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prima universali scientia, tel est le titre de son principal ouvrage. Mais en quoi consiste cette science par excellence? A montrer qu'on ne sait rien, qu'on ne peut rien savoir, quod nihil scitur. Quoique écrit en latin, cet ouvrage n'a pas la forme scholastique, le ton en est léger, spirituel et railleur. Quid? voilà la devise de Sanchez, voilà son premier et son dernier mot; Nihil scitur, voilà son principe et sa conclusion. Soit qu'il considère l'objet de la connaissance, la variété infinie et l'enchaînement des choses, soit la connaissance ellemême qui porte tout entière sur le témoignage trompeur des sens, soit le sujet de la connaissance avec l'imperfection des organes, partout il découvre d'invincibles obstacles à la pos-session de la vérité et de la certitude. Quo magis cogito, magis dubito, voilà le résultat de tous ses efforts pour la découverte de la vérité. A ces sceptiques, il faut ajouter Lamothe Levayer, qui a vécu jusqu'à la fin du XVIIe siècle, mais dont le grand ouvrage sceptique, les Dialogues d'Orasius Tubero, est antérieur de quelques années au Discours de la Méthode (1). Le scepticisme de Lamothe Levayer se rattache donc encore au mouvement philosophique du XVIe siècle. Comme Montaigne avec moins d'esprit, mais avec plus d'érudition, il se plaît à opposer les coutumes, les mœurs, les opinions des hommes pour en conclure qu'il n'y a rien de certain ni dans la science ni dans la morale. Il pousse même jusqu'au cynisme, sous la prudente réserve de la foi, le scepticisme moral. Tous ces sceptiques s'accordent sur le principe qu'il n'y a pas d'idée qui ne vienne des sens et professent l'empirisme. Le scepticisme ne s'allie-t-il pas en effet naturellement à une métaphysique qui nie tout principe absolu de connaissance et de certitude?

(1) Voir la thèse de M. Etienne, qui prouve que les Dialogues d'Orasius Tubero sont de 1632 ou 1633, et non pas de 1670, comme l'ont supposé la plupart des historiens de la littérature et de la philosophie.

Mais Bacon n'a-t-il pas précédé Descartes, et dans plus d'une histoire de la philosophie ne partage-t-il pas avec lui l'honneur du titre de père de la philosophie moderne? Il nous semble que Bacon ne mérite pas un si grand honneur, et qu'il ne peut soutenir la comparaison avec Descartes ni par le génie, ni par l'influence, ni comme métaphysicien, ni comme physicien, ni comme chef d'école. Dans ce qu'on appelle la philosophie de Bacon, je cherche en vain quelque chose qui mérite le nom de métaphysique, c'est-à-dire, un enchaînement de principes et de conséquences sur Dieu, l'homme et la nature. Bacon n'estime et ne connaît d'autré philosophie que la philosophie de la nature, et par métaphysique il n'entend que la recherche des essences ou des principes des propriétés matérielles des choses, c'est-à-dire, une sorte de complément de la physique. Aussi quelle n'est pas la faiblesse, la confusion des rares aperçus sur Dieu et sur l'homme qu'on rencontre dans la classification du De Augmentis ! Il croit que l'homme ne se connaît lui-même que par un rayon réfléchi, et ainsi i méconnaît la nature de l'observation interne. Il admet deux âmes, l'une sensible et matérielle, l'autre intelligente. Cette âme intelligente est-elle aussi matérielle, ou bien est-elle spirituelle? Bacon ne veut pas trancher la question, mais il lui semble que les recherches sur la nature de cette ame sont fort peu avancées, et que cette étude est plutôt du domaine de la théologie que de la philosophie. Que nous sommes loin de Descartes, pour la théologie naturelle, il renvoie à la Bible, n'y voyant que des lacunes ou bien des empiètements sur la foi. Je lui conteste même le titre de chef de l'école sensualistequ'on lui donne le plus ordinairement en regard de Descartes chef de l'école idéaliste. Descartes peut se vanter de la plus belle et de la plus forte lignée philosophique, mais Bacon n'en a réellement engendré aucune, et ce n'est qu'après coup et d'une manière, pour ainsi dire, artificielle qu'on en a fait le

chef d'une grande école philosophique. Qu'est-ce que le sensualisme? Une certaine solution de la question de l'origine des idées; or Bacon ne s'est pas même posé cette question. Un vague empirisme qui se manifeste par un certain nombre de passages suspects et surtout par la préoccupation exclusive de la réalité sensible, voilà l'unique lien qui rattache Bacon à l'école sensualiste du XVIIe et du XVIIIe siècle. La philosophie du XVIIIe siècle en a fait son père adoptif pour se placer sous le patronage d'un grand nom, mais je nie qu'il en soit le père naturel. C'est à Hobbes en Angleterre, c'est à Gassendi en France, et non à Bacon, qu'appartient le titre de chef de l'école sensualiste.

Mettrons-nous donc Bacon en parallèle avec Descartes comme physicien et comme inventeur d'une méthode scientifique? Il est vrai qu'il a donné de sages et d'utiles préceptes pour une observation attentive des phénomènes, pour l'induction des causes et des lois. Mais de quelle vue nouvelle a-t-il éclairé l'ensemble de la nature, et de quel instrument nouveau a-t-il armé l'esprit pour l'aider à y pénétrer plus avant? Quelle branche des sciences physiques porte la trace évidente d'une direction forte et spéciale imprimée par Bacon? Doit-on donc compter comme ses disciples tous ceux qui ont observé et fait des expériences, sous le prétexte qu'il a prescrit d'observer et de faire des expériences, comme si on n'avait pas observé et fait de grandes découvertes avant Bacon ? Ajoutons qu'il s'est trompé sur le but de la science et qu'en le plaçant dans la transmutation des essences, il la ramenait à l'alchimie et à la pierre philosophale. S'il a décrit et recommandé l'observation, il n'a pas même soupçonné l'instrument plus puissant du calcul, ni la fécondité de l'union des mathématiques avec la physique. Non seulement il ignorait, mais il méprisait les mathématiques, et, toute sa vie, il a dédaigneusement repoussé le système de Copernic, quoiqu'il

eût été démontré et défendu avec un grand éclat par Bruno à Londres et à Oxford, et quoique déjà il eût reçu des découvertes de Keppler une éclatante confirmation. Si donc le successeur ou le contemporain des Tartaglia, des Cardan, des de Viète, des Copernic, des Tycho-Brahé, des Keppler, des Galilée s'est cru au milieu des ténèbres, c'est que ses yeux n'ont pas su voir la lumière. Bacon, plus encore que Descartes, fut injuste à l'égard de ses prédécesseurs et de ses contemporains, et sans avoir l'excuse de la grandeur de ses propres découvertes.

Bacon ne le cède pas moins à Descartes par l'influence que par le génie. Il semble à peine avoir été connu des savants et des philosophes qui sont venus immédiatement après lui, même dans sa patrie. Parmi ceux qui ont un nom illustre, je ne connais, au XVIIe siècle, que Gassendi qui l'admire. A peine Descartes en fait-il mention dans trois ou quatre passages de ses lettres. Son nom ne se trouve pas dans les ouvrages de Newton, il n'est qu'une seule fois dans Locke, et encore n'est-il pas cité comme philosophe, mais comme historien. Un de ses grands admirateurs du XVIIIe siècle, Condorcet, est obligé d'avouer que son influence a été nulle sur la marche des sciences.

Cependant nous ne voulons pas, comme M. de Maistre, rabaisser injustement Bacon. Bacon est pour nous plus qu'un bel esprit, c'est un grand esprit. Nous admirons la sagacité de la plupart de ses critiques et de ses préceptes, nous admirons ses justes indications des Desiderata que la science doit combler, et des pays qui demeurent à découvrir sur la carte du globe intellectuel. Bacon est, pour ainsi dire, le prophète inspiré des merveilles de la science et de l'industrie moderne et de l'amélioration par leurs progrès des conditions d'existence de l'humanité en ce monde. Comment ne pas être frappé de cet amour si vif, de cet enthousiasme si sincère pour la science

qui anime toutes les pages brillantes qu'il a écrites? Mais nous ne pouvons reconnaître en lui un génie créateur du premier ordre, ni le placer à côté de Descartes. Il est sans doute bien au-dessus de Telesio et de Campanella, mais par le vague et la confusion de ses idées en métaphysique, et même par quelques-unes de ses vues sur le but de la science et sur la transmutation des essences, Bacon est encore un philosophe de la renaissance plutôt qu'un des pères de la philosophie moderne.

Tel était donc l'état de la philosophie antérieurement à Descartes, et tels étaient les fruits du mouvement philosophique du XVIe siècle. A ne considérer que ces fruits, il faudrait en porter un jugement sévère; aussi, si la philosophie de la renaissance a bien mérité de la philosophie moderne, c'est pour avoir brisé les lourdes et antiques chaînes de l'autorité, et non pour ses doctrines. Par là seulement les philosophes de la renaissance ont droit à notre admiration et à notre reconnaissance. Pour la conquête de cette indépendance, que n'ont-ils pas bravé, que n'ont-ils pas souffert ? Aristote et l'église, l'exil, la prison, le martyre! Voici en quels traits énergiques et vrais l'un d'entre eux, Pomponat, à dépeint la tragique destinée du philosophe de la renaissance : << Le philosophe, dit-il, est semblable à Prométhée, la soif de la vérité le consume, il est honni de tous comme un insensé, les inquisiteurs le persécutent, il sert de spectacle au peuple, et voilà les avantages et les récompenses de la philosophie.»> Qu'els traits Pomponat n'aurait-il pas ajoutés à ce tableau, s'il avait connu la vie et la mort de Ramus, Giordano Bruno, Campanella et Vanini?

Tel est bien le portrait des philosophes du XVIe siècle. En vrais chevaliers errants de la philosophie, ils vont d'université en université, rompant des lances contre Aristote. Poursuivis de ville en ville par la terrible accusation d'impiété et d'athéisme, ils n'ont point de demeure fixe sur la terre. Pour assouvir

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