Page images
PDF
EPUB

avons bien, de par devers nous, l'idée de substance, mais étant finis, nous ne pouvons tirer de nous l'idée de la substance infinie. Il faut donc qu'elle nous vienne d'un être qui en soit le patron et l'original, et qui possède formellement en lui-même toutes les perfections objectivement contenues dans l'idée que nous en avons. Or cet être éternel, infini, immuable, indépendant, tout connaissant, tout puissant ne peut être que Dieu, donc Dieu existe.

9

Telle est la preuve de l'existence de Dieu donnée par Descartes. Il l'a revêtue de différentes formes plus ou moins populaires, géométriques et scholastiques mais sous la diversité de ces formes elle est toujours la même, empruntant toute sa vertu de la seule idée de l'infini. 'On peut dire que l'idée de l'infini et cette preuve ont été le grand point de mire de tous les adversaires de la philosophie de Descartes. Nulle part il n'a été plus vivement attaqué, nulle part il ne s'est mieux défendu. J'indique rapidement leurs principales objections et les réponses de Descartes. L'humanité va en se perfectionnant, ne pourrait-elle donc un jour arriver à posséder formellement en elle toute la réalité objectivement contenue dans cette idée? Même en supposant, répond Descartes, un progrès sans fin dans l'humanité, jamais sa nature perfectionnée ne fournira à toute la réalité contenue dans cette idée. Car cette perfection ne serait d'abord qu'en puissance, tandis que celle de Dieu est actuelle, et en outre ce qui s'accroît et se perfectionne, ce qui a des degrés n'égalera jamais l'infini qui exclut tout progrès, tout nombre, tout degré. Tous nient la clarté de l'idée de l'infini, d'où ils prétendent qu'on n'en peut tirer aucune existence, surtout celle d'un être infini. Cependant Descartes leur avait répondu à l'avance dans la troisième Méditation: « L'idée de l'infini est fort claire et fort distincte, puisque tout ce que mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vrai, et qui contient en soi quel

que perfection est contenu et renfermé tout entier dans cette idée. Et ceci ne laisse pas d'être vrai, encore que je ne comprenne pas l'infini, et qu'il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre ni peut-être atteindre aucunement de la pensée, car il est de la nature de l'infini que moi qui suis fini et borně ne puisse le comprendre, et il suffit que j'entende bien cela, et que je juge que toutes les choses que je conçois clairement et dans lesquelles je sais qu'il y a quelque perfection, et peut-être aussi une infinité d'autres que j'ignore, sont en Dieu formellement ou éminemment, afin que l'idée que j'en ai soit la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en notre esprit. » Il dit encore dans cette même Méditation: « Je ne me dois pas imaginer que je ne conçois pas l'infini par une véritable idée, mais seulement par la négation de ce qui est fini, de même que je comprends le repos et les ténèbres par la négation du mouvement et de la lumière, puisqu'au contraire je vois manifestement plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie et partant que j'ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l'infini que du fini. » Tout ce que dit si bien Descartes dans les Méditations sur l'idée de l'infini, il le fortifie et l'éclaircit encore dans sa réponse à Gassendi. Fénelon, Malebranche, Bossuet n'ont eu qu'à développer ce que Descartes avait si fortement établi touchant la vraie nature et les caractères de l'idée de l'infini. Nul mieux que Descartes lui-même n'a démontré que cette idée n'est ni obscure, ni confuse, ni purement négative, qu'elle diffère essentiellement, par là même qu'elle n'admet ni degré ni progrès, de l'idée de l'indéfini, produit de l'imagination et de l'expérience, et qu'elle est la vivante empreinte de Dieu sur notre intelligence. Nous n'avons qu'un reproche à adresser à Descartes, celui de paraître faire intervenir le principe des causes, en remontant de l'idée de l'infini considérée comme

un effet à une cause infinie de cette idée, car nous pensons avec Fénelon et avec Malebranche que l'idée de l'infini est la vue immédiate de l'infini lui-même, ce qu'exprimera si fortement Malebranche en disant : « Si Dieu est pensée, il faut qu'il soit. >>

Mais quelque claire et évidente qu'il juge cette démonstration pour quiconque voudra sérieusement y appliquer son esprit, il conçoit des inquiétudes sur les difficultés qu'auront à la comprendre et à la retenir, ceux dont l'âme est obscurcie par des nuages sensibles. Craignant qu'ils ne se ressouviennent pas facilement de la raison pour laquelle il suit, de ce que nous avons en nous l'idée d'un être parfait, que cet être parfait existe réellement, il veut donner encore une autre preuve de l'existence de Dieu plus facile à saisir pour le vulgaire, et au lieu de la conclure d'une idée qui est dans notre intelligence, il annonce qu'il va la conclure directement du fait même de notre existence.

Il examine donc si de ce que lui-même existe avec cette idée de Dieu, il ne suit pas que Dieu existe. Si ce n'est pas Dieu qui nous a créés, trois hypothèses seulement sont possibles pour rendre compte du fait de notre existence, ou nous la tenons de nous-mêmes, ou de nos parents, ou de quelques autres causes moins parfaites que Dieu. Nous ne tenons pas notre être de nous-mêmes, car, d'un côté, nous nous connaissons comme un être incomplet et imparfait, de l'autre nous avons en nous l'idée de toutes les perfections. Ne les aurionsnous donc pas toutes réalisées en nous-mêmes, si nous nous étions faits nous-mêmes? Si notre existence dépendante prouve un être indépendant, le fait seul de la conservation de notre être prouve un créateur sans cesse créant. Ici apparaît pour la première fois une doctrine qui joue un grand rôle dans métaphysique cartésienne, celle de la création continuée, en faveur de laquelle Descartes allègue ici la mutuelle indé

pendance de toutes les parties infinies en nombre dans lesquelles on peut diviser le temps par la pensée. S'il n'y a aucune relation entre les parties du temps, de ce que je vis, l'instant d'à présent, il ne s'ensuit pas que je doive vivre l'instant d'après. Ai-je en moi le sentiment de quelque pouvoir au moyen duquel je puisse faire que moi qui suis maintenant, je sois encore un moment après ? Si j'avais ce pouvoir, je le connaîtrais, je le penserais, puisque je suis une chose qui pense. Je ne le connais pas, je ne le pense pas, il suit que je ne le possède pas et que je dépends de quelque être différent de moi-même. Ma conservation n'est donc qu'une répétition continuelle de l'acte qui m'a créé, et Dieu est démontré par le fait de notre durée comme par celui de notre existence. Faire dériver l'existence de nos parents ou de quelques autres causes moins parfaites que Dieu, serait contraire au principe d'après lequel il doit y avoir au moins autant de réalité efficiente dans la cause que dans l'effet. J'ai en moi l'idée de toutes les perfections, il faut que ces perfections se retrouvent dans la cause qui m'a produit; si cette cause les possède formellement, elle est Dieu, si objectivement, il faut remonter à un autre être qui les possède formellement, c'està-dire, à Dieu. Enfin, je ne puis être l'œuvre de plusieurs causes réunies qui, chacune en particulier, inférieure à l'idée des perfections que j'ai en moi, formeraient par leur ensemble un tout qui les égalerait, car nous donneraient-elles l'idée de toutes les autres perfections de Dieu, assurément elles ne nous donneraient pas celle de son unité et de sa simplicité. De tout cela il résulte que Dieu est nécessairement l'auteur de mon être, et, en conséquence, que Dieu existe de cela seul que j'existe ayant en moi l'idée d'une perfection souveraine. Quoique Descartes annonce cette seconde démonstration comme partant du seul fait de notre existence, elle a le même fondement que la première, à savoir la con

science de notre imperfection accompagnée de l'idée de l'être parfait, laquelle nécessite une cause de notre être en qui soient formellement toutes les perfections objectivement contenues en notre pensée. C'est donc la même démonstration sous une forme plus populaire et moins rigoureuse.

Mais il veut lui donner encore la forme et la rigueur d'une proposition de géométrie, tant il a à cœur d'élever au-dessus de tous les doutes cette vérité fondamentale de l'existence de Dieu. Ces deux premières démonstrations paraîtraient-elles fausses et insuffisantes à certains esprits, il prouvera qu'il y a encore autant de certitude dans cette proposition, Dieu existe, que dans une proposition géométrique quelconque. Déjà, dans le Discours de la Méthode, il avait indiqué en quelques lignes cette démonstration géométrique: <«< Revenant à examiner l'idée que j'avais d'un être parfait, je trouvais que l'existence y était comprise en même façon qu'il est compris en celle d'un triangle, que ses trois angles sont égaux à deux droits. » Il la reprend et la développe dans la cinquième Méditation. Il remarque qu'en notre intelligence il y a une foule d'idées de certaines choses qui, quoique peutêtre n'existant pas hors de nous, ne sont pas néant, puisqu'elles sont claires, ni de notre invention puisqu'elles ont leurs vraies et immuables natures. Telles sont les propriétés du triangle qui n'existent peut-être pas hors de ma pensée, mais que je n'ai pas inventées, puisqu'elles existent en dépit de moi. On ne peut dire que cette idée de triangle nous vienne par les sens, car y eût-il quelque vraisemblance dans cette opinion à l'égard du triangle, il n'y en aurait aucune à l'égard d'une infinité d'autres figures plus compliquées dont nous concevons cependant clairement les propriétés et qu'on pourrait prendre également pour exemples. Mais si je puis tirer de ma pensée l'idée de quelque chose, tout ce que je reconnais clairement appartenir à cette chose lui appartient en effet, et

« PreviousContinue »