affectent de souci que pour la philosophie elle-même, et non pour son histoire. Aujourd'hui même le cartésianisme nous porte au cœur des questions qui s'agitent, qui s'agiteront toujours entre la philosophie et ses adversaires. Tous les jours nous le voyons, pas plus au XIXe qu'au XVIIe siècle, on ne peut parler pour ou contre la philosophie sans parler pour ou contre Descartes. L'abbé Terrasson a eu raison de dire: l'esprit de Descartes est l'esprit même de la philosophie.

Déjà un long espace de vie et bien des évènements se sont écoulés depuis que, pour la première fois, j'ai parlé de Descartes. Je lui demeure fidèle. Avec un peu plus de maturité, avec plus de recherches, on retrouvera dans cet ouvrage le même esprit et les mêmes doctrines.

HISTOIRE

DE LA

PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE

CHAPITRE I.

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Coup-d'œil sur l'état de la philosophie antérieurement à Descartes.-Influence de la renaissance des lettres sur la réforme philosophique. — Renouvellement des systèmes anciens.-L'autorité divisée et opposée à ellemême. Lutte entre Aristote et Platon. Lutte entre les divers commentateurs d'Aristote, entre le véritable Aristote et celui de la scholastique. Hardiesse du péripatétisme pur. - Pomponat. —Antithèse démontrée d'Aristote et de l'Eglise. — Abolition de la philosophie d'Aristote demandée au nom de la foi.-Patricius.-Divers philosophes anciens opposés à Aristote.-Préjudice porté à la scholastique par le cicéronianisme. -Parallèle entre les limites de la réforme philosophique et celles de la réforme religieuse. Premiers essais d'une philosophie indépendante. Excès de l'idéalisme et de l'empirisme. Ramus.-Bruno. - Vanini. Campanella. Visions du mysticisme. Le scepticisme, dernier terme

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du mouvement philosophique du XVIe siècle. Montaigne. Charron. -Sanchez.-Lamothe-Levayer.-Bacon, philosophe de la renaissance plutôt que père de la philosophie moderne. Bacon, physicien plutôt que métaphysicien.-Descartes, seul père de la philosophie moderne.—Portrait des philosophes de la renaissance.-Le XVIe siècle a détruit, mais n'a rien fondé. - Etat des esprits au commencement du XVIIe siècle. - Libertinage, athéisme de la littérature. — Mission de Descartes.

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Pour être juste envers Descartes, il faut connaître ce qui l'a immédiatement précédé. Comment, du sein de la confusion et des ténèbres de la philosophie du XVIe siècle, a tout à coup brillé l'éclatante et pure lumière du Discours de la Mé

thode? L'autorité des anciens régnait encore en philosophie; ou bien la raison, comme enivrée de sa liberté reconquise, sans méthode et sans règle, livrée à tous les caprices de l'imagination, à tous les emportements de la passion, se perdait, comme avant Socrate, dans des rêves sur l'universalité des choses; et voilà que tout à coup elle est irrésistiblement rappelée à l'étude d'elle-même et soumise à la plus sévère méthode. Des systèmes anciens plus ou moins infidèlement renouvelės; toutes les rêveries du néoplatonisme, de la cabale et du mysticisme, l'empirisme avec ses plus tristes conséquences, et, comme dernière conclusion, le scepticisme, tel était l'aspect de la scène philosophique au commencement du XVIIe siècle. C'est alors que s'élève une philosophie qui, subjuguant toutes les intelligences, porte également remède aux excès de l'empirisme et du mysticisme, qui coupe court au scepticisme, et dans laquelle, sur le fondement d'une première vérité inė– branlable, s'enchaînent toutes les grandes vérités nécessaires à la religion et à la morale. La face entière de la physique, comme celle de la métaphysique, est renouvelée. Où sont tous ces génies, tous ces démons dont l'imagination des alchimistes avait peuplé l'univers, ces entités mystérieuses, ces qualités occultes qui régnaient dans la science? Que sont devenues ces sciences par excellence du moyen âge et de la renaissance, l'alchimie, la magie, l'astrologie? Avec quelques lois générales du mouvement et avec la mécanique, Descartes les a pour jamais expulsées du domaine de la physique.

Mais, pour mieux apprécier l'œuvre de Descartes, il faut d'abord montrer que, si le XVIe siècle avait émancipé la raison, il n'avait pas su la régler, et que, s'il avait ruiné la scholastique, il ne l'avait pas remplacée.

Par la connaissance et la discussion des textes originaux, fruit de la renaissance des lettres grecques et latines, l'autorité en philosophie et en théologie fut d'abord contrôlée, opposée

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