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à elle-même et affaiblie. La lutte fut vive entre Aristote, qui pendant si longtemps avait seul régné, et Platon rapporté de Constantinople et expliqué par les Grecs fuyant devant Mahomet; elle ne le fut pas moins entre les partisans exclusifs des divers interprètes d'Aristote. Quel n'avait pas été l'étonnement des érudits du XVe siècle, quand ils s'avisèrent de comparer le texte original d'Aristote, avec les traductions et les commentaires de la scholastique ! « J'ai comparé, disait Politien, l'Aristote grec avec l'Aristote germanique, c'està-dire, ce qu'il y a de plus éloquent avec ce qu'il y a de plus informe et de plus barbare, et j'ai vu avec douleur qu'Aristote n'était pas traduit du grec, mais dénaturé. » De là deux Aristote et une école de péripatéticiens purs opposés aux péripatéticiens de l'école, en Italie et en Allemagne. Le péripatétisme pur italien, qui a pour chef Pomponat et pour principaux théâtres Padoue et Bologne, se distingue par ses hardiesses qu'il met à couvert derrière Aristote. Par une singulière vicissitude, cette prétendue infaillibilité que l'Église venait d'attribuer à Aristote, cette autorité presque sacrée dont elle l'avait revêtu, la voilà retournée contre l'Église elle-même. Pomponat et son école se plaisent à montrer l'incompatibilité des dogmes d'Aristote et de ceux de l'Eglise. Que dit le véritable Aristote? Que l'âme ne peut être immortelle, que Dieu n'est pas une providence, que le monde est éternel, qu'il n'y a point d'anges, point de démons, point de miracles. Pour ne laisser là-dessus aucun doute, Pomponat déploie la plus grande érudition et une ardeur extraordinaire, sauf à déclarer que, comme chrétien, il croit ce qu'il ne peut croire comme philosophe. L'esprit du maître anime les disciples. Son école est une école de laïques, de médecins, d'esprits forts, de libres penseurs, qui mettent de plus en plus en relief cette antithèse inattendue d'Aristote et de l'Église. Par eux, suivant la plainte de Melchior Canus au concile de Trente,

se répandent en Italie les dogmes empestés de la négation de l'immortalité de l'âme et de la providence. En vain protestent-ils qu'ils adorent, comme chrétiens, ce qu'ils brûlent, comme philosophes et péripatéticiens, leurs coups n'en sont pas moins dangereux; ils ébranlent à la fois deux autorités qui s'appuyaient l'une sur l'autre, la théologie et la philosophie scholastique, et par là ils provoquent l'esprit humain à une recherche plus approfondie et plus indépendante de la vérité.

Mais, quelle que soit la hardiesse de ces péripatéticiens purs d'Italie dans la première moitié du XVIe siècle, ils n'osent cependant s'affranchir de l'autorité des anciens; et s'ils attaquent la scholastique, c'est encore au nom d'Aristote, et non pas à celui de la raison. C'est aussi avec Aristote et au nom d'Aristote que Mélanchton fonde une philosophie nouvelle, à la place de la scholastique, dans les universités protestantes d'Allemagne. Mais le péripatétisme renouvelé par Mélanchton, présente d'autres caractères que celui de Pomponat. Sous l'influence de la réforme, Mélanchton s'efforce d'unir, au lieu d'opposer, la raison et la foi, et, en cas d'inconciliable opposition, c'est Aristote qu'il sacrifie. Le nouveau péripatétisme allemand se distingue encore par un certain éclectisme et par des emprunts à Platon, surtout en morale. Cependant, quel que soit le progrès de la réforme philosophique de Mélanchton par rapport à la scholastique, elle n'eut pas pour résultat le complet affranchissement de la raison humaine, et elle prolongea, même en Allemagne, l'empire d'Aristote plus longtemps qu'en aucun autre pays de l'Europe.

Mais, d'un autre côté, le péripatétisme italien, en mettant Aristote en opposition avec l'Eglise, a permis de l'attaquer avec impunité et succès par tous ceux qui ne veulent pas plus de l'Aristote pur que de celui de la scholastique. Ainsi, Patricius, au nom de la foi, supplie le pape et les théologiens d'abolir Aristote et de mettre à sa place son rival Pla

ton, plus ou moins altéré par un mélange du néoplatonisme et des prétendues doctrines de Zoroastre, d'Hermès, des Chaldéens et des Egyptiens. Cette même passion, qui aveugle Patricius en faveur de la prétendue authenticité de ses auteurs de prédilection, l'éclaire dans la critique de l'authenticité des ouvrages d'Aristote. Au milieu des combats du platonisme et du péripatétisme, la passion elle-même avait engendré un commencement de critique, et déjà l'ordre et l'authenticité de plusieurs ouvrages d'Aristote avaient été mis en question par F. Pic de la Mirandole. La discussion se continua, sans faire beaucoup de progrès jusqu'à Patricius qui, le premier, réunit et discute tous les textes relatifs à la question et pose quelquesunes des vraies règles de cette critique, quoique, dans sa haine contre Aristote, il aboutisse lui-même à cette fausse conclusion, que de tous ses ouvrages, trois ou quatre seulement, qui sont les moins importants, portent le caractère de l'authenticité. Quel plus rude coup pour l'autorité presque sacrée d'Aristote que cette discussion sur l'authenticité de ses ouvrages?

Ce n'est pas seulement sous l'étendard de Platon, mais sous ceux de Parménide, d'Anaxagore, de Démocrite, de Zénon, d'Epicure et de Cicéron, qu'on marcha contre Aristote. Dans ce retour des esprits vers les monuments originaux de l'antiquité, toutes les écoles de l'ancienne Grèce semblèrent, l'une après l'autre, ressusciter. Bernardino Telesio, le précurseur de Bacon, le promoteur de la philosophie de la nature, le fondateur de cette académie télésienne qui est l'antécédent des grandes académies scientifiques que devaient organiser Descartes et Leibnitz, n'ose cependant pas attaquer Aristote en son propre nom, et abrite ses doctrines sous l'autorité de la physique de Parménide. C'est au nom de Zénon, de Sénèque et d'Epictète que Juste Lipse proteste contre la scholastique et la morale d'Aristote. Sébastien Basson, Chrysostôme Magnen entreprennent de faire revivre Démocrite vers la fin du XVIe siècle. Guillermet

de Bérigard, qui fut longtemps professeur en Italie, n'osant attaquer de front Aristote, qu'il est chargé d'enseigner, s'attache à développer et à justifier les opinions de ceux qu'il a attaqués et réfutés, principalement les doctrines des Ioniens et d'Anaxagore. Ainsi procède encore Gassendi lui-même renouvelant Epicure pour mettre sa propre doctrine sous l'autorité d'un ancien. Ce singulier retour aux philosophes anciens, à la veille même de la fin de leur règne, n'était pas un travail de pure érudition, une simple étude historique de la philosophie grecque, mais, avant tout, une œuvre d'opposition contre la scholastique.

Ce n'est pas seulement aux idées, mais aussi à la forme barbare de la scholastique, que les érudits de la renaissance firent la guerre avec l'antiquité renouvelée, et le discrédit de la forme vint encore rejaillir sur le fond. Quel ne fut pas l'enthousiasme des lettres du XVe siècle pour les chefs-d'œuvre de Rome, la plupart retrouvės à cette époque, et pour les chefs-d'œuvre d'Athènes qu'expliquaient à l'Italie les réfugiés de Constantinople! L'admiration pour la forme antique, et particulièrement pour la langue de Cicéron, n'eut point de bornes. Chacun s'appliqua à l'imiter et à la reproduire. On vit même cette imitation,souvent déplacée et trop minutieuse, dégénérer en une sorte de fétichisme, et il n'est pas besoin de rappeler ici les excès et les ridicules des cicéroniens du XVIe siècle. Cependant, cette espèce de culte pour la langue et pour la grammaire avait alors une portée qu'il n'eut et qu'il n'aura peut-être jamais à aucune autre époque de l'histoire philosophique et littéraire du monde. L'amour de la belle langue de Cicéron, le dégoût des formes barbares de l'école, achevèrent de ruiner la scholastique dans l'esprit de tous les lettrés de la renaissance. « Que dirai-je, s'écrie Nizolius, de cette immensité de termes barbares et inouïs jusqu'à ce jour dont les dialecticiens latins ont souillé la philosophie par leur ignorance des choses et leur inhabileté dans

l'art de parler? Quel est celui qui a un peu fréquenté les écoles de ces philosophâtres et n'a pas entendu cent fois parler de potentialités, de quiddités, d'entités, d'eccéités, d'universalités, de formalités, de matérialités et de mille autres termes semblables? >> Les élégances latines recueillies avec tant de soin par les érudits du XV et du XVIe siècle, étaient autant de condamnations de la langue grossière et barbare de la scholastique. La grammaire elle-même était donc alors, en quelque sorte, révolutionnaire, elle conduisait au dégoût du fond par le dégoût de la forme. Aussi le mépris de la scholastique estil un caractère commun des érudits et des philologues du XVe et du XVIe siècle. Dans leur commerce intime avec les anciens, ils se pénètrent de cet esprit d'indépendance qui avait animé autrefois les anciens eux-mêmes, ils apprennent à rougir des habitudes serviles de l'école, et ils hâtent de leurs vœux et de leurs travaux une réforme, non seulement dans la langue, mais dans la philosophie, dans la politique et dans la religion ellemême.

On peut comparer les limites où d'abord s'enferme la réforme philosophique avec celles de la réforme religieuse. La réforme religieuse se rattache aussi au travail philologique du XVe siècle par l'interprétation directe et la discussion des textes originaux, latins, grecs et hébraïques, qui en est le point de départ et le fondement. Les réformés opposent l'église primitive à l'église romaine, les textes originaux à la Vulgate, comme, au même temps, les philosophes opposent le péripatélisme, pur au péripalétisme altéré de la scholastique, et l'Aristote d'Athènes à l'Aristote des cloîtres et des universités du moyen-âge. Si la réforme proclame le libre examen, elle le restreint dans les limites de l'interprétation vraie des écritures, comme la philosophie dans celle d'Aristote. Si elle attaque l'autorité, ce n'est qu'en lui opposant une autre autorité, et c'est avec des textes qu'elle combat des textes, de

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