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dit-il dans sa Réponse à Voëtius, comme vous vous engagez à le prouver, que je ne comprends pas les termes de la philosophie péripatéticienne, peu m'importerait assurément, car ce serait plutôt une honte à mes yeux d'avoir donné à cette étude trop de soins et d'attention (1). » Il affecte le même mépris pour toutes les études historiques et pour les langues. « Il n'est pas plus, dit-il, du devoir d'un honnête homme de savoir le grec et le latin, que le suisse ou le bas-breton, ni l'histoire de l'empire germano-romanique, que celle du plus petit état qui se trouve en Europe (2). » Sorbière rapporte que, se trouvant près de la reine Christine, pendant qu'Isaac Vossius lui donnait une leçon de grec, il avait pris la libertė de lui dire qu'il s'étonnait que sa majesté s'amusát à ces bagatelles, que pour lui, îl en avait appris tout son saoûl dans le collège étant petit garçon, mais qu'il se savait bon gré d'avoir tout oublié lorsqu'il était parvenu à l'âge de raisonnement (3). « Savoir le latin, disait-il encore, est-ce donc en savoir plus que la fille de Cicéron au sortir de nourrice? >>

Qu'on ne lui parle pas de ce qu'ont pensé d'autres hommes avant lui, car il veut ignorer, répond-il à Gassendi, si jamais d'autres hommes ont existé (4). A l'en croire, n'eût-il jamais rien lu, il n'en aurait pas moins pensé et écrit tout ce qu'il a pensé et tout ce qu'il a écrit. Montrant à un de ses visiteurs en Hollande des animaux qu'il avait disséqués, il lui disait : « Voilà mes livres. » Ce mépris de l'histoire et de l'èru

(1) Ed. Cousin, tome XI, p. 2.

(2) Ibid., 341. Recherche de la vérité par la lumière naturelle.

(3) Baillet, Vie de Descartes, 2e partie, p. 396.

(4) « Vous devriez vous souvenir que vous parlez à un esprit tellement détaché des choses corporelles, qu'il ne sait pas même si jamais il n'y a eu aucuns hommes avant lui, et qui partant ne s'émeut pas beaucoup de leur autorité. » (Rép. à Gassendi.)

dition a passé du maître aux disciples. La philosophie du XVIIIe siècle l'a reçu comme un héritage de la philosophie du XVIIe. Il appartenait à notre époque de remettre en honneur les consciencieuses et impartiales études de l'histoire en général et en particulier de l'histoire de la philosophie. Assurément ce mépris des anciens, mis à la mode par Descartes, fut singulièrement injuste et aveugle; mais il a été favorable à la liberté philosophique qu'enchaînait un respect superstitieux ou une admiration excessive pour l'antiquité, et il a été l'antécédent, peut-être la condition du développement de l'idée de la perfectibilité. De ce mépris des anciens est née la querelle des anciens et des modernes ; et dans la querelle des anciens et des modernes s'est développée l'idée de la perfectibilité. Nous verrons plus tard que les premiers qui l'ont nettement formulée, Perrault, Fontenelle et Terrasson, appartenaient à l'école de Descartes, à qui il faut en faire honneur, et non pas à la philosophie du XVIIIe siècle.

Cependant Voltaire exagère plaisamment l'ignorance de Descartes, quand il lui fait dire : « N'ayant jamais rien lu, pas même l'Evangile (1). » D'un autre côté, Huet et Vico tombent dans une exagération contraire quand ils lui attribuent une grande érudition qu'il aurait dissimulée pour cacher de nombreux larcins à l'antiquité, et se donner faussement les airs d'un novateur et d'un inventeur. Descartes n'était ni un érudit, ni un ignorant. Il est vrai qu'il aimait mieux lire dans le grand livre de la nature que dans ceux des hommes, mais il n'était pas et il ne pouvait pas être étranger à tout le passé de la science. N'avait-il pas appris au collège de La Flèche ce qu'on enseignait alors de philosophie, n'avaitil pas dû connaître Aristote et saint Thomas que suivaient

(1) Des systèmes et des cabales.

les Jésuites? Baillet va jusqu'à dire que saint Thomas était son auteur favori, en ajoutant, il est vrai, que c'est l'unique théologien qu'il eût jamais voulu étudier (1). Enfin, de son propre aveu, Descartes avait beaucoup lu, au moins étant au collège « J'avais parcouru tous les livres traitant des sciences qu'on estime les plus curieuses et les plus rares qui m'étaient tombés dans les mains (2). »

A ce mépris du passé, Descartes joint une confiance en ses propres forces qui est un caractère non moins général de tous les grands révolutionnaires. Il prétend philosopher comme si jamais personne n'avait philosophé avant lui, rien n'a été fait jusqu'à lui, tout demeure à faire, voilà ce qu'il déclare dans les premières pages du Discours de la Méthode, et il termine les Principes en disant : « Qu'il n'y a aucun phénomène en la nature qui ne soit compris en ce qui a été expliqué dans ce traité. » C'est-à-dire qu'il ne laisse plus rien à faire. De là cette disposition à méconnaître les découvertes et le génie de ses prédécesseurs et de ses contemporains, même de Galilée, auquel il n'accorde que le médiocre éloge d'avoir philosophé un peu mieux que le vulgaire.

Mais à l'audace de l'entreprise et de la pensée, il ajoute la prudence et les sages ménagements qui en assurent le succès. Il faut remarquer le rare esprit de conduite, la connaissance du cœur humain dont il fait preuve dans les conseils qu'il donne à son fougueux disciple Rėgius. Je cite la recommandation de ne jamais proposer d'opinions nouvelles comme nouvelles, et de se contenter d'employer les raisons nouvelles

(1) Il paraît, en effet, avoir entièrement ignoré saint Augustin, malgré les analogies de sa doctrine. Ce sont des critiques bienveillants ou des disciples qui lui ont appris ces analogies et révélé l'avantage qu'il pourrait en tirer contre ses adversaires.

(2) Discours de la Méthode, 1re part.

avec les moyens de les faire goûter : « Qu'était-il nécessaire que vous allassiez rejeter si publiquement les formes substantielles et les qualités réelles? Ne vous souveniez-vous pas que j'avais déclaré en termes exprès dans mon Traité des météores que je ne les rejetais pas et que je ne prétendais pas les nier, mais seulement qu'elles n'étaient pas nécessaires pour expliquer ma pensée et que je pouvais sans elles faire comprendre mes raisons? » S'il évite de paraître novateur en métaphysique, à plus forte raison en politique et en religion, soit dans l'intérêt de son propre repos, soit dans celui du succès de sa doctrine. De là ce reproche de quelques-uns de ses adversaires de tenir plus encore au repos de sa personne qu'à la gloire et à la vérité. Dans le Discours de la Méthode, il proteste contre toute pensée de réforme politique ou religieuse. Il remarque bien des difficultés à réformer son esprit, << mais elles ne sont pas comparables à celles qui se trouvent en la réformation des moindres choses qui touchent le public. » Il ne veut pas qu'on le confonde avec ces humeurs brouillonnes et inquiètes qui n'étant pas appelées ni par leur naissance, ni par leur fortune au maniement des affaires publiques ne laissent pas d'y faire en idée quelque nouvelle réformation; «<et si je pensais qu'il y eût la moindre chose en cet écrit par laquelle on pût me soupçonner de cette folie, je serais très marri qu'il fût publié. »

Aussi, la première règle de sa morale par provision est-elle d'obéir aux lois et aux coutumes de son pays, en retenant constamment la religion suivant laquelle Dieu lui a fait la grâce d'être instruit dès son enfance. S'il proteste contre toute pensée de réformation dans l'Etat, plus vivement encore protestet-il contre toute pensée de réformation dans l'Église. J'ai la religion du roi ou j'ai la religion de ma nourrice, voilà ce qu'il se contente de répondre au théologien réformé Revius, qui le presse d'examiner avec autant d'application les fondeDescartes but let out

ments de sa religion que ceux de la philosophie (1).De la réprobation universelle, dans laquelle il enveloppe d'abord toutes les sciences, il a bien soin d'excepter la théologie en même temps que les mathématiques: « Je révérais, dit-il, notre théologie et je prétendais autant qu'aucun autre à gagner le ciel, mais ayant appris, comme chose très assurée que le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements et je pensais que pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d'être plus qu'homme (2). » Tout d'abord il met à l'écart de son doute méthodique les vérités de la foi, et il les enferme à part comme en une arche sainte (3). Par le même motif, il se refuse à traiter expressément ni de l'immortalité de l'âme, ni de son état dans la vie future, ni même de pures questions de morale. Il écrit à M. Chanut : « Messieurs les régents sont si animés contre moi à cause des innocents principes de physique, et si en colère de ce qu'ils n'y trouvent aucun prétexte pour me calomnier, que si je traitais après cela de la morale, ils ne me laisseraient aucun repos.>> C'est aux docteurs et aux doyens de la sacrée Faculté de théologie de la Sorbonne qu'il dédie ses Méditations. A la première nouvelle de la condamnation de Galilée, il se hâte de suspendre et de supprimer son grand ouvrage du Monde écrit en français, et déjà presque achevé, auquel il travaillait depuis plusieurs années. Il n'en laissa subsister que quelques fragments, qui furent publiés quelques années après sa mort,

(1) Baillet, p. 433.

(2) Discours de la Méthode, 1re partic.

(3) Ibid., 3o partie.

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